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Texte à méditer :   La réalité, c'est ce qui ne disparaît pas quand vous avez cessé d'y croire.   Philip K. Dick
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Hors des sentiers battus
La notion de temps libre

  "Chacun est libre d'occuper à sa guise les heures comprises entre le travail, le sommeil et les repas, non pour les gâcher dans les excès et la paresse, mais afin que tous, libérés de leur métier, puissent s'adonner à quelque bonne occupation de leur choix. La plupart consacrent ces heures de loisir à l'étude. Chaque jour en effet des leçons accessibles à tous ont lieu avant le début du jour, obligatoires pour ceux-là seulement qui ont été personnellement destinés aux lettres. Mais, venus de toutes les professions, hommes et femmes y affluent librement, chacun choisissant la branche d'enseignement qui convient le mieux à sa forme d'esprit. Si quelqu'un préfère consacrer ces heures libres, de surcroît, à son métier, comme c'est le cas pour beaucoup d'hommes qui ne sont tentés par aucune science, par aucune spéculation, on ne l'en détourne pas. Bien au contraire, on le félicite de son zèle à servir l'État.
  Après le repas du soir, on passe une heure à jouer, l'été dans les jardins, l'hiver dans les salles communes qui servent aussi de réfectoire on y fait de la musique, on se distrait en causant. Les Utopiens ignorent complètement les dés et tous les jeux de ce genre, absurdes et dangereux. Mais ils pratiquent deux divertissements qui ne sont pas sans ressembler avec les échecs. L'un est une bataille de nombres où la somme la plus élevée est victorieuse ; dans l'autre, les vices et les vertus s'affrontent en ordre de bataille.[... ]
  Arrivés à ce point il nous faut, pour nous épargner une erreur, considérer attentivement une objection. Si chacun ne travaille que six heures, penserez-vous, ne risque-t-on pas inévitablement de voir une pénurie d'objets de première nécessité ?
  Bien loin de là, il arrive souvent que cette courte journée de travail produise non seulement en abondance, mais même en excès, tout ce qui est indispensable à l'entretien et au confort de la vie. Vous me comprendrez aisément si vous voulez bien penser à l'importante fraction de la population qui reste inactive chez les autres peuples, la presque totalité des femmes d'abord, la moitié de l'humanité; ou bien, là où les femmes travaillent, ce sont les hommes qui ronflent à leur place. Ajoutez à cela la troupe des prêtres et de ceux qu'on appelle les religieux, combien nombreuse et combien oisive ! Ajoutez-y tous les riches, et surtout les propriétaires terriens, ceux qu'on appelle les nobles. Ajoutez-y leur valetaille[1], cette lie de faquins[2] en armes et les mendiants robustes et bien portants qui inventent une infirmité pour couvrir leur paresse. Et vous trouverez, bien moins nombreux que vous ne l'aviez cru, ceux dont le travail procure ce dont les hommes ont besoin.
  Demandez-vous maintenant combien il y en a parmi eux dont l'activité a une fin véritablement utile. Nous évaluons toutes choses en argent, ce qui nous amène à pratiquer quantité d'industries totalement inutiles et superflues, qui sont simplement au service du luxe et du plaisir. Cette multitude des ouvriers d'aujourd'hui, si elle était répartie entre les quelques branches qui utilisent vraiment les produits de la nature pour le bien de tous, elle créerait de tels surplus que l'avilissement des prix empêcherait les ouvriers de gagner leur vie. Mais que l'on affecte à un travail utile tous ceux qui ne produisent que des objets superflus et, en plus, toute cette masse qui s'engourdit dans l'oisiveté et la fainéantise, gens qui gaspillent chaque jour, du travail des autres, le double de ce que le producteur lui-même consomme pour son propre compte : vous verrez alors combien il faut peu de temps pour produire en quantité nécessaire les choses indispensables ou simplement utiles, sans même négliger ce qui peut contribuer au plaisir, pourvu que celui-ci soit sain et naturel."

 

Thomas More, L'Utopie, 1516, tr. fr. Marie Delcourt, GF, 1987, p. 149-151.


[1] Terme péjoratif pour désigner les domestiques.
[2] Hommes méprisables et impertinents.


 

  "Le repos, la détente, l'évasion, la distraction sont peut-être des « besoins » mais ils ne définissent pas en eux-mêmes l'exigence propre du loisir, qui est la consommation du temps. Le temps libre, c'est peut-être toute l'activité ludique dont on le remplit, mais c'est d'abord la liberté de perdre son temps, de le « tuer » éventuellement, de le dépenser en pure perte. (C'est pourquoi dire que le loisir est aliéné parce qu'il n'est que le temps nécessaire à la reconstitution de la force de travail - est insuffisant. L' « aliénation » du loisir est plus profonde : elle ne tient pas à sa subordination directe au temps de travail, elle est liée à l'impossibilité même de perdre son temps). [...] Partout ainsi, et en dépit de la fiction de la liberté dans le loisir, il y a impossibilité logique du temps « libre », il ne peut y avoir que du temps contraint. Le temps de la consommation est celui de la production. Il l'est dans la mesure où il n'est jamais qu'une parenthèse « évasive » dans le cycle de la production. Mais encore une fois, cette complémentarité fonctionnelle (diversement partagée selon les classes sociales) n'est pas sa détermination essentielle. Le loisir est contraint dans la mesure où derrière sa gratuité apparente, il reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la quotidienneté asservie."

 

Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970, Gallimard, Idées, p. 242-246.



  "L'accélération technique peut être définie comme l'accroissement du « rendement » par unité de temps, c'est-à-dire du nombre de kilomètres parcourus par heure, ou du nombre d'octets de données transférés par minute, ou du nombre de voitures produites par jour.
  Par conséquent, l'accélération technique implique nécessairement une diminution du temps requis pour accomplir des actions et processus quotidiens de production et de reproduction, de communication et de transport, la quantité de tâches et d'actions demeurant inchangée.
  L'accélération technique devrait donc logiquement impliquer une augmentation du temps libre, qui à son tour ralentirait le rythme de vie ou au moins éliminerait ou réduirait la « famine temporelle ». Puisque l'accélération technique signifie que moins de temps est nécessaire à l'accomplissement d'une tâche donnée, le temps devrait devenir abondant. Si au contraire dans la société moderne le temps devient de plus en plus rare, nous voici en présence d'un paradoxe qui appelle une explication sociologique.
  Nous pouvons commencer à entrevoir une réponse si nous considérons les conditions requises pour atteindre l'abondance de temps ou la décélération : comme nous l'avons dit plus haut, les ressources en temps nécessaires pour accomplir les tâches de notre vie quotidienne diminuent de façon significative tant que la quantité de ces tâches demeure la même. Mais est-ce qu'elle demeure vraiment la même ? Pensez simplement aux conséquences de l'introduction de la technologie du courrier électronique sur notre budget temps. Il est correct de supposer qu'écrire un courrier électronique est deux fois plus rapide qu'écrire une lettre classique. Considérez ensuite qu'en 1990 vous écriviez et receviez en moyenne dix lettres par journée de travail, dont le traitement vous prenait deux heures. Avec l'introduction de la nouvelle technologie, vous n'avez plus besoin que d'une heure pour votre correspondance quotidienne, si le nombre de messages envoyés et reçus demeure le même. Vous avez donc gagné une heure de « temps libre » que vous pouvez utiliser pour autre chose. Est-ce que c'est ce qui s'est passé ? Je parie que non. En fait, si le nombre de messages que vous lisez et envoyez a doublé, alors vous avez besoin de la même quantité de temps pour en finir avec votre correspondance quotidienne[1]. Mais je soupçonne qu'aujourd'hui vous lisez et écrivez quarante, cinquante ou même soixante-dix messages par jour. Vous avez donc besoin de beaucoup plus de temps pour tout ce qui touche à la communication que vous n'en aviez besoin avant que le Web ne soit inventé.
  Il se trouve que la même chose s'est produite il y a un siècle avec l'introduction de la voiture, et plus tard avec l'invention de la machine à laver : bien sûr, nous aurions gagné d'importantes ressources de temps libre si nous avions parcouru les mêmes distances qu'auparavant et lavé notre linge à la même fréquence - mais ce n'est pas le cas. Nous parcourons aujourd'hui, en conduisant ou même en avion, des centaines de kilomètres, pour le travail ou pour le plaisir, alors qu'avant nous n'aurions sans doute couvert qu'un cercle de quelques kilomètres dans toute notre vie, et nous changeons maintenant de vêtements tous les jours, alors que nous n'en changions qu'une fois par mois (ou moins) il y a un siècle."

 

Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité, 2010, tr. fr. Thomas Chaumont, La Découverte, 2012, p. 28-31.


[1] Je laisse ici de côté le fait que ce calcul est fallacieux, bien sûr, car même si l'écriture et l'envoi d'un courrier électronique peuvent prendre moitié moins de temps que l'écriture et l'envoi d'une lettre, réfléchir et choisir le contenu du courrier ne peuvent pas être accélérés de façon aussi importante. Ceci pourrait très bien être une explication centrale du fait que tant de personnes disent être complètement submergées et stressées par le courrier électronique.

 

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Date de création : 30/09/2013 @ 17:39
Dernière modification : 20/06/2022 @ 08:25
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