"J'ai donc enseigné que les atomes, parfaits solides,
volent à travers le temps, à jamais invincibles.
Mais dévoilons la suite : leur ensemble est-il limité
ou non ? Et le vide que nous avons découvert,
lieu ou espace en lequel s'accomplit toute chose,
examinons s'il est entièrement fini
ou s'ouvre à l'infini en un gouffre abyssal.
Le Tout, donc, n'est pas fini en aucune direction.
Sinon, il devrait avoir une extrémité.
Or, une extrémité, nulle chose n'en possède
s'il n'est rien au-delà pour la délimiter
en montant où notre vue cesse de la suivre.
Comme il faut admettre que hors de l'ensemble il n'est rien,
le Tout est sans extrémité, donc sans fin ni mesure.
Peu importe la position qu'on y occupe,
de tous côtés, à partir de chaque poste,
on laisse toujours l'Univers infini.
Mais supposons l'Univers comme un espace fini :
si quelqu'un courait jusqu'à ses deux rives extrêmes
pour lancer un javelot, veux-tu que,
brandi avec force, le trait s'envole
au loin et qu'il atteigne son but,
où penses-tu qu'un obstacle puisse l'arrêter ?
oui, c'est l'un ou l'autre, il faut choisir,
nulle échappatoire ni d'un côté ni de l'autre :
l'Univers, tu dois l'admettre s'ouvre à l'infini.
Soit qu'un obstacle, en effet empêche le trait
d'arriver à son but et d'y fixer son terme,
soit qu'il vole en dehors, il n'est point parti de la fin.
Fixe n'importe où les confins de l'Univers,
partout je te poursuivrai avec cette question :
eh bien, qu'en est-il de la flèche ?
Nulle part ne pourra s'établir une fin.
L'espace toujours fuyant toujours s'ouvre à la fuite."
Lucrèce, De la nature, Livre I, v. 951-984, tr. fr. José Kany-Turpin, GF, 1998, p. 105-107.
"Voici alors apparaître l'homme[1] qui a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les étoiles, outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des première, huitième, neuvième, dixième et autres sphères[2] qui auraient pu leur être ajoutées selon de vains mathématiciens et suite à l'aveuglement des philosophes vulgaires : en pleine conformité avec les sens et la raison, c'est lui qui avec les clefs de sa compétence a ouvert par ses recherches ceux des cloîtres de la vérité auxquels nous pouvions avoir accès. Il a mis à nu la nature, que des voiles enveloppaient ; il a donné des yeux aux taupes et rendu la lumière aux aveugles incapables de regarder en face, pour y contempler leur propre image, la multitude des miroirs qui les environnaient de toutes parts ; il a dénoué la langue des muets, qui ne savaient ni n'osaient démêler l'écheveau de leurs pensées ; il a rebouté les boiteux, incapables de parcourir en esprit le chemin inaccessible au corps vil et périssable. Le Soleil, la Lune, les autres astres recensés, il les rend aussi familiers aux hommes que s'ils y avaient élu domicile ; entre les corps que nous voyons au loin et, celui dont nous sommes proches et solidaires, il expose les ressemblances, il établit les différences, il montre en quoi ils sont plus grands ou plus redoutables ; nous forçant enfin à ouvrir les yeux sur la divine mère nourricière qui nous porte sur son dos, après nous avoir tirés de son sein où nous finissons toujours par retourner, il nous interdit de voir en elle un corps inanimé et mort qui ne serait que la lie des substances corporelles. Ainsi avons-nous appris que sur la Lune, ou sur d'autres étoiles, nous n'aurions pas un habitat fort différent de celui-ci, ni même peut-être plus mauvais ; il est également possible qu'existent d'autres corps célestes offrant les mêmes qualités que le nôtre, voire des qualités supérieures, et plus heureusement adaptés aux animaux qu'ils abriteraient. Nous connaissons donc une multitude d'étoiles, d'astres, de divinités, qui par centaines de milliers participent au mystère et à la contemplation de la cause première, universelle, infinie et éternelle. Nous voilà libérés des huit mobiles et moteurs imaginaires, comme du neuvième et du dixième, qui entravaient notre raison. Nous le savons : il n'y a qu'un ciel, une immense région éthérée où les magnifiques foyers lumineux conservent les distances qui les séparent au profit de la vie perpétuelle et de sa répartition. Ces corps enflammés sont les ambassadeurs de l'excellence de Dieu, les hérauts de sa gloire et de sa majesté. Ainsi sommes-nous conduits à découvrir l'effet infini de la cause infinie, la trace vivante et véritable de la vigueur infinie."
Giordano Bruno, Le Souper des cendres, 1584, tr. fr. Y. Hersant, Les Belles Lettres, 1994, p. 46-50.
[1] Il s'agit de Giordano Bruno lui-même.
[2] Ce sont les sphères de l'astronomie médiévale, censées expliquer la position des planètes et remises en cause par Copernic.
"a. FILOTEO. Qu'on le prenne comme on voudra, c'est contre toute raison qu'il est dit que, là où s'arrête l'appréhension de nos sens, se finit et termine l'univers. Car la sensation est une cause à partir de laquelle on infère qu'il y a des corps ; mais son absence, qui peut être due au défaut de la puissance sensitive et non de l'objet sensible, n'est pas suffisante pour porter ne fût-ce que le plus léger soupçon sur la présence des corps. Car si la vérité dépendait d'une semblable qualité sensible, les corps qui paraissent proches et adhérents les uns aux autres le seraient véritablement. Mais nous jugeons que telle étoile, qui semble mineure dans le firmament, et qui est dite de quatrième ou de cinquième magnitude, sera beaucoup plus grande qu'une autre dite de seconde ou de première magnitude ; en jugeant ainsi, le sens se trompe, car il n'a pas le pouvoir de connaître la raison de la plus grande distance. Et nous, parce que nous avons reconnu le mouvement de la Terre, nous savons que ces mondes ne sont pas équidistants de ce monde-ci, et ne sont pas comme sur un déférent.
ELPINO. Vous voulez dire qu'ils ne sont pas comme encastrés dans une même coupole : chose que n'imagineraient pas même des enfants, qui croiraient que si les astres n'étaient pas attachés à la tribune et voûte céleste avec de la bonne colle, ou bien cloués avec des clous très solides, ils nous tomberaient dessus, de la même façon que la grêle tombe de l'air voisin. [...]
b. Quand nous aurons reconnu que l'apparence du mouvement mondain est causé par le vrai mouvement diurne de la Terre (qui se trouve semblablement dans les astres semblables), il n'y aura plus de raison pour nous contraindre d'accepter l'équidistance des étoiles, que le commun des hommes croit clouées et fixées dans une huitième sphère ; et aucun discours ne nous empêchera de connaître que, dans la distance qui nous sépare de ces étoiles innombrables, il y a d'innombrables différences de longueur de rayon. Nous comprendrons que les sphères et les orbes ne sont pas disposés dans l'univers de façon à se comprendre l'un l'autre, le plus petit étant encore et toujours contenu dans le plus grand, à la façon des pelures d'oignon, mais que dans le champ éthéré le chaud et le froid, diffusés par les corps qui sont principalement I'un ou l'autre, en viennent à se tempérer mutuellement suivant divers degrés, au point qu'ils se font principe prochain d'innombrables formes et espèces d'êtres. [...]
c. Pourquoi voulons-nous ou pouvons-nous penser que l'efficace divine soit inactive ? Pourquoi voulons-nous dire que la bonté divine, qui peut se communiquer à une infinité de choses et se diffuser infiniment, voudrait se faire rare et se restreindre à rien (attendu que toute chose finie n'est rien à l'égard de l'infini) ? Pourquoi voulez-vous que ce centre de la divinité, qui peut s'amplifier infiniment en une sphère infinie (si l'on peut ainsi parler), reste stérile, comme jaloux, plutôt que de communiquer sa fécondité, sa parure et sa beauté paternelles ? Et qu'il veuille se communiquer chichement, autant dire pas du tout, plutôt que selon la raison de sa glorieuse puissance et de son être ? Pourquoi la capacité infinie devrait-elle être frustrée, lésée la possibilité de l'infinité des mondes qui peuvent être, compromise l'excellence de l'image divine, qui devrait plutôt resplendir en un miroir sans bords et suivant son mode d'être immense et infini ? Pourquoi devrions-nous soutenir une affirmation qui, une fois exprimée, entraîne tant d'inconvénients et qui, sans aucun bénéfice pour les lois, les religions, la foi ou la moralité, détruit tant de principes philosophiques ? Comment veux-tu que Dieu, quant à la puissance, à l'opération et à l'effet (qui sont en lui la même chose), soit déterminé et pareil à la terminaison de la convexité d'une sphère, plutôt que terminaison interminée (pourrait-on dire) d'une chose interminée ?"
Giordano Bruno, De l'infini, de l'univers et des mondes, Œuvres complètes, vol. IV, trad. J.-P. Cavaillé, Paris, éd. Les Belles Lettres, 1995. p. 172-1 4, 248-250 et 82-84.
"Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que ces astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre, dans la petitesse de son corps, des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible : dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?
Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu'est-ce qu'un homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable.
[…]
De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendre connaître toutes choses. « Je vais parler de tout », disait Démocrite. Mais l'infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d'y arriver, et c'est là où tous ont achoppé. C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, Des principes des choses, Des principes de la philosophie, et aux semblables, aussi fastueux en effet, quoique moins en apparence, que cet autre qui crève les yeux : De omni scibili.
On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde nous surpasse visiblement ; mais, comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder ; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout : il la faut infinie pour l'un et l'autre, et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu'à connaître l'infini. L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre. Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement."
Pascal, Pensée 72 (B), Œuvres complètes, "Bibliothèque de la Pléiade", NRF Gallimard, 1954, p. 1105-1108 (Pensées, édition Brunschvicg, Classiques Garnier, 1961 p. 87-90 ; Pensées, G-F Flammarion, l976, p. 64-66).
"Thèse
Le monde a un commencement dans le temps et il est aussi limité dans l'espace
Preuve
En effet, si l'on admet que le monde n'ait pas de commencement dans le temps, il y a une éternité écoulée à chaque moment donné, et, par suite, une série infinie d'états successifs des choses dans le monde. Or, l'infinité d'une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. Donc, une série infinie écoulée dans le monde est impossible, partant un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence, ce qui était le premier point à démontrer.
Quant au second point, si l'on admet le point de vue contraire, le monde sera un tout infini donné de choses existant simultanément. Or, nous ne pouvons concevoir la grandeur d'un quantum qui n'est pas donné avec des limites déterminées à une intuition qu'au moyen de la synthèse des parties, et la totalité d'un tel quantum que par la synthèse complète ou par l'addition répétée de l'unité à elle-même. Enfin, pour concevoir comme un tout le monde qui remplit tous les espaces, il faudrait regarder comme complète la synthèse nécessaire des parties d'un monde infini, c'est-à-dire qu'il faudrait considérer comme écoulé un temps infini, dans l'énumération de toutes les choses coexistantes, ce qui est impossible. Donc un agrégat infini de choses réelles ne peut pas être considéré comme un tout donné, ni, par conséquent, comme donné en même temps. Donc un monde, quant à son étendue dans l'espace, n'est pas infini, mais il est renfermé dans des limites. Ce qui était le second point à démontrer.
Antithèse
Le monde n'a pas de commencement dans le temps, ni limite dans l'espace,
Preuve
En effet, admettons que le monde ait un commencement. Comme le commencement est une existence précédée d'un temps où la chose n'est pas, il doit y avoir un temps antérieur où le monde n'était pas, c'est-à-dire un temps vide. Or, dans un temps vide il n'y a pas de naissance possible de quelque chose, parce qu'aucune partie de ce temps n'a en soi plutôt qu'une autre une condition distinctive de l'existence, plutôt que de la non-existence (qu'on suppose, d'ailleurs, que le monde naisse de lui-même ou par une autre cause). Donc, il peut bien se faire que plusieurs séries de choses commencent dans le monde, mais le monde lui-même ne peut pas avoir de commencement, et, par conséquent, il est infini par rapport au temps passé.
Pour ce qui est du deuxième point, si l'on admet d'abord le point de vue contraire, c'est-à-dire que le monde est fini et limité, quant à l'espace, il se trouve dans un espace vide qui n'est pas limité. Il n'y aurait pas seulement, par conséquent, un rapport des choses dans l'espace, mais encore un rapport des choses à l'espace. Or, comme le monde est un tout absolu, en dehors duquel ne se trouve aucun objet d'intuition, et par suite, aucun corrélatif du monde avec lequel il soit en rapport, le rapport du monde à un espace vide ne serait pas un rapport du monde à un objet. Mais un rapport de cette nature, et par conséquent la limitation du monde par un espace vide, n'est rien ; donc le monde n'est pas limité, quant à l'espace, c'est-à-dire, qu'il est infini, en étendue."
Kant, Critique de la Raison Pure, "Antinomie de la raison pure", tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, 1997, p. 338-339.
"On pourrait dire, en jetant un coup d'œil d'ensemble sur l'évolution de la pensée astronomique, qu'elle s'était tout d'abord efforcée de découvrir la réalité ordonnée des mouvements astraux, sous-jacents aux désordres des apparences. Pour le faire, les Grecs ont employé es seuls moyens mathématiques et physiques que leur permettait l'état des connaissances scientifiques de leur époque, c'est-à-dire l'idée du mouvement naturel circulaire, d'où la nécessité d'expliquer les mouvements apparents par une superposition et une accumulation de mouvements circulaires. L'échec de Ptolémée a fini par nécessiter une transformation de la physique elle-même, et l'astronomie n'a réussi avec Kepler, et davantage avec Newton, qu'en se fondant sur une physique nouvelle.
On pourrait également concevoir, sur le modèle de l'évolution de la pensée astronomique, l'évolution de l'étude des dimensions de l'Univers. Koyré a déjà dit que l'Univers grec, le Cosmos grec (et médiéval) était fini ; il était sans dote assez grand – par rapport aux dimensions de la Terre – mais pas assez grand pour pouvoir y loger une Terre mobile, une Terre tournant autour du Soleil. La conception de la finitude nécessaire de l'Univers stellaire, de l'Univers visible, est toute naturelle : nous voyons une voûte céleste ; nous pouvons la penser comme étant très loin, mais il est très difficile d'admettre qu'il n'y en a pas et que les étoiles sont distribuées dans l'espace sans ordre, sans rime ni raison, à des distances invraisemblables et différentes les unes des autres. Ceci implique une véritable révolution intellectuelle.
Les objections contre l'infinité, et même contre l'extension démesurée de l'Univers sont d'une portée considérable ; aussi se retrouvent-elles pendant tout le cours de l'histoire de l'astronomie. Ainsi Tycho-Brahé objecte à Copernic que, dans son système, la distance entre le Soleil et les étoiles serait au minimum de 700 fois la distance du Soleil à la Terre, ce qui lui paraît être absolument inadmissible et n'être nullement requis par les données de l'observation (non armée de télescopes). Or, c'est en vertu de raisons analogues que Kepler, qui admet le mouvement orbital de la Terre et qui, par conséquent, est obligé d'étendre les dimensions de notre Univers dans la mesure nécessaire pour expliquer l'absence de parallaxes des étoiles fixes, ne peut tout de même pas admettre l'infinité du monde. La voûte céleste, ou notre monde céleste, reste pour lui nécessairement finie. Le monde céleste est immensément grand, son diamètre vaut six millions de fois le diamètre terrestre, mais il est fini. L'infinitude du monde est métaphysiquement impossible. En outre, aucune considération scientifique ne lui paraît l'imposer.
Giordano Bruno est à peu près le seul à l'admettre ; mais justement Bruno n'est ni un astronome, ni un savant ; c'est un métaphysicien dont la vision du monde devance celle de la science de son temps. Car c'est avec Newton seulement, pour des raisons scientifiques sans doute, puisque la physique classique, la physique galiléenne, postule l'infinité de l'Univers et l'identité de l'espace réel avec celui de la géométrie, mais aussi pour des raisons théologiques, que l'on trouve affirmée l'infinité de l'Univers astral."
Alexandre Koyré, "Étapes de la cosmologie scientifique", 1948, in Études d'histoire de la pensée scientifique, tel Gallimard, 1985, p. 97-98.
"Pour ma part, j'ai essayé, dans mes Études galiléennes, de définir les schémas structurels de l'ancienne et de la nouvelle conception du monde et de décrire les changements produits par la révolution du XVIIe siècle. Ceux-ci me semblent pouvoir être ramenés à deux éléments principaux, d'ailleurs étroitement liés entre eux, à savoir la destruction du Cosmos, et la géométrisation de l'espace, c'est-à-dire a) la destruction du monde conçu comme un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel « au-dessus » de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s' « élevaient » les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux, et la substitution à celui-ci d'un Univers indéfini, et même infini, ne comportant plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l'identité des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au même niveau ontologique ; et b) le remplacement de la conception aristotélicienne de l'espace, ensemble différencié de lieux intramondains, par celle de l'espace de la géométrie euclidienne extension homogène et nécessairement infinie – désormais considéré comme identique, en sa structure, avec l'espace réel de l'Univers. Ce qui, à son tour, impliqua le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie, de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète de l'Être, le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits."
Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini, 1957, trad. R. Tarr, coll. Tel, Gallimard, 1973, p. 11-12.
"Quant au Cosmos, au Cosmos hellénique, le Cosmos d'Aristote et du Moyen Âge, ce Cosmos ébranlé déjà par la science moderne, par Copernic, Galilée et Kepler, Descartes le détruit entièrement.
Je ne sais pas si tout le monde se rend compte de ce que cette découverte, ou plus exactement, ces découvertes, car elles forment un faisceau et constituent ensemble ce qu'on a appelé : la révolution cartésienne, signifient pour la conscience de l'homme de son temps. Et peut-être, de l'homme, simplement.
Le cosmos hellénique, le cosmos d'Aristote et du Moyen Âge est un monde ordonné et fini. Ordonné dans l'espace, du plus bas au plus haut en fonction de valeur, ou de perfection. Hiérarchie parfaite, où les places mêmes des êtres correspondent aux degrés de leur perfection ; échelle qui remonte de la matière vers Dieu.
Ce Cosmos est très beau. D'une beauté esthétique qui ravit l'âme du Grec, et fait dire au Psalmiste que le ciel et la terre clament la gloire de l'Éternel et louent le travail de ses mains. La sagesse divine resplendit dans ce monde, où tout est à sa place, où tout est pour le mieux.
Ordre parfait, hiérarchie parfaite que dévoile et révèle la science. Car dans ce Cosmos toutes les choses ont leur place (déterminée selon leur degré de valeur) et sont toutes animées d'une tendance à s'y rendre et à y reposer. Découvrir ces tendances naturelles, c'est à quoi s'occupe la physique.
Au surplus – pour le chrétien du moins si ce n'est pour le philosophe – ce Cosmos, dont la terre forme le centre, est bâti tout entier pour l'homme. C'est pour lui que se lève le soleil et que tournent les planètes et les cieux. Et c'est Dieu, fin dernière, et premier moteur, le sommet de l'échelle hiérarchique, qui insuffle la vie, le mouvement au Cosmos.
Dans un monde pareil, fait pour lui, sinon tout à fait à sa mesure, l'homme se trouve chez lui. Et ce monde pénétré de raison et de beauté, l'homme l'admire. Il peut même l'adorer.
Or ce Monde, ce Cosmos, la physique de Descartes le détruit entièrement.
Que met-elle à sa place ? À vrai dire, presque rien. Étendue et mouvement. Ou matière et mouvement. Étendue sans limites et sans fin. Ou matière sans fin ni limites: pour Descartes, c'est strictement la même chose[1]. Et mouvement sans rime ni raison ; des mouvements sans but et sans fin. Il n'y a plus de lieux propres pour les choses : tous les lieux, en effet, se valent parfaitement ; toutes les choses, d'ailleurs, se valent également. Toutes ne sont que matière et mouvement. Et la terre n'est plus dans le centre du monde. Il n'y a pas de centre ; il n'y a pas de « monde ». L'Univers n'est pas ordonné pour l'homme : il n'est pas « ordonné » du tout[2]. Il n'est pas à échelle humaine, il est à l'échelle de l'esprit. C'est le monde vrai ; pas celui que nous montrent nos sens infidèles et trompeurs : c'est celui que retrouve, en elle-même, la raison pure et claire qui ne peut se tromper."
Alexandre Koyré, Entretiens sur Descartes, 1962, Éditions Gallimard, coll. NRF Essais, 1979, p. 208-210.
[1] Pour Descartes, en effet, la distinction entre l'espace et la matière qui le remplirait est une erreur fondée sur la substitution de l'imagination à la raison. L'étendue cartésienne, géométrie réifiée, est à la fois espace et matière.
[2] La structure du monde n’implique aucune finalité, et ne s’explique pas par une fin ; elle résulte des lois mathématiques du mouvement.
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