"Il est évident que nous n'atteindrons notre but, connaître les étants, que si dans cette étude les uns relaient les autres, et que le chercheur antérieur s'appuie sur son prédécesseur, à l'instar de ce qui s'est produit dans les mathématiques. Supposons par exemple qu'il n'ait pas existé jusqu'à notre époque de science de la géométrie ou de l'astronomie, et qu'un seul homme, par soi-même, prétende à connaître les dimensions des corps célestes et leurs figures, ainsi que les distances qui les séparent les uns des autres, il en serait bien incapable. Par exemple, il ne pourrait pas connaître la grandeur du soleil par rapport à la terre, ni celle d'autres astres, fût-il doté naturellement de la plus grande des intelligences, si ce n'est par une inspiration, ou quelque chose qui y ressemblerait ! Bien plus, lui dirait-on que le soleil est environ cent cinquante ou cent soixante fois plus grand que la terre, qu'il taxerait de folie celui qui tiendrait un tel propos, alors même qu'il s'agit là d'un fait établi en astronomie au moyen d'une démonstration qui ne soulève pas l'ombre d'un doute chez les savants en cette matière."
Averroès, Discours décisif, 1179, § 11, tr. fr. Marc Geoffroy, GF, 1996, p. 111-112.
"La vie humaine a un aspect cumulatif qui est inhérent à la notion même de culture et de tradition. Le passé porte le présent, le modifie et le tempère, à certains égards le limite, à d'autres l'enrichit. On comprend mieux Shakespeare pour avoir lu Chaucer, et Milton pour avoir lu Shakespeare. Connaissant Thucydide, on apprécie mieux Trevelyan. On voit Cézanne avec de meilleurs yeux si on a vu aussi Vermeer et on entend beaucoup mieux Locke, après Aristote, et saint Matthieu après Job. Mais en pratique, il est rare que l'on connaisse déjà le plus ancien lorsqu'on aborde le plus récent ; et s'il est vrai que Job éclaire saint Matthieu, il ne l'est pas moins que saint Matthieu éclaire Job. Ainsi on peut comprendre une bonne partie de la littérature d'aujourd'hui sans être très versé dans celle d'hier. De même, on ne peut savoir ce que Shakespeare voulait et entendait dire en ignorant totalement ceux qui l'ont précédé et qui ont modelé sa sensibilité. Le caractère cumulatif de la science est tout différent et beaucoup plus fondamental.
C'est une des raisons de la grande difficulté que l'on éprouve à comprendre celle où l'on n'excelle pas soi-même, car c'est de la science que Hobbes écrivait : « De cette nature, dont nul ne peut comprendre qu'elle soit, sinon ceux qui à un haut degré l'ont atteinte. Il y a à cela au moins deux raisons : l'une a trait à la relation entre les découvertes récentes et les anciennes ; l'autre à l'utilisation des travaux antérieurs comme instrument du progrès. Une découverte relative au monde naturel ne supplante pas ce que nous savions auparavant, mais le transcende, parce que l'on se trouve dans un nouveau domaine d'expérience auquel on n'a pu accéder souvent que par la pleine utilisation des connaissances antérieures. Les travaux de Huygens et de Fresnel sont aussi nécessaires que jamais, quoique nous sachions que la lumière possède des propriétés qui leur ont échappé et qui, dans le contexte des phénomènes atomiques, sont décisives. La loi de la gravitation de Newton et ses équations du mouvement s'appliquent dans d'immenses régions de la physique qu'elles régissent, et ne sont pas infirmées par le fait que dans d'autres sphères, encore plus vastes, elles doivent être remplacées par les lois plus générales d'Einstein. La théorie chimique de la valence a été expliquée, élucidée et un peu élargie par la connaissance de ce qui se passe dans les combinaisons chimiques d'après le comportement des électrons et des noyaux, mais elle n'est pas détrônée et il y a tout lieu de penser qu'elle continuera à servir aussi longtemps que l'homme s'intéressera à la chimie. Les solides fondements de faits et les lois qui les écrivent subsistent tout au long de l'histoire de la science ; ils sont affinés et adaptés à de nouveaux contextes, jamais négligés ou rejetés. Mais ce n'est pas l'unique raison. Dans le progrès scientifique, on s'aperçoit à chaque pas que ce qui était hier objet d'étude et d'intérêt pour soi devient aujourd'hui une sorte de postulat, compris et digne de foi, connu et familier, un outil de recherches et de découvertes nouvelles."
Julius Robert Oppenheimer, La science et le bon sens, 1954, Gallimard, 1955, p. 35-37.
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