"Trop tard : toute la profonde amertume du regret tient dans ces deux mots ; ils reviennent, tel un obsédant remords, dans les contes et romans de Leonid Andreïev, Le silence, Le cadeau, et tant d'autres : plus jamais le pope inconsolable qui a laissé sa fille se tuer ne réparera l'irréparable ; jamais le petit garçon malade, mort à l'hôpital le lendemain de Pâques, ne verra le cadeau qui lui a été apporté en retard ; comme dans la Chanson du petit cheval de Prosper Estieu mise en musique par Déodat de Séverac, il est trop tard, incurablement, irrémédiablement trop tard. « Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ? » C'est ainsi que Verlaine interroge son destin. Déodat de Séverac et Gabriel Fauré ont mis tous les deux en musique ce poème déchirant de la jeunesse perdue. Qu'as-tu fait de ta vie ? « Trop tôt » aussi est un échec, comme toute initiative trop précoce est un échec : les circonstances favorables n'étaient pas toutes réunies, et j'ai donc mal visé ; je suis tombé non à point nommé, mais à côté de ce point, et plus précisément en deçà de l'instant privilégié, avant le Kaïros, c'est-à-dire avant l'occasion propice. Toutefois trop tôt et trop tard ne sont nullement deux anachronismes symétriques, l'un en deçà, l'autre au-delà de l'heureuse occurrence : dans le préjugé selon lequel le « déjà-plus » (jam non) est un renversement du « pas-encore » (nondum), il nous faut reconnaître à nouveau l'idole spatiale de la symétrie et le mythe de la « garniture de cheminée » que nous dénoncions en soulignant l'irréductible dissymétrie du passé et du futur, du regret et de l'espoir; les deux intempestivités, c'est-à-dire les deux manières inverses de ne pas arriver à temps, ni à propos, ou mieux les deux manières d'intervenir à contretemps et hors de propos, ces deux intempestivités se feraient pendant de part et d'autre de la juste opportunité, comme le « trop » et le « pas assez », comme l'excès et le défaut se font pendant des deux côtés du juste milieu aristotélicien : l'un à droite, l'autre à gauche ! Faut-il penser que le contretemps citérieur et le contretemps ultérieur sont équivalents lorsqu'ils sont équidistants par rapport à la fine pointe du bon moment ? Faut-il penser que le retard est en somme une avance à l'envers ? Ce serait la pire des absurdités. Car il est absurde, voire absurdissime de méconnaître l'incomparabilité foncière du passé et du futur, et l'essentielle dissymétrie du devenir, et l'orientation vectorielle de l'irréversible. Non seulement cela ne revient pas au même que le « raté » soit antécédent ou conséquent, mais la situation change du tout au tout quand, loin de rester en deçà, nous arrivons après coup et au-delà de la conjoncture. Le Trop tôt laisse intact l'espoir et préserve sinon les promesses, du moins les possibilités du devenir. Et quant aux deux mots Pas-encore, ils nous disent indirectement : patientez, ne désespérez pas, ne soyez pas trop pressés, vous aurez votre heure ; votre intervention était simplement « prématurée » : c'est-à-dire que la situation n'était pas « mûre », mais qu'elle le sera plus tard et que la « maturation » garde en réserve toutes ses virtualités organiques ; le devenir, en tant que futurition, les fera advenir ; il n'est que de savoir attendre ! Et par exemple : mieux vaut se tromper par excès de hâte que par excès de lenteur ; mieux vaut hâtivement que tardivement ; mieux vaut décorer trop tôt celui qui ne le mérite pas encore, mais le méritera peut-être un jour : rien n'est encore perdu puisque rien n'est joué ni tranché ni décidé. Le seul anachronisme irrémédiable est l'anachronisme rétrospectif, et plus encore l'anachronisme posthume, celui d'une intervention qui advient par-delà l'irréparable-irrévocable de la mort : dans le geste par lequel on épingle une médaille sur le veston du défunt faut-il voir une amère dérision ou la marque d'une solennelle impuissance ? Quand tout est fini et consommé, quand l'injustice est à jamais incompensable, il nous reste les symboles et les rites… ou bien le remords éternel d'avoir manqué l'occasion."
Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, Champs essais, 2011, p. 187-189.
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