"À la vérité, je viens de parler du temps et de l'unité du temps, mais les Nuers n'ont aucune expression équivalente au « temps » de notre langage, et se trouvent donc incapables de parler comme nous du temps comme quelque chose de réel, qui passe, que l'on peut perdre, que l'on peut gagner et ainsi de suite. Je ne crois pas qu'ils éprouvent jamais ce sentiment de lutter contre la montre ou d'ajuster leur activité à un passage abstrait du temps : leurs points de repère ne sont-ils pas surtout les activités elles-mêmes ? Or, ces activités ont en général des allures de loisir. Les événements suivent un ordre logique, mais nul système abstrait ne les encadre, en l'absence de points de repères autonomes auxquels ces activités devraient se conformer avec précision. Les Nuers ont bien de la chance."
Edward Evan Evans-Pritchard, Les Nuers, 1940, tr. fr. Louis Évrard, Gallimard, Paris, 1968, p. 127.
"Je suis arrivé à la conclusion qu'il est inexact de considérer comme allant de soi qu'un Hopi connaissant seulement la langue hopi et les idées culturelles de son propre milieu a les mêmes notions du temps et de l'espace que nous – notions souvent supposées d'origine intuitive et généralement tenues pour universelles. En particulier, il n'a pas de notion ou d'intuition générale du TEMPS, selon laquelle celui-ci apparaît comme un continu s'écoulant régulièrement et dans lequel toute chose de l'univers se meut à la même allure, hors d'un futur, à travers un présent, dans un passé ; ou bien, pour renverser l'image, dans laquelle l'observateur est emporté continûment au fil de la durée, à partir d'un passé et en direction d'un futur.
Au terme d'une longue étude et après une analyse attentive, on a constaté que la langue Hopi ne contient pas de mots, de formes grammaticales, de constructions ou d'expressions qui se rapportent directement à ce que nous appelons « temps ». Il n'en est pas non plus qui soient relatifs au passé, au présent et au futur, ou à la notion de permanence ou de durée, ou au mouvement, considéré sur le plan cinématique plutôt que dynamique (c'est-à-dire en tant que translation continue dans l'espace et le temps plutôt que comme la manifestation d'un effort dynamique obéissant à un certain processus). On note enfin qu'il n'y a aucune donnée linguistique qui se rapporte à l'espace de manière à exclure cet élément d'extension ou d'existence que nous appelons temps, et qui ainsi laisse implicitement un résidu qui pourrait être désigné sous le nom de « temps ». En conséquence, la langue Hopi ne contient aucune référence au « temps », soit explicite, soit implicite.
D'autre part, la langue Hopi est capable de rendre compte et de décrire correctement, d'un façon pragmatique et opératoire, tous les phénomènes de l'univers. J'en conclus donc qu'il est erroné de croire que la pensée Hopi contient, à quelque degré que ce soit, la notion – qu'on suppose être perçue intuitivement – du « temps » qui passe. De même qu'il est possible de concevoir un nombre illimité de géométries non euclidiennes qui donnent une description également parfaite des configurations spatiales, de même il peut exister des descriptions de l'univers, tout aussi valables, qui ne contiennent pas les contrastes qui nous sont familiers de temps et d'espace. La théorie de la relativité dans la physique moderne est une description du même ordre, conçue en termes de mathématiques, et la « vision du monde » Hopi en est une autre, entièrement différente, non mathématique et linguistique.
La langue et la culture Hopi recèlent donc une métaphysique, au même titre que notre conception prétendument naïve du temps et de l'espace, il s'agit cependant d'un métaphysique qui diffère de celles-ci."
Benjamin Lee Whorf, "Un modèle américain de l'univers", 1936, tr. fr. Claude Carme, in Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1971, p. 5-7.
"Dans toutes les langues occidentales, le temps est traité comme un flux continu composé d'un passé, un présent et un futur. Nous avons réussi, en quelque sorte, à concrétiser ou extérioriser la manière dont nous nous représentons le passage du temps. Nous pouvons ainsi avoir l'impression de maîtriser le temps, de le contrôler, le passer, le gagner ou le gaspiller. Aussi, le processus du « temps qui passe » nous semble réel et tangible parce que nous pouvons lui attacher une valeur numérique. Alors que dans la langue hopi, les verbes ne se conjuguent ni au passé, ni au présent, ni au futur. Ils n'ont pas de temps, mais indiquent la validité d'une affirmation -la nature de la relation entre celui qui parle et sa connaissance, ou son expérience de ce dont il parle. Quand un Hopi dit : « Il a plu cette nuit », l'auditeur sait comment cet interlocuteur hopi a su qu'il avait plu : ou il était dehors et la pluie l'a mouillé, ou il a regardé dehors et il a vu qu'il pleuvait, ou bien quelqu'un est entré chez lui et lui a dit qu'il pleuvait, ou encore, il a constaté, en se réveillant le matin, que le sol était mouillé, et il en a déduit qu'il avait plu.
Dans les langues occidentales, des termes associés à la notion de temps, comme « été » et « hiver », sont des noms, et ceci leur donne une qualité matérielle dans la mesure où on peut les traiter comme n'importe quel autre nom, les compter et les mettre au pluriel. Autrement dit, ils ont le même statut que des objets. Alors que pour les Hopi, les saisons « sont » plutôt des adjectifs (l'adjectif en est le plus proche équivalent dans les langues occidentales). Les Hopi ne peuvent dire de l'été qu'il est chaud, parce que l'été est la qualité « chaud », exactement comme une pomme a la qualité « rouge ». « Été » et « chaud » ne font qu'un ! L'été est un état : chaud. Rien dans le terme « été » n'implique la notion de temps, ou l'idée que du temps a passé - au sens où on l'entend dans les langues occidentales.
Il est clair, par ailleurs, que l'accent que nous mettons sur le fait de gagner du temps va de pair avec sa quantification et son statut de nom, impliquant une valorisation particulière de la vitesse, comme le démontre souvent notre comportement.
Vivre, comme les Hopi, dans un éternel présent, et vivre le « maintenant » à se préparer à des cérémonies, ne donne pas l'impression que le temps soit un implacable tyran, ni qu'il soit assimilé à l'argent et au progrès, comme il l'est en Occident. Pour les Occidentaux, le temps est susceptible de s'additionner, ce qui les empêcha d'oublier qu'il s'écoule. Ceci peut d'ailleurs être pénible. Pour les Hopi, au contraire, l'expérience du temps est plus naturelle - comme la respiration, elle est un élément rythmique de la vie. Ainsi, les Hopi, à ma connaissance, ne se sont jamais préoccupés de philosopher sur « l'expérience » du temps, ou la nature du temps."
Edward T. Hall, La Danse de la vie. Temps culturel, temps vécu, 1983, Points Seuil, 1992, p. 48-49.
"En Occident […] peu de choses échappent à la « main de fer » de l'organisation monochrone. Le temps est si étroitement mêlé à la trame de l'existence que nous n'avons qu'une conscience partielle de la manière dont il détermine le comportement des individus, et modèle de manière subtile les relations interindividuelles. En fait, la vie professionnelle, sociale, et même sexuelle d'un individu est généralement dominée par un horaire, ou un programme. En programmant, on compartimente : ceci permet de se concentrer sur une chose à la fois, mais se traduit aussi par un appauvrissement du contexte de la communication interindividuelle. En soi, programmer sélectionne ce qui est ou non perçu et observé, et ne permet de tenir compte que d'un nombre limité de phénomènes dans un laps de temps donné; ainsi, un programme constitue un système permettant d'établir des priorités, à la fois pour les individus avec lesquels on est en relation, et les tâches que l'on accomplit. On traite d'abord les affaires importantes, en y consacrant la plus grande partie du temps disponible, et en dernier lieu seulement, les affaires secondaires que l'on néglige ou abandonne si le temps manque.
Dans un système monochrone, le temps est aussi considéré comme une réalité tangible. On le dit gagné, passé, gaspillé, perdu, inventé, long, ou encore on le tue, ou il passe. Et il faut prendre ces métaphores au sérieux. L'organisation monochrone est utilisée comme système de classification qui crée de l'ordre dans la vie. Ses règles s'appliquent à tout, sauf à la naissance et la mort. Notons, toutefois, que sans horaires ni programmes, ou un modèle d'organisation similaire au système monochrone, la civilisation industrielle ne se serait probablement pas autant développée. Mais il y a d'autres conséquences encore. L'organisation de type monochrone isole une ou deux personnes d'un groupe et concentre les rapports d'un individu avec une, ou au plus, deux ou trois personnes. On peut en ce sens comparer le système monochrone à une pièce dont la porte fermée garantit le caractère privé. Il faut seulement « quitter les lieux » après le quart d'heure, l'heure, le jour ou la semaine éventuellement impartis, en fonction d'un programme établi, et, d'une certaine manière, faire place à la personne suivante. Empiéter sur le temps du suivant en oubliant de lui laisser la place n'est pas seulement faire preuve d'un extrême égocentrisme, c'est aussi avoir de très mauvaises manières.
Dans un système monochrone, les structures temporelles sont arbitraires et imposées ; elles nécessitent un apprentissage de la part des individus. Mais elles sont très profondément intégrées et ancrées dans notre culture et semblent ainsi représenter le seul moyen naturel et logique d'organiser toute activité. Ces structures ne sont pourtant pas inhérentes aux rythmes biologiques des êtres humains, ou à leurs impulsions créatrices, elles ne font pas partie non plus de sa nature."
Edward T. Hall, La Danse de la vie. Temps culturel, temps vécu, 1983, Points Seuil, 1992, p. 60-61.
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