"Qu'est‑ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont‑ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons‑nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. […]
Ce qui m'apparaît maintenant avec la clarté de l'évidence, c'est que ni l'avenir, ni le passé n'existent. Ce n'est pas user de termes propres que de dire : « Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir. » Peut-être dirait-on plus justement : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition directe ; le présent de l'avenir, c'est l'attente. Si l'on me permet de m'exprimer ainsi, je vois et j'avoue qu'il y a trois temps, oui, il y en a trois.
Que l'on persiste à dire : « Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir », comme le veut un usage abusif, oui, qu'on le dise. Je ne m'en soucie guère, ni je n'y contredis ni ne le blâme, pourvu cependant que l'on entende bien ce qu'on dit, et qu'on n'aille pas croire que le futur existe déjà, que le passé existe encore. Un langage fait de termes propres est chose rare : très souvent nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire."
Augustin d'Hippone, Confessions, 397-401, Livre onzième, chapitre 14 et 20, tr. fr. Joseph Trabucco, GF, 1964, p. 264 et 269-270.
"On voit assez de là qu'il y a des mots incapables d'être définis ; et si la nature n'avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu'elle a donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu'on en use avec la même assurance et la même certitude que s'ils étaient expliqués d'une manière parfaitement exempte d'équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l'art nous acquiert par nos explications.
Ce n'est pas que tous les hommes aient la même idée de l'essence des choses que je dis qu'il est impossible et inutile de définir.
Car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra définir ? Et pourquoi l'entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu'on veut dire en parlant de temps, sans qu'on le désigne davantage ? Cependant il y a bien de différentes opinions touchant l'essence du temps. Les uns disent que c'est le mouvement d'une chose créée ; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n'est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous : ce n'est simplement que le rapport entre le nom et la chose ; en sorte qu'à cette expression, temps, tous portent la pensée vers le même objet ce qui suffit pour faire que ce terme n'ait pas besoin d'être défini, quoique ensuite, en examinant ce que c'est que le temps, on vienne à différer de sentiment après s'être mis à y penser ; car les définitions ne sont faites que pour désigner les choses que l'on nomme, et non pas, pour en montrer la nature.
Ce n'est pas qu'il ne soit permis d'appeler du nom de temps le mouvement d'une chose créée ; car, comme j'ai dit tantôt, rien n'est plus libre que les définitions. Mais, en suite de cette définition, il y aura deux choses qu'on appellera du nom de temps : l'une est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par ce terme ; l'autre sera le mouvement d'une chose créée, car on l'appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle définition. Il faudra donc éviter les équivoques, et ne pas confondre les conséquences. Car il ne s'ensuivra pas de là que la chose qu'on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d'une chose créée. Il a été libre de nommer ces deux choses de même ; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom.
Ainsi, si l'on avance ce discours : « Le temps est le mouvement d'une chose créée » ; il faut demander ce qu'on entend par ce mot de temps, c'est-à-dire si on lui laisse le Sens ordinaire et reçu de tous, ou si on l'en dépouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d'un chose créée. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une définition libre, ensuite de laquelle, comme j'ai dit, il y aura deux choses qui auront ce même nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu'on prétende néanmoins que ce qu'on entend par ce mot soit le mouvement d'une chose créée, on peut contredire. Ce n'est plus une définition libre, c'est une proposition qu'il faut prouver, si ce n'est qu'elle soit très évidente d'elle-même ; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une définition, parce que dans cette énonciation on n'entend pas que le mot de temps signifie la même chose que ceux-ci, le mouvement d'une chose créée ; mais on entend que ce que l'on conçoit par le terme de temps soit ce mouvement supposé.
Si je ne savais combien il est nécessaire d'entendre ceci parfaitement, et combien il arrive à toute heure, dans les discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles à celle-ci que j'ai donnée en exemple, je ne m'y serais pas arrêté. Mais il me semble, par l'expérience que j'ai de la confusion des disputes, qu'on ne peut trop entrer dans cet esprit de netteté, pour lequel je fais tout ce traité, plus que pour le sujet que j'y traite.
Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir défini le temps quand ils ont dit que c'est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et néanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une définition. Combien y en a-t-il de même qui croient avoir défini le mouvement quand ils ont dit : Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s'ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n'est pas une définition, mais une proposition ; et confondant ainsi les définitions qu'ils appellent définitions de nom, qui sont les véritables définitions libres, permises et géométriques, avec celles qu'ils appellent définitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes à contradiction, ils s'y donnent la liberté d'en former aussi bien que des autres ; et chacun définissant les mêmes choses à sa manière, par une liberté qui est aussi défendue dans ces sortes de définitions que permise dans les premières, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes et s'égarent dans des embarras inexplicables.
On n'y tombera jamais en suivant l'ordre de la géométrie. Cette judicieuse science est bien éloignée de définir ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-même. Mais, hors ceux-là, le reste des termes qu'elle emploie y sont tellement éclaircis et définis, qu'on n'a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun ; de sorte qu'en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière naturelle ou par les définitions qu'elle en donne.
Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste à définir les seules choses qui en ont besoin."
Pascal, De l'esprit géométrique, 1658, section I, GF, 1985, p. 72-74.
"Ce qu'est la durée. – Elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses créées en tant qu’elles persévèrent dans leur existence actuelle. D’où il suit clairement qu’entre la durée et l’existence totale d’une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de Raison. Autant l’on retranche à la durée d’une chose, autant on retranche nécessairement à son existence.
Pour déterminer la durée maintenant nous la comparons à la durée des choses qui ont un mouvement invariable et déterminé et cette comparaison s’appelle le temps.
Ce qu’est le temps. – Ainsi le temps n’est pas une affection des choses, mais seulement un simple mode de penser, ou, comme nous l’avons dit déjà, un être de raison ; c’est un mode de penser servant à l’explication de la durée. On doit noter ici, ce qui servira plus tard quand nous parlerons de l’éternité, que la durée est conçue comme plus grande et plus petite, comme composée de parties, et enfin qu’elle est un attribut de l’existence, mais non de l’essence".
Spinoza, Pensées métaphysiques, 1663, tr. fr. Charles Appuhn, GF, p. 349-350.
"Le temps n'est rien d'autre que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition que nous avons de nous-mêmes et de notre état intérieur. Car le temps ne peut être une détermination de phénomènes extérieurs: il n'appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine la relation des représentations dans notre état interne. Et c'est précisément parce que cette intuition interne ne fournit aucune figure que nous cherchons à parer à ce manque par des analogies et que nous représentons la suite du temps par une ligne prolongée à l'infini, dans laquelle le divers constitue une série qui ne possède qu'une dimension, et que nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps, à cette seule exception près que les parties de la première sont simultanées, alors que celles du second sont toujours successives. Par quoi s'éclaire aussi que la représentation du temps lui-même est une intuition, dans la mesure où toutes ses relations se peuvent exprimer à l'aide d'une intuition externe.
Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L'espace, en tant qu'il constitue la forme pure de toute intuition externe, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes extérieurs. En revanche, puisque routes les représentations, qu'elles aient ou non des choses extérieures pour objets, appartiennent néanmoins en elles-mêmes, comme déterminations de l'esprit, à l'état interne, tandis que cet état interne, soumis qu'il est à la condition formelle de l'intuition interne, appartient par conséquent au temps, le temps est une condition a priori de tout phénomène en général, et plus précisément la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et par là-même aussi, de façon médiate, celle des phénomènes extérieurs. Si je peux dire a priori : tous les phénomènes extérieurs sont dans l'espace et sont déterminés a priori selon les rapports spatiaux, je peux à partir du principe du sens interne dire de manière tout à fait universelle: tous les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets des sens, sont dans le temps et se trouvent soumis de façon nécessaire à des rapports temporels."
Kant, Critique de la raison pure, 1787, Flammarion, GF , tr. fr. Alain Renaut, 200l, p. 128-129.
"Ce Temps unique auquel nous croyons tous et dans lequel chaque événement est précisément daté, cet Espace unique dans lequel chaque chose a sa position, sont des notions abstraites qui unifient à merveille le monde. Mais, sous leur forme achevée de concepts, qu'elles sont loin des expériences vagues et chaotiques que sont les expériences du temps et de l'espace des hommes ordinaires ! Tout ce qui nous arrive nous vient avec sa propre durée et sa propre étendue entourées d'une vague marge de «plus » qui déborde sur la durée et l'étendue de la chose à venir. Mais très vite nous perdons nos repères précis. Ce ne sont pas seulement les enfants qui ne font pas de distinction entre hier et avant-hier, tout le passé se trouvant rejeté pêle-mêle en une masse confuse, il en va en effet de même pour nous, adultes, quand il s'agit de vastes périodes. C'est la même chose pour les espaces. Sur une carte, je peux clairement situer Londres, Constantinople ou Pékin par rapport à l'endroit où je me trouve ; mais dans la réalité, je suis totalement incapable de ressentir les faits que la carte représente symboliquement. Les directions et les distances sont vagues, confuses et brouillées. L'espace et le temps cosmiques, loin d'être les intuitions que Kant voyait en elles, sont en fait des constructions aussi manifestement artificielles que toutes celles qu'on peut rencontrer dans les sciences. La grande majorité des hommes ne recourent jamais à ces notions, et vivent plutôt dans des temps et des espaces multiples qui se pénètrent les uns les autres, durcheinander."
William James, Le Pragmatisme, 1907, Leçon V, tr. fr. Nathalie Ferron, Champs classiques, 2011, p. 208-209.
"That one Time which we all believe in and in which each event has its definite date, that one Space in which each thing I has its position, these abstract notions unify the world incomparably; but in their finished shape as concepts how different they are from the loose unordered time-and-space experiences of natural men! Everything that happens to us brings its own duration and extension, and both are vaguely surrounded by a marginal 'more' that runs into the duration and extension of the next thing that comes. But we soon lose all our definite bearings; and not only do our children make no distinction between yesterday and the day before yesterday, the whole past being churned up together, but we adults still do so whenever the times are large. It is the same with spaces. On a map I can distinctly see the relation of London, Constantinople, and Pekin to the place where I am; in reality I utterly fail to feel the facts which the map symbolizes. The directions and distances are vague, confused and mixed. Cosmic space and cosmic time, so far from being the intuitions that Kant said they were, are constructions as patently artificial as any that science can show. The great majority of the human race never use these notions, but live in plural times and spaces, interpenetrant and durcheinander."
William James, Pragmatism, 1907, Lecture V, Harvard University Press, 2000, p. 87.
"Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l'instant et suspendue entre deux néants. Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d'abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d'un instant sur un autre pour en faire une durée. L'instant c'est déjà la solitude... C'est la solitude dans sa valeur métaphysique la plus dépouillée. Mais une solitude d'un ordre plus sentimental confirme le tragique isolement de l'instant : par une sorte de violence créatrice, le temps limité à l'instant nous isole non seulement des autres mais de nous‑mêmes, puisqu'il rompt avec notre passé le plus cher. […]
Ce caractère dramatique de l'instant est peut‑être susceptible d'en faire pressentir la réalité. Ce que nous voudrions souligner c'est que dans une telle rupture de l'être, l'idée du discontinu s'impose sans conteste. On objectera peut‑être que ces instants dramatiques séparent deux durées plus monotones. Mais nous appelons monotone et régulière toute évolution que nous n'examinons pas avec une attention passionnée. Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu'une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d'illustrer la discontinuité essentielle du Temps".
Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant, 1932, Éditions Gonthier, Méditation, p. 13-15.
"Quand nous avions encore foi en la durée bergsonienne et que, pour l'étudier, nous nous efforcions d'en épurer et par conséquent d'en appauvrir la donnée, nos efforts rencontraient toujours le même obstacle : nous n'arrivions jamais à vaincre le caractère de prodigue hétérogénéité de la durée. Nous n'accusions naturellement que notre inaptitude à méditer, à nous détacher de l'accidentel et de la nouveauté qui nous assaillaient. Jamais nous n'arrivions à nous perdre assez pour nous retrouver, jamais nous ne parvenions à toucher et à suivre cette coulée uniforme où la durée déroulerait une histoire sans histoires, une incidence sans incidents. Nous aurions voulu un devenir qui fût un vol dans un ciel limpide, un vol qui ne déplaçât rien, auquel rien ne fît obstacle, l'élan dans le vide, bref le devenir dans sa pureté et dans sa simplicité, le devenir dans sa solitude. Que de fois nous avons cherché sur le devenir des éléments aussi clairs et aussi cohérents que ceux que Spinoza puisait dans la méditation de l'être !
Mais devant notre impuissance à trouver en nous-même ces grandes lignes unies, ces grands traits simples par lesquels l'élan vital doit dessiner le devenir, nous étions tout naturellement conduit à chercher l'homogénéité de la durée en nous limitant à des fragments de moins en moins étendus. Mais c'était toujours le même échec : la durée ne se bornait pas à durer, elle vivait ! Si petit que soit le fragment considéré, un examen microscopique suffisait pour y lire une multiplicité d'événements ; toujours des broderies, jamais l'étoffe ; toujours des ombres et des reflets sur le miroir mobile de la rivière, jamais le flot limpide. La durée, comme la substance, ne nous envoie que des fantômes. Durée et substance jouent même, l'une à l'égard de l'autre, en une désespérante réciproque, la fable du trompeur trompé : le devenir est le phénomène de la substance, la substance est le phénomène du devenir.
Pourquoi alors ne pas accepter, comme métaphysiquement plus prudent, d'égaler le temps à l'accident, ce qui revient à égaler le temps à son phénomène ? Le temps ne se remarque que par les instants ; la durée – nous verrons comment – n'est sentie que par les instants. Elle est une poussière d'instants, mieux, un groupe de points qu'un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement."
Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant, 1932, Éditions Gonthier, p. 32-33.
"Qu'est-ce que le temps ? Un mystère ! Sans réalité propre, il est tout-puissant. Il est une condition du monde phénoménal, un mouvement mêlé et lié à l'existence des corps dans l'espace, et à leur mouvement. Mais n'y aurait-il point de temps s'il n'y avait pas de mouvement ? Point de mouvement s'il n'y avait pas de temps ? Interrogez toujours ! Le temps est-il fonction de l'espace ? Ou est-ce le contraire ? Ou sont-ils identiques l'un à l'autre ? Ne vous lassez pas de questionner ! Le temps est actif, il produit. Que produit-il ? Le changement. « À présent » n'est pas « autrefois », « ici » n'est pas « là-bas », car entre les deux il y a mouvement. Mais comme le mouvement par lequel on mesure le temps est circulaire, refermé sur lui-même, c'est un mouvement et un changement que l'on pourrait aussi bien qualifier de repos et d'immobilité ; car l'« alors » se répète sans cesse dans l'« à présent », le « là-bas » dans l'« ici ». Comme, d'autre part, on n'a pu, malgré les efforts les plus désespérés, se représenter un temps fini et un espace limité, on s'est décidé à « penser » le temps et l'espace comme éternels et infinis, apparemment, dans l'espoir d'y réussir, sinon parfaitement, du moins un peu mieux. Mais en postulant ainsi l'éternel et l'infini, n'a-t-on pas logiquement et mathématiquement détruit tout le fini et tout le limité ? Ne l'a-t-on pas relativement réduit à zéro ? Une succession est-elle possible dans l'éternel, et, dans l'infini, une juxtaposition ? Comment mettre d'accord ces hypothèses auxiliaires de l'éternel et de l'infini, avec des concepts comme la distance, le mouvement, le changement, et ne serait-ce que la présence de corps limités dans l'univers ? On peut se le demander."
Thomas Mann, La Montagne magique, 1924, tr. fr. Maurice Betz, Le Livre de Poche, 1991, p. 394.
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