"Dans la section I du chapitre précédent, nous avons cherché à montrer que l'espace perceptif se construit selon un ordre de succession procédant de rapports topologiques initiaux à des rapports projectifs et métriques conjoints, puis enfin à des rapports d'ensemble liés aux déplacements des objets les uns relativement aux autres. Après quoi (section II) nous avons tenté de démontrer que le passage de la perception à la représentation imagée (ou intuition représentative et non plus perceptive) suppose à la fois une reconstruction des relations déjà acquises sur le plan perceptif et une continuité fonctionnelle entre cette construction nouvelle et la construction perceptive antérieure, puisque toutes deux utilisent la matière sensible à titre de signifiants (indices perceptifs ou images symboliques d'ordre représentatif), et que toutes deux recourent au mouvement et à l'assimilation sensori-motrice pour la construction même des rapports signifiés, c'est-à-dire des « formes » elles-mêmes. Bien plus, nous avons vu que cette construction s'effectue sur les deux plans dans le même ordre, c'est-à-dire en commençant par les rapports topologiques pour n'atteindre qu'ensuite les formes euclidiennes, mais avec un décalage de quelques mois ou années entre la perception visuelle et la représentation déclenchée par la stéréognosie.
Or, cet ordre de succession n'a rien de nécessaire et se trouve même si peu conforme aux idées habituelles sur la représentation spatiale, qu'à notre connaissance il n'a jamais encore été reconnu. Il aurait pu se produire, au contraire, que la perception, ayant progressivement atteint le niveau des rapports projectifs et métriques (constance des formes et des grandeurs) et des rapports d'ensemble (dimensions coordonnées en fonction des déplacements objectifs), l'espace représentatif débutât par des coordinations euclidiennes générales pour ne procéder qu'ensuite à l'élaboration des rapports projectifs (perspective) et, enfin seulement, à l'abstraction des relations topologiques élémentaires. Ce renversement de l'ordre génétique perceptif n'aurait rien eu d'absurde, car la science géométrique elle-même a suivi ce chemin : les Éléments d'Euclide ne portent que sur la géométrie métrique et les similitudes, la géométrie projective n'a pris corps qu'au XVIIe siècle (Desargues), au XVIIIe (Monge) et au XIXe (Poncelet), tandis que l'Analysis situs ou topologie est une conception toute moderne. Il aurait donc pu se faire que la représentation intuitive elle-même, comme l'analyse réflexive, ait renversé l'ordre de la genèse réelle, et c'est ce que l'on admet généralement quand on ne confond même pas l'ordre réflexif avec l'ordre génétique, à la manière des auteurs de traités élémentaires qui partent de la distance et des figures euclidiennes simples comme s'il s'agissait des « éléments » réels de la construction de l'espace.
Il s'agit donc de vérifier de près si vraiment la construction de l'espace représentatif repasse par les mêmes phases, avec un décalage de quelques années, que celles de l'espace perceptif, et surtout, si l'on assiste effectivement d'abord à une reconstruction, sur le plan de l'intuition imagée, des rapports topologiques simples, puis seulement à une réélaboration des notions projectives et métriques et enfin à une construction d'ensemble des systèmes de coordonnées et des coordinations perspectives."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, 1947, PUF, 1972, p. 59-60.
"Tant l'étude du dessin que celle de la stéréognosie nous ont appris la nature psychologiquement première (autant que c'est le cas dans la construction axiomatique de l'espace des géomètres) des rapports topologiques les plus simples tels que ceux de voisinage et de séparation. Et, effectivement, le rapport de voisinage exprime le caractère le plus fondamental des actions constitutives de l'espace. Par opposition aux rapports de ressemblance et de différence, qui qualifient les actions de réunion et de sériation engendrant les classes et les relations logiques, indépendamment de la position spatio-temporelle des objets classés ou ordonnés, et qui peuvent ainsi émaner de simples rapprochements de la pensée, une structure spatiale est essentiellement formée de parties voisines, parce que l'action qui engendre l'espace porte sur l'objet comme tel (et non sur les collections disjointes ou séries discontinues d'objets) et consiste à construire ou à reconstruire ses parties de proche en proche, c'est-à-dire précisément en fonction du voisinage. Mais deux éléments voisins peuvent être indissociables parce que s'interpénétrant sans distinction possible : le rapport de séparation leur confère alors cette extériorité, dont on a souvent fait aussi un caractère essentiel de l'espace."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, 1947, PUF, 1972, p. 99.
"En effet, les coordonnées de l'espace euclidien ne sont pas autre chose, en leur point de départ, qu'un vaste réseau étendu à tous les objets, et consistant en relations d'ordre appliquées aux trois dimensions à la fois : chaque objet situé dans ce réseau est donc coordonné par rapport aux autres, selon les trois sortes de rapports simultanés gauche × droite, dessus × dessous et devant × derrière le long de lignes droites parallèles entre elles quant à l'une de ces dimensions et se croisant à angle droit avec celles orientées selon les deux autres. C'est grâce à la construction spontanée d'un tel réseau que les figures peuvent être orientées ou les mouvements dirigés dans l'espace, et c'est faute d'être en sa possession que les jeunes enfants ne parviennent […] ni à construire des droites quelconques ou des parallèles, ni à juger de l'inclinaison de ces droites ou des angles qu'elles forment entre elles. Plus précisément la construction des droites, des parallèles et des angles constitue les étapes préparatoires de cette coordination d'ensemble qu'est un réseau de coordonnées.
Mais un système de coordonnées n'est pas simplement un réseau de rapports d'ordre entre les objets eux-mêmes : il s'applique aux emplacements aussi bien qu'aux objets placés, et permet de conserver invariantes les relations entre ces emplacements indépendamment des déplacements dont sont susceptibles les objets. Il constitue ainsi l'espace euclidien à titre de contenant, relativement indépendant des objets mobiles qui y sont contenus, de même que la coordination projective de tous les points de vue possibles comprend chacun des points de vue effectifs que l'on considère. C'est en ce sens que les espaces projectif et euclidien consistent en des systèmes d'ensemble, par opposition aux rapports topologiques, intérieurs à chaque objet envisagé en lui-même.
Supposons par exemple une suite d'objets d'abord immobiles et ordonnés le long d'une droite, les intervalles entre ces éléments constituant alors […] des « distances » : chacun de ces objets est donc « placé » par rapport aux autres selon un certain ordre et certaines distances (et l'on peut, compléter ce système unidimensionnel par d'autres placements et d'autres distances le long de droites orientées selon les autres dimensions). Admettons maintenant que certains de ces objets se déplacent, permutant leur ordre avec d'autres ou occupant certains espaces vides, tandis que leur emplacement antérieur devient lui-même inoccupé : on pourra alors ordonner les emplacements eux-mêmes indépendamment des objets mobiles, et emboîter des distances entre ces emplacements autant qu'entre les objets. Généralisons enfin ce processus en supposant tous les objets mobiles, mais en considérant leurs emplacements successifs comme immobiles : c'est l'ordination de l'ensemble de ces emplacements, selon les trois dimensions simultanément, qui constituera le système des coordonnées. Or, si un tel système engendre un milieu homogène commun à tous les objets, c'est non seulement que ce soi-disant « contenant » consiste en la réunion de tous les rapports d'ordre et d'intervalles (distances) entre les objets, mais encore que ce contenant diffère de son « contenu » dans la mesure où ces rapports n'englobent pas uniquement les objets à un moment donné, mais toutes leurs positions successives ou simplement possibles et qu'ils rattachent ces emplacements les uns aux autres, en se référant à certains emplacements privilégiés servant d' « origine » à l'ensemble des suivants. Sans doute ces emplacements de référence, qui constituent les « axes » de coordonnées du système, se rapportent-ils eux-mêmes à des objets particuliers, maintenus immobiles par hypothèse, mais alors situés sur un autre plan : par exemple l'espace du sens commun se réfère au sol horizontal ou aux objets verticaux qui lui sont perpendiculaires. Mais le caractère essentiel d'un système de coordonnées n'est pas dans le choix des objets immobiles de référence : il est dans la possibilité même de coordonner indéfiniment les emplacements et les intervalles en élargissant sans cesse le système de départ."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, 1947, PUF, 1972, p. 436-437.
"Rien ne paraît plus simple, au premier abord, qu'un espace structuré [selon un système de coordonnées rectangulaires à deux ou à trois dimensions]. En regardant les objets qui nous entourent, nous les voyons disposés à l'intérieur d'un réseau de droites parallèles, se coupant perpendiculairement selon les trois dimensions. Et, si cette vision des choses nous paraît aller de soi, c'est que l'expérience physique elle-même semble nous imposer une telle structuration, en fonction de toutes les verticales que nous percevons parallèles entre elles, et de toutes les horizontales que nous reconnaissons également parallèles et coupant les premiers à angles paraissant droits. Bien plus, n'importe quel papier quadrillé, quel carrelage ou quelle marqueterie, n'importe quel ensemble d'avenues ou de bâtiments semblent suggérer la même notion indispensable d'axes de coordonnées. Bref, un système de coordonnées est comparable à une table à double ou à triple entrées, dans laquelle tous les objets de l'espace sont ordonnés en correspondance bi-univoque les uns avec les autres selon les diverses colonnes ou les divers casiers prévus, et rien ne paraît plus élémentaire qu'une telle coordination.
Les faits [que nous avons décrit] démontrent au contraire, de la manière la plus nette, combien il est illusoire d'attribuer au sujet humain la connaissance innée ou psychologiquement précoce d'un espace d'ensemble structuré selon un système de coordonnées rectangulaires à deux ou à trois dimensions. Même les notions physiques et physiologiques de verticale et d'horizontale ne donnent lieu à aucune prise de conscience immédiate, et cela pour une raison […] bien simple : c'est qu'une perception ne porte jamais que sur des champs restreints, tandis qu'un système de coordonnées suppose au contraire la coordination opératoire de tous les champs entre eux.
Le système des coordonnées n'est, en effet, pas au point de départ, de la connaissance spatiale, mais au point d'arrivée de la construction psychologique entière de l'espace euclidien ; de même que les notions de succession et de simultanéité, de synchronisme et d'isochronisme, etc., qui définissent un temps homogène, marquent l'arrivée et non pas le départ de la construction du temps. Un système de coordonnées suppose d'abord les notions topologiques d'ordre et de dimensions, c'est-à-dire un ensemble de relations d'ordre permettant de sérier les objets selon n dimensions : par exemple O → A1 → B1 → C1 → ... etc., selon une dimension ; O → A2 → B2 → C2 → ... etc., selon une autre dimension ; etc. Mais il y a plus, car la correspondance topologique entre deux ordres (ou homéomorphie) ne tient pas compte des distances entre les éléments ordonnés, tandis que la correspondance entre 2 ou n ordres selon un système à 2 ou n axes de coordonnées OA1 B1 C1 ... et OA2 B2 C2 ..., etc., maintient égales les distances A1 B1 = A2 B2 ; B1 C1 = B2 C2, etc., et introduit en outre une égalité métrique entre unités successives de distances OA1 = A1 B1 = B1 C1 = ... : OA2 = A2 B2 = B2 C2..., etc. Par le fait, même, les dimensions en jeu dans un tel système donnent lieu à une transformation fondamentale à partir de la notion topologique de dimension.
Celle-ci repose au début […] sur les simples notions d'entourage et d'enveloppement; sans intervention des notions de droite ni d'angle, tandis que les axes d'un système élémentaire de coordonnées consistent en droites qui se coupent à angles de 90° selon les dimensions considérées. Enfin toutes les droites considérées à l'intérieur du système soutiennent entre elles des relations de parallélisme (c'est-à-dire d'angle nul) ou d'angles de diverses valeurs. Au total, un système de coordonnées est donc le produit d'une multiplication logique des relations d'ordre, avec intervention des droites, des distances, des parallèles et des angles, selon n dimensions. On voit en quoi un système d'axes de coordonnées suppose, en plus des rapports topologiques élémentaires, l'ensemble des notions euclidiennes appliquées à la mise en relation de tous les objets entre eux, quels que soient leur proximité ou leur éloignement : c'est donc la structuration d'ensemble de l'espace euclidien que constitue un tel système, et c'est pourquoi sa construction est si tardive."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, 1947, PUF, 1972, p. 484-485.
"Pour le mathématicien lui-même, l'intuition est déjà bien plus qu'un système de perceptions ou d'images : elle est l'intelligence élémentaire de l'espace, à un niveau encore non formalisé. Mais alors réapparaît le problème génétique : d'où vient que cette intelligence puisse s'installer dans le réel si directement qu'elle en paraisse la copie perceptive ou imagée, et ensuite s'en libérer si parfaitement qu'elle semble lui opposer les constructions déductives les plus autonomes et les plus propres au sujet lui-même ?
À cet égard, les expériences contenues en cet ouvrage fournissent la plus simple des réponses : l'intuition de l'espace n'est pas une lecture des propriétés des objets, mais bien, dès le début, une action exercée sur eux ; et c'est parce que cette action enrichit la réalité, physique, au lieu d'en extraire sans plus des structures toutes formées, qu'elle parvient à la dépasser peu à peu, jusqu'à constituer des schémas opératoires susceptibles d'être formalisés et de fonctionner déductivement par eux-mêmes. De l'action sensori-motrice élémentaire à l'opération formelle, l'histoire de l'intuition géométrique est donc celle d'une activité proprement dite, d'abord liée à l'objet auquel elle s'accommode, mais en l'assimilant à son propre fonctionnement jusqu'à la transformer autant que la géométrie a transformé la physique.
C'est dès la prise de contact perspective avec l'expérience que se manifeste cette action, sous les espèces d'une activité sensori-motrice réglant les perceptions : à ce niveau déjà, l'élément sensible se borne à servir de « signifiant », tandis que l'assimilation active et motrice construit les rapports eux-mêmes. C'est ce qu'a pressenti Poincaré dans le rôle attribué par lui aux mouvements, sources des connaissances spatiales les plus élémentaires, mais au lieu d'apercevoir la relation générale entre ces mouvements et les opérations ultérieures de l'intelligence (malgré ses pages célèbres sur l'origine motrice du groupe des déplacements), il a décrit les mouvements en termes de sensations et maintenu à côté d'elles un a priori rationnel chargé de les diriger.
C'est ensuite au niveau de la représentation naissante, que l'action développe son rôle formateur : l'image n'est jamais que l'imitation intérieure et symbolique d'actions antérieurement exécutées, d'abord, puis simplement exécutables, dont nous avons constaté l'importance dans la construction des formes, à partir des rapports topologiques élémentaires de voisinage, d'ordre et d'enveloppement.
C'est enfin aux niveaux des opérations concrètes, puis formelles, que l'action se retrouve en jeu, mais sous la forme à la fois enrichie et épurée des opérations elles-mêmes, lesquelles sont plus riches que les actions initiales, parce que devenues réversibles et susceptibles de composition indéfinies, mais plus pures parce que dépassant désormais d'autant les objets sur lesquels elles portent. Or, l'intérêt de ces opérations constitutives de l'espace est triple. En premier lieu leur ordre de succession génétique est, dans les grandes lignes, parallèles à l'ordre de la construction axiomatique de la géométrie, puisque les rapports topologiques précèdent dans les deux cas les structures projectives et euclidiennes et que ces dernières se trouvent dans les deux cas en une situation d'équivalence du point de vue de la complexité de leurs notions de départ."
Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, 1926, Éditions PUF, Quadrige, 1981, p. 523-524.
"[...] il est facile de montrer que durant les premiers mois, le nourrisson ne perçoit pas des objets proprement dits. Il reconnaît certains tableaux sensoriels familiers, c'est entendu, mais le fait de les reconnaître lorsqu'ils sont présents n'équivaut nullement à les situer quelque part lorsqu'ils sont en dehors du champ perceptif. Il reconnaît en particulier les personnes et sait bien qu'en criant il fera revenir sa maman lorsqu'elle disparaît : mais cela ne prouve pas non plus qu'il lui attribue un corps existant dans l'espace lorsqu'il ne la voit plus. En fait, lorsque le nourrisson commence à saisir ce qu'il voit, il ne présente, au début aucune conduite de recherche lorsque l'on recouvre les jouets désirés d'un mouchoir et cela bien qu'il ait suivi des yeux tout ce que l'on faisait. Dans la suite, il cherchera l'objet caché, mais sans tenir compte de ses déplacements successifs comme si chaque objet était lié à une situation d'ensemble et ne constituait pas un mobile indépendant. Ce n'est que vers la fin de la première année que les objets sont recherchés lorsqu'ils viennent de sortir du champ de la perception, et c'est à ce critère que l'on peut reconnaître un début d'extériorisation du monde matériel. Bref, l'absence initiale d'objets substantiels puis la construction des objets solides et permanents est un premier exemple de ce passage de l'égocentrisme intégral primitif à l'élaboration finale d'un univers extérieur. L'évolution de l'espace pratique est entièrement solidaire de la construction des objets. Au début il y a autant d'espaces, non coordonnés entre eux, que de domaines sensoriels (espaces buccal, visuel, tactile, etc.) et chacun d'eux est centré sur les mouvements et l'activité propres. L'espace visuel, en particulier, ne connaît pas au début les mêmes profondeurs qu'il construira dans la suite. Au terme de la seconde année, au contraire, un espace général est achevé, comprenant tous les autres, caractérisant les rapports des objets entre eux et les contenant dans leur totalité y compris le corps propre. Or, l'élaboration de l'espace est due essentiellement à la coordination des mouvements, et l'on saisit ici le rapport étroit qui relie ce développement à celui de l'intelligence sensori-motrice elle-même."
Jean Piaget, Six Études de psychologie, chap. 1, Gonthier, 1969, p. 20-21, Folio Essais, 1987, p. 24-25.
"1. Caractères généraux de l'évolution génétique de l'espace
Quelle que soit la nature, topologique, projective ou euclidienne, des relations spatiales que l'enfant établit entre des éléments de son environnement, elles se font de plus en plus nombreuses à mesure que l'enfant grandit. Avec l'âge, le nombre de relations prises en compte en même temps augmente, de même que le nombre d'éléments reliés. De plus ces relations se font entre des éléments de plus en plus éloignés aussi bien temporellement que spatialement. Un des premiers caractères de l'évolution est donc l'extension progressive, à tous les points de vue, des mises en relation.
Un deuxième caractère est la construction progressive de systèmes de relations de plus en plus complexes et articulés. Il y a organisation dès le début mais il s'agit d'abord de systèmes qui englobent seulement quelques éléments proches et qui se constituent presque indépendamment les uns des autres. Il peut y avoir des systèmes réduits à une modalité sensorielle, à une zone limitée du corps ; c'est ainsi que l'on a pu parler d'un espace buccal chez le très petit bébé. Le système des relations intrafigurales et celui des relations interfigurales demeurent séparés fort longtemps. De même que des comportements comme localiser des éléments dans des configurations et comparer ces mêmes configurations lorsque leurs éléments sont déplacés n'obéissent pas aux mêmes règles d'invariance.
Une tendance générale est donc le passage d'une juxtaposition à une intégration progressive de systèmes dont la complexité et le degré d'organisation ont augmenté en même temps.
2 - Facteurs de cette évolution
On distingue généralement trois facteurs d'évolution : la maturation organique, les rencontres actives entre l'enfant et son environnement et la pression de l'entourage.
Sans aller jusqu'à suivre Kant et voir dans l'espace une structure a priori de la sensibilité, nous sommes persuadée que notre système nerveux central est programmé pour établir certains systèmes de relation de préférence à d'autres et que l'espace construit à partir d'un même environnement diffère selon les êtres en fonction de la nature de leur système nerveux. L'arrivée à maturité de telle ou telle structure nerveuse, le développement des connexions à l'intérieur d'une structure, entre plusieurs structures, rendent possible tel comportement, tel caractère de l'espace psychologique à un moment donné du développement de l'enfant. Ceci est d'autant plus vrai que l'enfant est plus jeune.
Les rencontres de l'enfant avec l'environnement, l'expérimentation qu'il poursuit avec persévérance en agissant sur lui et en observant les conséquences de ses actions sont indispensables. Mais nous croyons que ces actions ne permettent de développer que des structures psychologiques préformées. Enfin, dans la genèse de l'espace, l'activité cognitive joue un rôle au moins aussi important que l'activité sensori-motrice.
Quant à la pression de l'entourage, elle se fait de plus en plus forte à mesure que l'enfant grandit, est soumis aux moules de l'école. Nous n'en donnerons qu'un exemple. Si les différences d'orientation et les déplacements, perçus depuis l'âge de 4 ou 5 ans, deviennent pertinents vers 7 ans et sont alors pris en considération dans les jugements de l'enfant, c'est que celui-ci est en train d'apprendre à lire et que pour lire il faut tenir compte de la place des lettres et de leur orientation.
Enfin, on peut se demander si les espaces psychologiques potentiels ne sont pas beaucoup plus nombreux que ceux qui se réalisent et si, parmi tous les possibles, seuls sont retenus et construits ceux qui conviennent le mieux à notre environnement géographique et à notre milieu culturel. Mais ceci ne peut être que spéculatif."
Éliane Vurpillot, "Débuts de la construction de l'espace chez l'enfant", in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 128-130.
"Interprétant les travaux de J. Piaget et H. Wallon, J. Guillouet reconnaît quatre étapes principales dans la formation de l'espace vécu chez l'enfant. Elles peuvent se résumer ainsi :
- La première enfance, de la naissance à trois ans, aboutit à la « conquête » partielle du cadre familial. Première découverte du monde, extraordinairement riche, elle se décompose elle-même en plusieurs sous-étapes où interviennent successivement l'image maternelle, visage humain en même temps que satisfaction de besoins et de désirs (premiers mois), la coordination sensori-motrice globale, étape importante dans la découverte du corps (six mois), le « schéma de l'objet permanent », de celui qu'on essaie de retrouver même s'il est encore mal situé (un an), la locomotion, les déplacements, une première expérience des distances, directions et localisations (un-deux ans), l'accession au langage, à la fonction symbolique qui détache peu à peu l'action immédiate d'un espace mental, enfin l'émergence de la personnalité du père, le premier à être autre, à la fois proche et lointain, celui qui s'en va hors de la maison et qui revient (trois ans).
- La deuxième enfance, de trois à six ans, se caractérise par l'extension du champ d'expérience de la maison à la cour, au jardin, à l'école maternelle. Elle se distingue aussi par un égocentrisme marqué et par l'adhérence étroite aux apparences perceptives les plus réalistes, ce qui n'exclut pas cependant une confusion constante dans la distinction du réel et de l'imaginaire ; dans une préhension immédiate des choses, c'est un peu l'âge magique dans l'établissement des rapports de l'enfant au monde. Ses dessins ont alors une fraîcheur et ses discours une portée cosmique ou métaphysique qu'ils n'oseront plus ensuite jamais reprendre.
- La troisième enfance, de six à douze ans, permet la découverte du village ou du quartier avec quelques incursions encore vagues vers de plus vastes régions ; en même temps et surtout, le développement de la sociabilité autorise des rapports de groupe hors de la famille dans le cadre ou hors du cadre scolaire ; perdant ses traits d'égocentrisme, la vision du monde accède peu à peu à l'objectivité dans un espace euclidien.
- La puberté-adolescence se développe dans une double mutation du corps et de l'affectivité, du monde découvert et du monde à découvrir. La crise se manifeste par le repli ou par le voyage ou par les deux attitudes. L'affirmation personnelle recrée un certain égocentrisme au milieu de coordonnées qui sont plus sociales que spatiales. De nouveau, le monde semble se compliquer, et c'est, par un apprentissage aux gestes maladroits, une sorte de deuxième naissance.
Mais, au-delà de la définition de ces étapes, l'étude de la psychologie de l'espace chez l'enfant et l'adolescent montre, dans la complexité des représentations, toute l'épaisseur des valeurs qui lient l'homme jeune puis l'homme au milieu dans lequel il vit. Est-il exagéré d'affirmer que les cinq remarques qui suivent valent pour la vie ?
- Les structures de la perception et de l'intelligence de l'espace se fondent, comme toutes les structures psychologiques, sur des schèmes qui sont de proche en proche adaptés aux situations nouvelles par assimilation et accommodation. L'espace vécu est une expérience continue.
- De la sorte, l'espace vécu doit intégrer la dimension du temps (le temps historique, mais aussi et surtout le temps personnel) ainsi que le mouvement qui est déplacement dans le temps et dans l'espace... « L'enfant vient au monde » : l'expression populaire résume parfaitement ce premier acte fondamental que prolongeront les gestes, les déplacements, les voyages... L'espace vécu est un espace-mouvement et un espace-temps vécu.
- Par définition, l'espace vécu est égocentrique, centré sur le Moi, et plus particulièrement sur le corps dont on a déjà souligné le rôle (à la naissance, aux premières semaines, au cours des premiers pas, au moment de la puberté...) et dont on pourra de nouveau mesurer l'importance.
- Mais cet espace est aussi peuplé d'autres personnes, la mère, le père, les frères et soeurs, les enseignants, les camarades, les premières grappes d'une société. L'espace vécu est aussi, dès le plus jeune âge, un espace social.
- L'appréciation la plus délicate reste celle qui doit distinguer dans l'activité représentative la part respective du pratique et de l'affectif, du fonctionnel et du magique, du matériel et du mental. Toutes ces composantes se retrouvent chez l'enfant et probablement chez l'adulte; c'est évidemment affaire de philosophe que de déterminer laquelle prédomine. Mais il faut bien constater que si l'espace vécu accède aux conceptualisations rationnelles de l'intelligence, au raisonnement dans un espace cartésien et euclidien, il se révèle aussi lourd de charges plus obscures où se mêlent les scories de l'affectif, du magique, de l'imaginaire."
Armand Frémont, La région, espace vécu, 1976, 2e édition, 1999, Champs essais, 2009, p. 66-68.
Retour au menu sur l'espace