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Hors des sentiers battus
La perception de l'espace

   "J'ai conscience d'un monde qui s'étend sans fin dans l'espace. Que veut dire : j'en ai conscience ? D'abord ceci : je le découvre par une intuition immédiate, j'en ai l'expérience. Par la vue, le toucher, l'ouïe, etc., selon les différents modes de la perception sensible, les choses corporelles sont simplement là pour moi, avec une distribution spatiale quelconque ; elles sont « présentes » au sens littéral ou figuré, que je leur accord ou non une attention particulière, que je m'en occupe ou non en les considérant, en pensant, sentant ou voulant. Les êtres animés également, tels les hommes, sont là pour moi de façon immédiate ; je les regarde, je les vois, je les entends approcher, je leur prends la main et parle avec eux ; je comprends immédiatement ce qu'ils se représentent et pensent, quels sentiments ils ressentent, ce qu'ils souhaitent ou veulent. De plus ils sont présents dans mon champ d'intuition, en tant que réalités, alors même que je ne leur prête pas attention. Mais il n'est pas nécessaire qu'ils se trouvent justement dans mon champ de perception, ni eux ni non plus les autres objets. Pour moi des objets réels sont là, porteurs de déterminations, plus ou moins connus, faisant corps avec les objets perçus effectivement, sans être eux-mêmes perçus, ni même présents de façon intuitive. le puis déplacer mon attention, la détacher de ce bureau que je viens de voir et d'observer attentivement, la porter, à travers la partie de la pièce que je ne voyais pas, derrière mon dos, vers la véranda, dans le jardin, vers les enfants sous la tonnelle, etc., vers tous les objets dont je « sais » justement qu'ils sont à telle ou telle place dans l'environnement immédiatement co-présent à ma conscience ; ce savoir d'ailleurs n'a rien de la pensée conceptuelle et il suffit de tourner l'attention vers ces objets, ne serait-ce que d'une façon partielle et le plus souvent très imparfaite, pour convertir ce savoir en une intuition claire.
  Mais l'ensemble de ces objets co-présents [Mitgegenwärtigen] à l'intuition de façon claire ou obscure, distincte ou confuse, et cernant constamment le champ actuel de la perception, n'épuise même pas le monde qui pour moi est « là » de façon consciente, à chaque instant où je suis vigilant. Au contraire, il s'étend‚ sans limite selon un ordre fixe d'êtres. Ce qui est actuellement perçu et plus ou moins clairement co-présent et déterminé (ou du moins déterminé de quelque côté) est pour une part traversé pour une part environné‚  par un horizon obscurément conscient de réalité indéterminée. Je peux, avec un succès variable, projeter sur lui, comme un rayon, le regard de l'attention qui soudain l'éclaire : toute une suite de présentifications chargées de déterminations, d'abord obscures, puis prenant progressivement vie, m'aident à faire surgir quelque chose : ces souvenirs feraient une chaîne, le cercle du déterminé‚ ne cesse (le s'élargir, au point que parfois la liaison s'établit avec le champ de perceptions, c'est-à-dire avec l'environnement central. En général, le résultat est tout autre : c'est d'abord une brume stérile où tout est obscur et indéterminé : puis elle se peuple de possibilité ou de conjectures intuitives, et seule est tracée la « forme » du monde précisément en tant que monde. L'environnement indéterminé‚ s'étend d'ailleurs à l'infini. Cet horizon brumeux, incapable à jamais d'une totale détermination est nécessairement là.

 

Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Deuxième section, Chapitre premier, § 27, trad. Paul Ricoeur, p. 48-49 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 87-89.



  "[…] ce que nous appelons le monde de notre perception n'est déjà plus quelque chose de simple, un donné qui va de soi dès le début. Ce monde n' « est » qu'à la condition d'être traversé, saisi, par certains actes théoriques fondamentaux qui l' « appréhendent » et le déterminent. Ce rapport fondamental apparaît peut-être avec le plus de clarté lorsqu'on part de l'intuition de notre monde de la perception, de la mise en forme spatiale. Les rapports de coexistence, de proximité, d'exclusion et de juxtaposition dans l'espace ne sont en aucune manière simplement donnés en même temps que les sensations pures, la « matière » sensible qui s'ordonne dans l'espace. Ces rapports sont un résultat extrêmement complexe, et entièrement indirect de la pensée expérimentale. Quand nous attribuons aux choses dans l'espace une grandeur, une situation et un éloignement, nous n'exprimons pas un simple donné de la sensation. Nous insérons au contraire les données sensibles dans un système cohérent de corrélations qui s'avère en dernière analyse n'être rien d'autre que la corrélation pure du jugement. Toute articulation de l'espace suppose une articulation dans le jugement. Toutes les différences de place, de grandeur et de distance ne peuvent être saisies et établies que si chacune des impressions sensibles est justiciable chaque fois d'un jugement et reçoit une signification différente. L'analyse critique du problème de l'espace comme l'analyse psychologique ont éclairé cet état de fait e tous les côtés et l'ont fixé dans ses traits essentiels. Qu'on choisisse de l'exprimer avec Helmholtz par le concept de « syllogismes inconscients », ou qu'on abandonne cette expression, qui recèle de fait certaines ambiguïtés et certains dangers, il reste dans tous les cas un résultat qui est commun à la théorie transcendantale et à la théorie physiologique et psychologique, à savoir que la mise en place spatiale du monde de la perception, dans sa totalité et dans le détail, remonte à des actes d'identification, de différenciation, de comparaison et d'attribution qui sont, quant à leur forme fondamentale, de nature intellectuelle. Il faut que les impressions soient divisées et articulées par de tels actes, et qu'elles soient renvoyées à différentes couches de significations, pour que naisse pour nous, comme un reflet intuitif de cette stratification théorique des significations, l'articulation « dans » l'espace ; et cette « stratification » des impressions, telle qu'elle nous est décrite dans le détail par l'optique physiologique, ne serait pas elle-même possible si elle ne fondait à son tour sur un principe universel, un critère d'un emploi généralisé. Le passage du monde de l'impression sensible immédiate au monde médiatisé de la « représentation » intuitive, et singulièrement spatiale, n'est possible que si, dans le flux de la série toujours identique des impressions, les rapports constants que celles-ci entretiennent entre elles, et sous lesquels elles réapparaissent périodiquement, ne se constituaient pas progressivement en termes autonomes et s'ils ne se distinguaient pas ainsi de manière caractéristique des contenus sensibles instables qui ne cessent de varier d'un instant à l'autre."

 

Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Tome 2 : la pensée mythique, 1925, Les Éditions de Minuit, 1999, p. 50-51.



  "§ 1. Perception et représentation de l'espace : le rôle de l'image. - Une première distinction essentielle à introduire dans la série des échelons que nous avons étudiés est celle de la perception même de l'espace et des premières représentations imagées. Il se produit, en effet, ceci que, la perception spatiale se constituant en contact direct, avec l'objet, tandis que l'image intervenant en son absence, l'espace perceptif se construit beaucoup plus rapidement que l'espace représentatif : il atteint même un niveau déjà projectif et, quasi métrique au moment où débute la représentation imagée, et où celle-ci en demeure à la construction, et en partie à la reconstruction, des rapports topologiques élémentaires. Il y a donc un décalage, et même de quelques années, entre les deux constructions perceptive et représentative, malgré l'analogie de leurs processus évolutifs, de telle sorte que, si l'on n'aperçoit pas la dualité des plans, on a l'illusion que l'élaboration de l'espace débute avec les formes euclidiennes simples. Or, lorsqu'on les observe vers l'âge de 2 à 4 ans, celles-ci sont, à la fois dérivées, du point de vue perceptif (parce que préparées par un développement qui débute dès les premières semaines de l'existence), et non encore assimilées par la représentation (laquelle travaille sur ces formes perceptives complexes, mais au moyen de rapports beaucoup plus élémentaires). Il est donc indispensable de dissocier l'espace perceptif de l'espace représentatif, pour fournir une théorie adéquate de l'intuition géométrique.
  L'espace perceptif nous est apparu lui-même comme étant déjà un produit, complexe, résultant à la fois de la perception comme telle, et d'une activité  sensori-motrice dirigeant et coordonnant les divers mouvements qui déterminent les centrations perceptives. Cette activité sensori-motrice englobe l'ensemble des conduites du nourrisson, puis se spécialise, après l'apparition de la représentation, dans les domaines moteur et perceptif qui continuent, durant toute l'existence, de constituer la substructure des constructions représentatives. Au cours de la première année, c'est donc une activité sensori-motrice générale qui conduit le sujet, par la manipulation des objets, leur déplacement, leur rotation, etc., à attribuer à ceux-ci une forme et une grandeur constante, outre la permanence substantielle dont ils sont dotés lorsqu'ils disparaissent du champ perceptif. Dans la suite, c'est la même activité, mais spécialisée dans l'organisation des mouvements de l'oeil, etc., qui rend compte des régulations déterminant l'évaluation des grandeurs à distance ou des formes en perspective.

  Or, dans la mesure ou intervient une telle activité sensori-motrice dès le niveau de l'espace perceptif, il est déjà possible de distinguer, quoique à l'état relativement indifférencié, les deux fonctions complémentaires qui remplissent la sensibilité et la motricité : les rapports spatiaux eux-mêmes sont élaborés grâce à cette dernière, mais dès leur construction et surtout une fois construits, ils sont « signifiés » grâce à des « signifiants » consistant précisément en indices sensoriels. C'est ainsi que, dans une forme vue en perspective, ou en profondeur, il interviendra une série de « rapports virtuel » dépassant les données enregistrées telles quelles par les organes récepteurs. Or, ces rapports virtuels sont un produit de la motricité, tandis que l'élément sensoriel actuel remplit à leur égard la fonction d'indice.
  Mais l'activité sensori-motrice ne saurait à elle seule franchir les bornes du champ des objets présents, en contact direct avec le sujet. Tout au plus parvient-elle à certaines anticipations et reconstitutions, qui lui permettent de situer l'objet derrière des écrans ou de grouper les déplacements selon certains « détours ». Mais là s'arrête son pouvoir et c'est à la représentation à étendre le champ spatial au-delà des limites du champ perceptif.
  C'est à partir du moment où apparaît la fonction symbolique, c'est-à-dire où se différencient les « signifiants », sous forme de symboles (images) ou de signes (mots), que les « signifiés », sous forme de rapports préconceptuels ou conceptuels, que la représentation se surajoute à l'activité sensori-motrice. C'est à ce niveau que débute l'espace représentatif […]"

 

Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l'espace chez l'enfant, PUF, 1972, p. 526-527.



  "[...] il est facile de montrer que durant les premiers mois, le nourrisson ne perçoit pas des objets proprement dits. Il reconnaît certains tableaux sensoriels familiers, c'est entendu, mais le fait de les reconnaître lorsqu'ils sont présents n'équivaut nullement à les situer quelque part lorsqu'ils sont en dehors du champ perceptif. Il reconnaît en particulier les personnes et sait bien qu'en criant il fera revenir sa maman lorsqu'elle disparaît : mais cela ne prouve pas non plus qu'il lui attribue un corps existant dans l'espace lorsqu'il ne la voit plus. En fait, lorsque le nourrisson commence à saisir ce qu'il voit, il ne présente, au début aucune conduite de recherche lorsque l'on recouvre les jouets désirés d'un mouchoir et cela bien qu'il ait suivi des yeux tout ce que l'on faisait. Dans la suite, il cherchera l'objet caché, mais sans tenir compte de ses déplacements successifs comme si chaque objet était lié à une situation d'ensemble et ne constituait pas un mobile indépendant. Ce n'est que vers la fin de la première année que les objets sont recherchés lorsqu'ils viennent de sortir du champ de la perception, et c'est à ce critère que l'on peut reconnaître un début d'extériorisation du monde matériel. Bref, l'absence initiale d'objets substantiels puis la construction des objets solides et permanents est un premier exemple de ce passage de l'égocentrisme intégral primitif à l'élaboration finale d'un univers extérieur. L'évolution de l'espace pratique est entièrement solidaire de la construction des objets. Au début il y a autant d'espaces, non coordonnés entre eux, que de domaines sensoriels (espaces buccal, visuel, tactile, etc.) et chacun d'eux est centré sur les mouvements et l'activité propres. L'espace visuel, en particulier, ne connaît pas au début les mêmes profondeurs qu'il construira dans la suite. Au terme de la seconde année, au contraire, un espace général est achevé, comprenant tous les autres, caractérisant les rapports des objets entre eux et les contenant dans leur totalité y compris le corps propre. Or, l'élaboration de l'espace est due essentiellement à la coordination des mouvements, et l'on saisit ici le rapport étroit qui relie ce développement à celui de l'intelligence sensori-motrice elle-même."

 

Jean Piaget, Six Études de psychologie, chap. 1, Gonthier, 1969, p. 20-21, Folio Essais, 1987, p. 24-25.

 



  "Bien que nous percevions les objets avec leur forme et leur identité propres, dans un monde qui présente certaines propriétés stables ou prédictibles, et qui obéit à des forces physiques indépendantes de nous, la perception de la réalité externe est une création de notre comportement. La conscience de l'espace dépend d'activités cérébrales et des changements opérés par le cerveau sur les relations entre les stimulus dans le temps et dans l'espace. Mais la majeure partie de cette activité reste hors du champ de la conscience. De même, la forme des outils sensoriels et les modalités de la prise d'information s'imposent à nous sans que nous en prenions conscience. La perception spatiale débute par des activités de fréquence et d'ampleur limitées qui, par un faible déplacement des récepteurs, apportent une information plus riche sur une partie de la structure spatiale de la réalité externe. Mais ces activités sélectives échappent à notre conscience et sont extrêmement difficiles à observer chez autrui. Ce paradoxe inhérent à notre expérience est source de grandes difficultés pour les théoriciens de la perception.
  Grâce à J. J. Gibson, nous savons maintenant que le moindre mouvement nous apporte une information extrêmement riche et redondante sur la structure spatiale du monde physique. En effet, qu'il s'agisse de la lumière, du son, des vibrations ou des odeurs, la répartition des masses et la résistance solide à la force sont source d'informations dont la diffusion et l'interpénétration permettent, même à partir de points éloignés, de se faire une idée détaillée de la structure d'un endroit donné. L'information dont le cerveau peut disposer en une zone quelconque du champ d'observation est suffisante pour qu'il en tire une image ou un modèle détaillés des objets, de leur forme et des relations spatiales qu'ils entretiennent, sans que le sujet ait un « contact » physique direct avec autre chose qu’un infime échantillon des points inclus dans cette image.
  Toutefois, quelque riche et univoque que soit l'information sur la structure spatiale dont peut disposer un sujet qui observe des points éloignés, le processus d'assimilation perceptif est limité par les mécanismes physiologiques qui le régissent. C'est pourquoi nous ne sommes pas d'accord avec Gibson pour qui la perception des objets dans l'espace peut être comprise sans se référer à l'appareil cérébral et à la contribution de celui-ci dans la perception de  l'espace.
  En premier lieu, la perception étant le produit d'activités, elle provient de modifications spatiales et temporelles de l'influx sensoriel qui dépendent, en qualité et en quantité, de l'ampleur, du rythme, de la fréquence, et de la succession des activités. C'est pourquoi nous devons analyser les structures types que nous découvrons dans les activités qui accompagnent la perception de l'espace. Les dimensions de l'espace perçu sont liées aux dimensions de ces activités.
  En second lieu, l'appareil cérébral confère une unité à l'espace perçu. Beaucoup pensent que le simple fait de bouger une partie quelconque du corps, comme par exemple lorsqu'il y une rotation des yeux, nécessite une compensation pour que l'espace perçu soit stable par rapport au corps propre. De même, on considère que la locomotion suppose une compensation. On pense que cette compensation provient d'une décharge corollaire liée aux efférences. Cependant, les actions de déplacement de parties du corps (yeux, oreilles, mains) sont, tout comme les déplacements du corps lui-même, des mesures utilisées pour la détection de l'espace. Leur extension et leur durée d'exécution sont spécifiées dès le début par le cerveau, en rapport avec une image perceptive de l'espace extra-corporel. Contrairement aux changements de position du corps qui sont entièrement soumis au monde extérieur (comme lorsque, brusquement et sans s'y attendre, on est bousculé par un coup de vent ou par le tangage d'un bateau), ces actions de déplacement qui sont entièrement déterminées ne demandent aucune compensation, bien que des écarts mineurs puissent rendre nécessaire un ajustement par approximations successives, ajustement qui peut se faire au moyen d’un enchaînement des points d'observation de plus en plus proches du but. Ces actions de déplacement sont reliées en un espace cohérent et égocentrique, de nature neurologique.
  Les actions déplacement sont de deux sortes : 1) les déplacements continus qui sont régis (peut-être de manière intermittente) par des schémas de transformation élaborés dans le champ de réafférences qu'ils créent; 2) les déplacements balistiques, ou par saccades, qui se font d'un point à un autre, à l'intérieur de l'espace perçu.
  Dans la construction initiale de l'espace dans un milieu inconnu, la fonction primaire est évidemment de nature continue, car il est nécessaire de choisir des points de référence à l'intérieur d’un espace dont les ambiguïtés ont été éliminées. Ces points de référence servent alors à une exploration par saccades, effectuée par divers appareils sensori-moteurs – les deux yeux, les dix doigts, les deux oreilles, la langue et les lèvres, etc. – qui agissent à l’unisson. Ces organes, permettent d'appréhender plus complètement et en détail la structure spatiale locale, à condition qu'ils soient dirigés et stabilisés pour permettre à leur fort pouvoir séparateur d'opérer en un seul point à la fois ou en un groupe de points.
  Il s'ensuit que le sens de la durée, de même que le sens de la taille et de la distance, doit avoir son origine première dans les fonctions du cerveau génératrices d'actions et de réafférences, et que les aspects temps et distance de l'espace perçu sont issus des mêmes fonctions cérébrales.
  Traditionnellement, on considère que l'espace et le temps sont deux propriétés distinctes du monde. Considérons l'espace métrique : quand nous mesurons une distance, comme c'est le cas en géographie ou en architecture nous prenons du temps pour aller et venir, mais nos mesures ne rendent pas compte de ce temps. Au contraire, la perception immédiate de l'espace est toujours une activité orientée temporellement. La seule manière de retenir une image spatiale qui puisse servir de référence et qui soit en dehors du temps consiste à éliminer mentalement le temps ; c'est le cas lorsqu'on repère le territoire d'un habitat ou qu'on reconnaît un objet particulier. L'indépendance par rapport à l'espace immédiat et à l'écoulement du temps suppose que l'on fasse abstraction d'un ensemble d'événements qui auraient pu être ou qui ont été liés à une action, anticipée ou déjà effectuée.
  Nous avons une connaissance très insuffisante du mécanisme cérébral qui permet une telle abstraction. L'intelligence supérieure dépend entièrement de cette capacité et le siège des circuits nerveux qui en sont responsables doit se trouver dans les hémisphères cérébraux.
  Pour nous résumer, l'espace perçu est une construction de l'esprit, au même titre que la musique, même s'il est utilisé comme un modèle de la réalité externe. Comme dans la musique, il y a dans la perception de la forme et dans la construction de l'environnement, à la fois un instrumentiste et un instrument. L’instrument (le monde physique) a sa structure inhérente et évolue selon ses propres lois ; le musicien impose ses propres rythmes et ses formes d'action.

  La perception des relations spatiales est remarquable par son pouvoir d'extrapoler, à partir de fragments d'information pour constituer des ensembles, et par sa capacité à manier des phénomènes cinétiques pour en tirer des invariants. Des mélodies de lumière, de son, de force ou de température produites par des actions physiques, chacune avec sa forme et sa modalité, peuvent être regroupées ou anticipées comme des ensembles. Ces propriétés émanent de la structure du système cérébral responsable de la construction de l'espace.
  Les différentes parties du corps agissent dans un espace unique pour explorer ou utiliser les objets et phénomènes qui le constituent. Le cerveau les intègre en un espace unifié. L'analyse des éléments particuliers qui constituent chaque point de l'espace permet de découvrir les détails, ce qui conduit à une infinie variété d'approches des objets. Pour réaliser cette analyse, il faut d'abord que les relations générales de l'espace et ses changements soient maîtrisés dans leur ensemble."

 

Jacques Paillard, "Traitement des informations spatiales", in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 66-69.


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Date de création : 02/11/2013 @ 16:08
Dernière modification : 03/01/2014 @ 12:22
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