Résumé n° 1 : texte de Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, chap. IV, PUF, 2013, p. 56-60.
Résumé n° 2 : texte de Kant, "Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?", 1784, tr. fr. Jean-François Poirier et Françoise Proust, Flammarion, coll. GF, 1991, p. 43-51.
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"L'apparition de la polis constitue, dans l'histoire de la pensée grecque, un événement décisif. Certes, sur le plan intellectuel comme dans le domaine des institutions, il ne portera toutes ses conséquences qu'à terme ; la polis connaîtra des étapes multiples, des formes variées. Cependant, dès son avènement, qu'on peut situer entre le VIIIe et le VIIe siècle, elle marque un commencement, une véritable invention ; par elle, la vie sociale et les relations entre les hommes prennent une forme neuve, dont les Grecs sentiront pleinement l'originalité.
Ce qu'implique le système de la polis, c'est d'abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l'outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l'État, le moyen de commandement et de domination sur autrui. Cette puissance de la parole – dont les Grecs feront une divinité : Peitho, la force de persuasion – rappelle l'efficacité des mots et des formules dans certains rituels religieux, ou la valeur attribuée aux « dits » du roi quand il prononce souverainement la thémis ; cependant, il s'agit, en réalité, de tout autre chose. La parole n'est plus le mot rituel, la formule juste, mais le débat contradictoire, la discussion, l'argumentation. Elle suppose un public auquel elle s'adresse comme à un juge qui décide en dernier ressort, à mains levées, entre les deux partis qui lui sont présentés ; c'est ce choix purement humain qui mesure la force de persuasion respective des deux discours, assurant la victoire d'un des orateurs sur son adversaire.
Toutes les questions d'intérêt général que le Souverain avait pour fonction de régler et qui définissent le champ de l'archè sont maintenant soumises à l'art oratoire et devront se trancher au terme d'un débat ; il faut donc qu'elles puissent se formuler en discours, se couler dans le moule de démonstrations antithétiques, d'argumentations opposées. Entre la politique et le logos, il y a ainsi rapport étroit, lien réciproque. L'art politique est, pour l'essentiel, maniement du langage ; et le logos à l'origine, prend conscience de lui-même, de ses règles, de son efficacité, à travers sa fonction politique. Historiquement, ce sont la rhétorique et la sophistique qui, par l'analyse qu'elles entreprennent des formes du discours en tant qu'instrument de victoire dans les luttes de l'assemblée et du tribunal, ouvrent la voie aux recherches d'Aristote définissant, à côté d'une technique de la persuasion, des règles de la démonstration et posant une logique du vrai, propre au savoir théorique, en face de la logique du vraisemblable ou du probable qui préside aux débats hasardeux de la pratique.
Un second trait de la polis est le caractère de pleine publicité donnée aux manifestations les plus importantes de la vie sociale. On peut même dire que la polis existe dans la mesure seulement où s'est dégagé un domaine public, aux deux sens, différents mais solidaires, du terme : un secteur d'intérêt commun, s'opposant aux affaires privées ; des pratiques ouvertes, établies au grand jour, s'opposant à des procédures secrètes. Cette exigence de publicité conduit à confisquer progressivement au profit du groupe et à placer sous le regard de tous l'ensemble des conduites, des procédures, des savoirs qui constituaient à l'origine le privilège exclusif du basileus, ou des genè détenteurs de l'archè. Ce double mouvement de démocratisation et de divulgation aura, sur le plan intellectuel, des conséquences décisives. La culture grecque se constitue en ouvrant à un cercle toujours plus large – finalement au démos tout entier – l'accès au monde spirituel réservé au départ à une aristocratie de caractère guerrier et sacerdotal (l'épopée homérique est un premier exemple de ce processus : une poésie de cour, chantée d'abord dans les salles des palais, s'en évade, s'élargit, et se transpose en poésie de fête.) Mais cet élargissement comporte une profonde transformation. En devenant les éléments d'une culture commune, les connaissances, les valeurs, les techniques mentales sont elles-mêmes portées sur la place publique, soumises à critique et à controverse. Elles ne sont plus conservées, comme gages de puissance, dans le secret de traditions familiales ; leur publication nourrira des exégèses, des interprétations diverses, des oppositions, des débats passionnés. Désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique. Le contrôle constant de la communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures de l'État. La loi de la polis, par opposition au pouvoir absolu du monarque, exige que les unes et les autres soient également soumises à « redditions de comptes », euthunai. Elles ne s'imposent plus par la force d'un prestige personnel ou religieux ; elles doivent démontrer leur rectitude par des procédés d'ordre dialectique.
C'était la parole qui formait, dans le cadre de la cité, l'instrument de la vie politique ; c'est l'écriture qui va fournir, sur le plan proprement intellectuel, le moyen d'une culture commune et permettre une complète divulgation de savoirs préalablement réservés ou interdits. Empruntée aux Phéniciens et modifiée pour une transcription plus précise des sons grecs, l'écriture pourra satisfaire à cette fonction de publicité parce qu'elle même est devenue, presque au même titre que la langue parlée, le bien commun de tous les citoyens. Les inscriptions les plus anciennes en alphabet grec que nous connaissions montrent que dès le VIIIe siècle il ne s'agit plus d'un savoir spécialisé, réservé à des scribes, mais d'une technique à large usage librement diffusée dans le public. À côté de la récitation par cœur de textes d'Homère ou d'Hésiode – qui demeure traditionnelle – l'écriture constituera l'élément de base de la paideia grecque.
On comprend ainsi la portée d'une revendication qui surgit dès la naissance de la cité : la rédaction des lois. En les écrivant, on ne fait pas que leur assurer permanence et fixité ; on les soustrait à l'autorité privée des basileis dont la fonction était de « dire » le droit ; elles deviennent bien commun, règle générale, susceptible de s'appliquer à tous de la même façon. Dans le monde d'Hésiode, antérieur aux règles de la Cité, la dikè jouait encore sur deux plans, comme écartelée entre le ciel et la terre : pour le petit cultivateur béotien, la dikè est ici bas une décision de fait dépendant de l'arbitraire des rois « mangeurs de présents » ; au ciel, elle est une divinité souveraine mais lointaine et inaccessible. Au contraire, par la publicité que lui confère l'écrit, la dikè, sans cesser d'apparaître comme une valeur idéale, va pouvoir s'incarner sur un plan proprement humain, se réaliser dans la loi, règle commune à tous mais supérieure à tous, norme rationnelle, soumise à discussion et modifiable par décret, mais qui n'en exprime pas moins un ordre conçu comme sacré."
Aux deux aspects que nous avons signalés – prestige de la parole, développement des pratiques publiques –, un autre trait s'ajoute pour caractériser l'univers spirituel de la polis. Ceux qui composent la cité, si différents qu'ils soient par leur origine, leur rang, leur fonction, apparaissent d'une certaine façon « semblables » les uns aux autres. Cette similitude fonde l'unité de la polis, parce que, pour les Grecs, seuls des semblables peuvent se trouver mutuellement unis par la Philia, associés en une même communauté. Le lien de l'homme avec l'homme va prendre ainsi, dans le cadre de la cité, la forme d'une relation réciproque, réversible, remplaçant les rapports hiérarchiques de soumission et de domination. Tous ceux qui participent à l'État vont se définir comme des Homoioi, des semblables, puis, de façon plus abstraite, comme des Isoi, des égaux. En dépit de tout ce qui les oppose dans le concret de la vie sociale, les citoyens se conçoivent, sur le plan politique, comme des unités interchangeables à l'intérieur d'un système dont la loi est l'équilibre, la norme l'égalité. Cette image du monde humain trouvera au VIe siècle son expression rigoureuse dans un concept, celui d'isonomia : égale participation de tous les citoyens à l'exercice du pouvoir."
Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, chap. IV, PUF, 2013, p. 56-60.
Corrigé proposé :
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"Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.
Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d'une conduite étrangère (naturaliter maiorennes[1]), restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu'il est si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être sous tutelle. Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors pas moi-même à fournir d'efforts. Il ne m'est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d'autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c'est que s'y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d'abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d'oser faire un pas sans la roulette d'enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s'ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n'est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d'ordinaire de toute autre tentative ultérieure.
Il est donc difficile à chaque homme pris individuellement de s'arracher à l'état de tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même pris goût et il est pour le moment vraiment dans l'incapacité de se servir de son propre entendement parce qu'on ne l'a jamais laissé s'y essayer. Les préceptes et les formules, ces instruments mécaniques d'un usage raisonnable ou plutôt d'un mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves d'un état de tutelle permanent. Qui les rejetterait ne sauterait par-dessus le plus étroit fossé qu'avec maladresse parce qu'il n'aurait pas l'habitude de se mouvoir aussi librement. Aussi, peu nombreux sont ceux qui ont réussi à se dépêtrer, par le propre travail de leur esprit, de l'état de tutelle et à marcher malgré tout d'un pas assuré. Mais qu'un public s'éclaire lui-même est plus probable ; cela est même presque inévitable pourvu qu'on lui accorde la liberté. Car il se trouvera toujours quelques êtres pensant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs en exercice du grand nombre, pour rejeter eux-mêmes le joug de l'état de tutelle et pour propager ensuite autour d'eux l'esprit d'une appréciation raisonnable de la propre valeur et de la vocation de tout homme à penser par soi-même. A cet égard, il est singulier que le public, que les tuteurs avaient eux-mêmes mis auparavant sous ce joug, contraigne par la suite ceux-ci à y rester une fois qu'il y est incité par quelques-uns de ses tuteurs, qui sont eux-mêmes incapables de toute lumière ; tant il est pernicieux de cultiver des préjugés, car ils finissent par se venger de ceux-là mêmes qui en furent les auteurs, à moins que ce ne fussent leurs prédécesseurs. C'est pourquoi un public ne peut accéder que lentement aux Lumières. Par une révolution on peut bien obtenir la chute d'un despotisme personnel ou la fin d'une oppression reposant sur la soif d'argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée.
Mais pour ces Lumières il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu'on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de sa raison sous tous les rapports. Or j'entends de tous côtés cet appel : ne raisonnez pas ! L'officier dit : ne raisonnez pas mais faites les manoeuvres ! Le conseiller au département du fisc dit : ne raisonnez pas mais payez ! Le prêtre : ne raisonnez pas mais croyez ! (Un seul maître au monde dit raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez, mais obéissez !) Ici il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation fait obstacle aux Lumières ? Quelle autre ne le fait pas mais leur est au contraire favorable ? — Je réponds : l'usage public de sa raison doit toujours être libre et il est seul à pouvoir apporter les Lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut souvent être très étroitement limité sans pour autant entraver notablement le progrès des Lumières. Mais je comprends par usage public de sa propre raison celui qu'en fait quelqu'un, en tant que savant, devant l'ensemble du public qui lit. J'appelle usage privé celui qu'il lui est permis de faire de sa raison dans une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions. Or, pour maintes activités qui touchent à l'intérêt de la communauté, un certain mécanisme est nécessaire au moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter de manière purement passive afin d'être dirigés, en vertu d'une unanimité artificielle, par le gouvernement vers des fins publiques ou, du moins, d'être empêchés de détruire ces fins. Sans doute n'est-il alors pas permis de raisonner ; on est obligé d'obéir. Mais dans la mesure où cette partie de la machine se considère en même temps comme membre de toute une communauté, voire de la société cosmopolite, il peut par suite, en sa qualité de savant qui s'adresse avec des écrits à un public au sens propre du terme, en tout état de cause raisonner sans qu'en pâtissent les activités auxquelles il est préposé en partie comme membre passif. Ainsi, il serait très pernicieux qu'un officier qui reçoit un ordre de ses supérieurs veuille, lorsqu'il est en exercice, ratiociner à voix haute sur le bien-fondé ou l'utilité de cet ordre ; il est obligé d'obéir. Mais on ne peut équitablement lui défendre de faire, en tant que savant, des remarques sur les fautes commises dans l'exercice de la guerre et de les soumettre au jugement de son public. Le citoyen ne peut se refuser à payer les impôts dont il est redevable ; une critique déplacée de telles charges, quand il doit lui-même les payer, peut même être punie comme scandale (susceptible de provoquer des actes d'insoumission généralisés). Néanmoins celui-là même ne contrevient pas au devoir d'un citoyen s'il exprime publiquement, en tant que savant, ses pensées contre l'incongruité ou l'illégitimité de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire son exposé à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l'Église qu'il sert, car c'est à cette condition qu'il a été engagé. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et c'est même sa vocation, de communiquer à son public les pensées soigneusement examinées et bien intentionnées qu'il a conçues sur les imperfections de ce symbole ainsi que des propositions en vue d'une meilleure organisation des affaires religieuses et ecclésiastiques. A cet égard il n'y a rien non plus qui puisse être imputé à sa conscience. Car ce qu'il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l'Église, il le présente comme quelque chose qu'il n'a pas le pouvoir d'enseigner comme bon lui semble mais qu'il s'est chargé d'exposer selon des instructions et au nom d'un autre. Il dira : notre Église enseigne ceci ou cela ; voici les arguments dont elle se sert. Il tire alors pour sa paroisse tout le profit pratique de préceptes auxquels il ne souscrirait pas lui-même en toute conviction mais qu'il peut toutefois prétendre exposer parce qu'il n'est pas tout à fait impossible qu'une vérité cachée ne s'y trouve, mais qu'en tout cas ne s'y rencontre rien qui contredise la religion intérieure. Car s'il croyait que quelque chose de tel s'y trouve, il ne pourrait en toute conscience assumer ses fonctions ; il devrait s'en démettre. Donc, l'usage qu'un professeur en exercice fait de sa raison devant sa paroisse est simplement un usage privé, parce que celle-ci n'est jamais qu'un rassemblement familial quelle que soit son importance ; et, à cet égard, il n'est pas libre, en tant que prêtre, et il ne lui est pas non plus permis de l'être, parce qu'il s'acquitte d'une mission venant de l'extérieur. En revanche, en tant que savant qui, par des écrits, s'adresse au public proprement dit, c'est-à-dire au monde, le prêtre jouit par suite, dans l'usage public de sa raison, d'une liberté illimitée de se servir de sa propre raison et de parler en son propre nom. Car, que les tuteurs du peuple (dans les choses spirituelles) doivent être eux-mêmes en état de tutelle, est une ineptie qui aboutit à perpétuer les inepties.
Mais une société d'ecclésiastiques, par exemple un concile, ou une vénérable classe (comme elle se nomme elle-même chez les Hollandais) ne devrait-elle pas être habilitée à s'obliger à prêter entre eux le serment de respecter un certain symbole immuable, pour exercer ainsi une tutelle incessante sur chacun de ses membres et, par leur truchement, sur le peuple, et de la rendre pour ainsi dire éternelle ? Je dis : c'est tout à fait impossible. Un tel contrat qui serait conclu pour tenir à jamais le genre humain à l'écart de toute nouvelle lumière est purement et simplement nul et non avenu ; quand bien même il serait entériné par le pouvoir suprême, par les diètes du Reich et par les traités de paix les plus solennels. Une époque ne peut se liguer et jurer de mettre la suivante dans un état où il lui sera nécessairement impossible d'étendre ses connaissances (surtout celles qui lui importent au plus haut point), d'en éliminer les erreurs, et en général de progresser dans les Lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste précisément en cette progression ; et les descendants sont donc parfaitement en droit de rejeter ces décisions au motif qu'elles ont été prises de manière illégitime et scélérate. La pierre de touche de tout ce qui peut être adopté en matière de loi pour un peuple tient dans la question suivante : un peuple pourrait-il se donner à lui-même une telle loi ? Certes cela serait possible pour une durée déterminée et brève, comme dans l'attente d'une loi meilleure, afin d'introduire un certain ordre ; tandis qu'on laisserait en même temps toute liberté à chaque citoyen, et particulièrement au prêtre, de faire, en sa qualité de savant, publiquement, c'est-à-dire par ses écrits, des observations sur les défauts de l'institution du moment ; ainsi l'ordre introduit se maintiendrait jusqu'à ce que le discernement de la nature de ces choses soit publiquement suffisamment avancé et assuré pour amener devant le trône, grâce à l'union des voix (même si ce n'est pas toutes), la proposition de protéger ces paroisses qui se seraient entendues, en vertu du concept qu'elles se font d'un meilleur discernement, pour modifier l'institution religieuse, sans contrarier pour autant celles qui voudraient laisser les choses en l'état. Mais s'entendre sur une constitution religieuse ferme, qui ne puisse publiquement être mise en doute par personne, ne fût-ce que pendant la durée d'une vie humaine, et par là même pour ainsi dire empêcher qu'une époque ne voie l'humanité s'améliorer progressivement, et la rendre stérile, et ce faisant tout à fait préjudiciable aux descendants, est absolument interdit. Un homme peut, certes, pour sa personne, et même alors pour quelque temps seulement, ajourner les Lumières quant à ce qui lui incombe de savoir ; mais y renoncer, que ce soit pour sa personne, mais plus encore pour les descendants, c'est attenter aux droits sacrés de l'humanité et les fouler aux pieds. Mais ce que même un peuple n'est pas autorisé à décider pour lui-même, un monarque est encore bien moins autorisé à le décider pour un peuple ; car son prestige de législateur repose sur ceci qu'il réunit toute la volonté du peuple dans la sienne. Pourvu qu'il ait seulement en vue que toute amélioration vraie ou supposée soit compatible avec l'ordre civil, il ne peut au demeurant que laisser ses sujets faire eux-mêmes ce qu'ils estiment nécessaire au salut de leur âme ; cela n'est aucunement son affaire qui est bien plutôt de prévenir qu'un individu n'empêche, de tout son pouvoir et par la violence, les autres de travailler à définir et à accomplir son salut. Il porte même préjudice à sa majesté s'il s'en mêle, en faisant les honneurs d'une surveillance gouvernementale aux écrits par lesquels ses sujets tentent de clarifier leurs vues, qu'il le fasse à partir de sa propre vue élevée des choses, ce en quoi il s'expose au reproche : Caesar non est supra grammaticos[2], ou, pire encore, qu'il abaisse son pouvoir suprême à soutenir dans son Etat le despotisme spirituel de quelques tyrans contre le reste de ses sujets.
Si on pose à présent la question : vivons-nous maintenant dans une époque éclairée ? la réponse est : non, mais bien dans une époque de Lumières. Il s'en faut encore de beaucoup que les hommes dans leur ensemble, en l'état actuel des choses, soient déjà, ou puissent seulement être mis en mesure de se servir dans les choses de la religion de leur entendement avec assurance et justesse sans la conduite d'un autre. Cependant nous avons des indices évidents qu'ils ont le champ libre pour travailler dans cette direction et que les obstacles à la généralisation des Lumières, ou à la sortie de cet état de tutelle dont ils sont eux-mêmes responsables se font de moins en moins nombreux. A cet égard, cette époque est l'époque des Lumières, ou le siècle de Frédéric[3].
Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu'il tient pour un devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses de la religion, mais de leur laisser entière liberté en la matière, qui va jusqu'à récuser le nom hautain de tolérances est lui-même éclairé et mérite d'être glorifié par le monde contemporain et la postérité reconnaissants comme celui qui le premier a délivré le genre humain de l'état de tutelle, du moins pour ce qui est du gouvernement, et à avoir laissé chacun libre de se servir de sa propre raison pour toutes les questions de conscience. Sous son règne, il est permis à de vénérables ecclésiastiques, sans préjudice des devoirs de leurs fonctions, de soumettre librement et publiquement à l'examen du monde, en leur qualité de savants, des jugements et des réflexions s'écartant ici ou là du symbole admis ; mais plus encore à tous les autres qui ne sont pas limités par les obligations de leurs fonctions. Cet esprit de liberté s'étend même au-dehors, même là où il doit lutter contre les obstacles extérieurs d'un gouvernement qui se méprend sur son propre compte. Qu'il ne soit nullement besoin de veiller à la paix et à l'unité de la communauté lorsque règne la liberté sert en effet d'exemple à ce gouvernement. Ces hommes travaillent d'eux-mêmes à sortir peu à peu de leur grossièreté dès lors qu'on ne s'ingénie pas à les y maintenir.
J'ai placé le point essentiel des Lumières, la sortie des hommes hors de l'état de tutelle dont ils sont eux-mêmes responsables, surtout dans les choses de la religion, parce que, au regard des arts et des sciences, nos souverains n'ont pas intérêt à exercer leur tutelle sur leurs sujets ; au reste, cet état de tutelle est, en même temps que le plus préjudiciable, le plus déshonorant de tous. Mais la manière de penser d'un chef d'État qui favorise les Lumières va encore plus loin et discerne que même au regard de sa législation, il est sans danger d'autoriser ses sujets de faire publiquement usage de leur propre raison et à exposer publiquement au monde leurs idées sur une meilleure rédaction de ladite législation, même si elles sont assorties d'une franche critique de celle qui est en vigueur ; nous en avons un exemple éclatant par lequel aucun monarque n'a encore dépassé celui que nous vénérons.
Mais seul celui qui, lui-même éclairé, n'est pas sujet à des peurs chimériques et qui a en même temps à sa disposition une armée nombreuse et bien disciplinée pour maintenir l'ordre public, peut dire ce qu'un État libre ne peut oser dire : raisonnez autant que vous voulez et sur ce que vous voulez ; mais obéissez ! Ainsi les choses humaines prennent ici un cours déconcertant et inattendu ; et d'ailleurs si on observe les choses dans les grands traits, tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile semble bénéfique à la liberté de l'esprit du peuple et lui impose cependant des bornes infranchissables ; un moindre degré de liberté civile ménage en revanche l'espace où il s'épanouira autant qu'il est son pouvoir. Quand la nature a fait sortir de la dure enveloppe le germe dont elle prend soin le plus tendrement, c'est-à-dire le penchant et la vocation à la libre pensée, ce penchant a progressivement des répercussions sur l'état d'esprit du peuple (ce qui le rend peu à peu plus apte à agir librement) et finalement même sur les principes du gouvernement lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l'être humain, qui est désormais plus qu'une machine, conformément à sa dignité."
Kant, "Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?", 1784, tr. fr. Jean-François Poirier et Françoise Proust, Flammarion, coll. GF, 1991, p. 43-51.
[1] Naturellement majeurs.
[2] "César n'est pas au-dessus de la grammaire."
[3] Frédéric II (1712-1786), dit Frédéric le Grand, roi de Prusse, l'un des plus illustres souverains du XVIIIe siècle, et figure du "despote éclairé".
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