"S'il est vrai que de tous les temps, depuis qu'il y a des hommes, il y a eu aussi des troupeaux humains (confréries sexuelles, communautés, tribus, nations, Églises, États) et toujours un grand nombre d'hommes obéissant à un petit nombre de chefs ; si, par conséquent, l'obéissance est ce qui a été le mieux et le plus longtemps exercé et cultivé parmi les hommes, on est en droit de présumer que dans la règle chacun de nous possède en lui le besoin inné d'obéir, comme une sorte de conscience formelle qui ordonne : « Tu feras ceci, sans discuter ; tu t'abstiendras de cela, sans discuter » ; bref, c'est un « tu feras »."
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, § 199, tr. Geneviève Bianquis, 10/18, 1998, p. 156.
"La moralité consiste à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l'individu et de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va d'elle-même au général, à l'impersonnel ; car elle est la même chez tous les hommes et même chez tous les êtres raisonnables. Il n'y a qu’une raison. Par conséquent, en tant que nous ne sommes mus que par la raison, nous agissons moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce que nous ne faisons que suivre la loi de notre nature raisonnable. Mais, alors, d'où vient le sentiment d'obligation ? C'est que, en fait, nous ne sommes pas des êtres purement rationnels, nous sommes aussi des êtres sensibles. Or, la sensibilité, c'est la faculté par laquelle les individus se distinguent les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu'à moi et ne reflète que mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins individuelles, égoïstes, irrationnelles, immorales. Il y a donc, entre la loi de raison et notre faculté sensible, un véritable antagonisme, et, par suite, la première ne peut s'imposer à la seconde que par une véritable contrainte. C'est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de l'obligation. "
Durkheim, L'éducation morale, 1903, Huitième leçon, Le troisième élément de la moralité : L'autonomie de la volonté.
"Quand nous obéissons à une personne en raison de l'autorité morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis, non parce qu'ils nous semblent sages, mais parce qu'à l'idée que nous nous faisons de cette personne, une énergie psychique d'un certain genre est immanente, qui fait plier notre volonté et l'incline dans le sens indiqué. Le respect est l'émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle se produire en nous. Ce qui nous détermine alors, ce ne sont pas les avantages ou les inconvénients de l'attitude qui nous est prescrite ou recommandée ; c'est la façon dont nous nous représentons celui qui nous la recommande ou qui nous la prescrit. Voilà pourquoi le commandement affecte généralement des formes brèves, tranchantes, qui ne laissent pas de place à l'hésitation ; c'est que, dans la mesure où il est lui-même et agit par ses seules forces, il exclut toute idée de délibération et de calcul ; il tient son efficacité de l'intensité de l'état mental dans lequel il est donné. C'est cette intensité qui constitue ce qu'on appelle l'ascendant moral. Or, les manières d'agir auxquelles la société est assez fortement attachée pour les imposer à ses membres se trouvent, par cela même, marquées du signe distinctif qui provoque le respect."
Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, PUF Quadrige, p. 296-297.
"Que signifie le mot « doit » ? « Un enfant doit faire telle chose » signifie : s'il ne le fait pas, telle ou telle chose désagréable va se produire. Récompense et punition. L'essentiel est ici que l'autre soit poussé à faire quelque chose. Un « doit » n'a donc de sens que si quelque chose se tient derrière le « doit » pour lui conférer un caractère pressant, une force qui punit et récompense. Un « doit » est en soi dépourvu de sens."
Ludwig Wittgenstein, Entretiens de Wittgenstein (1929-1932), in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, PUF, 1985, p. 269.
"Le souvenir du fruit défendu est ce qu'il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l'humanité. Nous nous en apercevrions si ce souvenir n'était recouvert par d'autres, auxquels nous préférons nous reporter. Que n'eût pas été notre enfance si l'on nous avait laissé faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu'un obstacle surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction. Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l'habitude d'écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois nous sentions bien que c'était parce qu'ils étaient nos parents, parce qu'ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d'eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c'est de là que partait, avec une force de pénétration qu'il n'aurait pas eue s'il avait été lancé d'ailleurs, le commandement. En d'autres termes, parents et maîtres semblaient agir par délégation. Nous ne nous en rendions pas nettement compte, mais derrière nos parents et nos maîtres nous devinions quelque chose d'énorme ou plutôt d'indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c'est la société. Philosophant alors sur elle, nous la comparerions à un organisme dont les cellules, unies par d'invisibles liens, se subordonnent les unes aux autres dans une hiérarchie savante et se plient naturellement, pour le plus grand bien du tout, à une discipline qui pourra exiger le sacrifice de la partie. Ce ne sera là d'ailleurs qu'une comparaison, car autre chose est un organisme soumis à des lois nécessaires, autre chose une société constituée par des volontés libres. Mais du moment que ces volontés sont organisées, elles imitent un organisme ; et dans cet organisme plus ou moins artificiel l'habitude joue le même rôle que la nécessité dans les oeuvres de la nature. De ce premier point de vue, la vie sociale nous apparaît comme un système d'habitudes plus ou moins fortement enracinées qui répondent aux besoins de la communauté. Certaines d'entre elles sont des habitudes de commander, la plupart sont des habitudes d'obéir, soit que nous obéissions à une personne qui commande en vertu d'une délégation sociale, soit que de la société elle-même, confusément perçue ou sentie, émane un ordre impersonnel. Chacune de ces habitudes d'obéir exerce une pression sur notre volonté. Nous pouvons nous y soustraire, mais nous sommes alors tirés vers elle, ramenés à elle, comme le pendule écarté de la verticale. Un certain ordre a été dérangé, il devrait se rétablir. Bref, comme par toute habitude, nous nous sentons obligés."
Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, ch. 1, L'obligation morale, PUF, coll. Quadrige, p. 1-2.
"C'est la société qui trace à l'individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s'impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C'est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons il faudrait plus d'initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s'accomplit presque toujours automatiquement ; et l'obéissance au devoir, si l'on s'en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D'où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? C'est évidemment que des cas se présentent où l'obéissance implique un effort sur soi-même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu'une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même, l'acte qui se déclenche tout seul passant à peu près inaperçu. Alors, en raison de la solidarité de nos obligations entre elles, et parce que le tout de l'obligation est immanent à chacune de ses parties, tous les devoirs se colorent de la teinte qu'a prise exceptionnellement tel ou tel d'entre eux. Du point de vue pratique, il n'y a aucun inconvénient, il y a même certains avantages à envisager ainsi les choses. Si naturellement, en effet, qu'on fasse son devoir, on peut rencontrer en soi de la résistance ; il est utile de s'y attendre, et de ne pas prendre pour accordé qu'il soit facile de rester bon époux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnête homme. […] Ainsi pour l'individu vis-à-vis de la société. En un certain sens il serait faux, et dans tous les sens il serait dangereux, de dire que le devoir peut s'accomplir automatiquement. Érigeons donc en maxime pratique que l'obéissance au devoir est une résistance à soi-même."
Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre I, Alcan, p. 12-14.
"Genèse du devoir
P. Bovet a fourni de ce processus une analyse plus détaillée et plus exacte. Selon lui la formation du sentiment d'obligation est subordonnée à deux conditions, nécessaires l'une et l'autre et suffisantes à elles deux : 1/ l'intervention de consignes données de l'extérieur, c'est-à-dire d'ordres à échéance indéterminée (ne pas mentir, etc.) ; et 2/ l'acceptation de ces consignes, laquelle suppose l'existence d'un sentiment sui generis de celui qui reçoit la consigne pour celui qui la donne (car l'enfant n'accepte pas de consignes de n'importe qui, comme d'un cadet ou d'un personnage indifférent). Ce sentiment est, d'après Bovet, celui du respect, composé d'affection et de crainte : l'affection à elle seule ne saurait suffire à entraîner l'obligation, et la crainte à elle seule ne provoque qu'une soumission matérielle ou intéressée, mais le respect comporte à la fois l'affection et une sorte de crainte liée à la situation de l'inférieur par rapport au supérieur et suffit alors à déterminer l'acceptation des consignes et par conséquent le sentiment d'obligation.
Mais le respect décrit par Bovet ne constitue que l'une des deux formes possibles du respect. Nous l'appellerons « unilatéral » puisqu'il relie un inférieur à un supérieur considéré comme tel, et le distinguerons du « respect mutuel » fondé sur la réciprocité dans l'estimation.
Or, ce respect unilatéral, s'il est bien la source du sentiment du devoir, engendre chez le jeune enfant une morale de l'obéissance caractérisée essentiellement par une hétéronomie qui s'atténuera dans la suite pour faire place, au moins partiellement, à l'autonomie propre au respect mutuel."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La Psychologie de l'enfant, 1966, PUF, 2006, p. 116-117.
Date de création : 09/12/2005 @ 09:29
Dernière modification : 04/02/2020 @ 18:21
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