"Le lézard ne se trouve pas simplement sur la pierre chauffée au soleil. Il a recherché la pierre, et il a l’habitude de la rechercher. Éloigné d’elle, il ne reste pas n’importe où : il la cherche de nouveau – qu’il la retrouve ou non, peu importe. Il se chauffe au soleil. C’est ainsi que nous parlons, bien qu’il soit douteux qu’en cette circonstance il se comporte comme nous lorsque nous sommes allongés au soleil, bien qu’il soit douteux que le soleil lui soit accessible comme soleil, bien qu’il soit douteux qu’il puisse faire l’expérience de la roche comme roche. Néanmoins, son rapport au soleil et à la chaleur est autre que le rapport de la pierre qui se trouve là et est chauffée par le soleil. Même si nous évitons toute explication psychologique fausse, et précipitée, du mode d’être du lézard, et même si nous ne « mettons pas en lui » ce que nous ressentons nous-mêmes, nous voyons malgré tout dans le genre d’être du lézard, de l’animal, une différence par rapport au genre d’être d’une chose matérielle. La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est certes pas donnée au lézard en tant que roche, roche dont il pourrait interroger la constitution minéralogique. Le soleil auquel il se chauffe ne lui est certes pas donné comme soleil, soleil à propos duquel il pourrait poser des questions d’astrophysique et y répondre. Cependant, le lézard n’est pas davantage simplement juxtaposé à la roche et parmi d’autres choses (par exemple le soleil), se trouvant être là comme une pierre qui se trouve à côté du reste. Le lézard a une relation propre à la roche. Au soleil et à d’autres choses. On est tenté de dire : ce que nous rencontrons là comme roche et comme soleil, ce sont pour le lézard, précisément des choses de lézard. Quand nous disons que le lézard est allongé sur la roche, nous devrions raturer le mot « roche » pour indiquer que ce sur quoi le lézard est allongé lui est certes donné d’une façon ou d’une autre mais n’est pas reconnu comme roche ; la rature du mot ne signifie pas seulement : prendre quelque chose d’autre et comme quelque chose d’autre. La rature signifie plutôt que la roche n’est absolument pas accessible comme étant. Le brin d'herbe sur lequel grimpe un insecte n'est nullement pour celui-ci un brin d'herbe, ni la partie possible de ce qui deviendra une botte de foin, grâce à laquelle le paysan nourrira sa vache. Le brin d'herbe est une voie d'insecte, sur laquelle celui-ci ne cherche pas n'importe quel aliment, mais bien la nourriture d'insecte. L'animal a, comme animal, des relations précises à sa nourriture propre et à ses proies, à ses ennemis, à ses partenaires sexuels. Ces relations, qui sont pour nous infiniment difficiles à saisir et qui réclament une grande dose de précaution méthodique, ont un caractère fondamental qui est singulier, et qui jusqu'à présent n'a absolument pas encore été aperçu ni compris métaphysiquement. C'est ce caractère dont, plus tard, nous ferons connaissance dans l'interprétation finale. L'animal n'a pas seulement une relation précise avec son environnement alimentaire, à celui de ses proies, à celui de ses ennemis, à son environnement sexuel. Du même coup, il séjourne toujours, pour la durée de sa vie, dans un milieu précis, que ce soit dans l'eau, que ce soit dans l'air ou que ce soit dans les deux. Il y séjourne de telle façon que ce milieu qui lui appartient est imperceptible pour lui, mais que c'est précisément le déplacement hors du milieu adéquat dans un milieu étranger qui déclenche aussitôt la tendance à l'évitement et au retour. Ainsi, toutes sortes de choses sont accessibles à l'animal, et pas n'importe quelles choses ni dans n'importe quelles frontières. Sa manière d'être, que nous appelons la « vie », n'est pas sons accès à ce qui est en plus à côté de lui, ce parmi quoi il se présente comme être vivant qui est. En raison de ce lien, on dit donc que l'animal a son monde ambiant et qu'il se meut en lui. Dans son monde ambiant, l'animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s'élargit ni ne se resserre.
Si nous comprenons monde comme accessibilité de l'étant, comment pouvons-nous alors soutenir, là où l'animal a manifestement accès, que l'animal est pauvre en monde et cela au sens où être pauvre veut dire : être privé ? Si l'animal a l'étant accessible autrement et dans des frontières plus étroites, il n'est cependant pas privé du monde absolument. L'animal a du monde. De l'animal ne fait justement pas partie la privation pure et simple du monde."
Martin Heidegger, Seul l'homme a un monde, in Les concepts fondamentaux de la métaphysique, 1929, Gallimard, 1983, paragraphe 47, p. 294-295.
"Quiconque veut s'en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l'espoir de jamais porter le regard dans leur monde vécu.
Mais celui qui n'a pas souscrit sans retour à la conception mécaniste des êtres vivants pourra réfléchir à ce qui suit. Tous nos objets usuels et nos machines ne sont rien d'autre que des moyens de l'homme. Il y a ainsi des moyens qui servent l'action – ce que l'on nomme des outils, des « choses-pour-agir » – auxquels appartiennent les grandes machines qui servent dans nos usines à transformer les produits naturels, les chemins de fer, les autos, les avions. Il existe aussi des moyens qui affinent notre perception, des « choses-pour-percevoir », comme les télescopes, les lunettes, les microphones, les appareils radio, etc.
Dans ce sens, on pourrait supposer qu'un animal ne serait rien d'autre qu'un assemblage de « choses-pour-agir » et de « choses-pour-percevoir », reliées en un ensemble qui resterait une machine, mais serait cependant susceptible d'exercer les fonctions vitales d'un animal.
Telle est en fait la conception de tous les théoriciens du mécanisme en biologie, l'infléchissant, selon les cas, tantôt vers un mécanisme rigide, tantôt vers un dynamisme plastique. Les animaux ne seraient ainsi que de simples choses. On oublie alors que l'on a supprimé dès le début ce qui est le plus important, à savoir le sujet, qui se sert des moyens, qui les utilise dans sa perception et son action.
[…] celui qui conçoit encore nos organes sensoriels comme servant à notre perception et nos organes de mouvement à notre action, ne regardera pas non plus les animaux comme de simples ensembles mécaniques, mais découvrira aussi le mécanicien, qui existe dans les organes comme nous dans notre propre corps. Alors il ne verra pas seulement les animaux comme des choses mais des sujets, dont l'activité essentielle réside dans l'action et la perception
C'est alors que s'ouvre la porte qui conduit aux mondes vécus, car tout ce qu'un sujet perçoit devient son monde de la perception, et tout ce qu'il fait, son monde de l'action. Monde d'action et de perception forment ensemble une totalité close, le milieu [Umwelt], le monde vécu [Lebenswelt].
[…]
Pour le physiologiste, tout être vivant est un objet, une chose, qui se trouve dans son propre monde humain. Il examine les organes de l'être vivant et la combinaison de leurs actions, comme un technicien examinerait une machine qui lui serait inconnue. Le biologiste en revanche se rend compte que cet être vivant est un sujet qui vit dans son monde propre dont il forme le centre. On ne peut donc pas le comparer à une machine, mais au mécanicien qui dirige la machine".
Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934, tr. fr. Philippe Muller, Denoël, 1984, p. 13-15 et 19.
"Le milieu de l'animal, que nous nous proposons d'examiner, n'est qu'un fragment de l'entourage que nous voyons s'étendre autour de lui — et cet entourage n'est rien d'autre que notre propre milieu humain. La première tâche, dans une recherche sur le milieu, consiste à isoler les caractères perceptifs des l'animal parmi tous ceux de son entourage et à en bâtir le milieu de l'animal. Le caractère perceptif des raisons et des fruits confits laisse la tique indifférente, alors que celui de l'acide butyrique joue un rôle primordial dans son milieu. Dans le milieu du gourmet, l'importance n'est pas mise sur l'acide butyrique mais sur le caractère perceptif des raisins et des fruits confits.
Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils d'araignée avec certaines caractéristiques des choses qui les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence.
Quelles que soient les relations entre un sujet et les objets de son entourage, elles se déroulent toujours en dehors du sujet, là même où nous devons chercher les caractères perceptifs. Les caractères perceptifs sont donc toujours liés à l'espace d'une certaine manière et, puisqu'ils se succèdent dans un certain ordre, ils sont également liés au temps.
Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu'un sujet d'un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans le même temps que ceux qui relient aux choses notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s'emboîteraient tous les êtres vivants. De là vient l'opinion commune qu'il n'existerait qu'un temps et qu'une espace pour tous les êtres vivants. Ce n'est que ces dernières années que les physiciens en sont venus à douter d'un univers ne comprenant qu'un seul espace valable pour tous les êtres. Qu'un tel espace ne puisse pas exister, c'est ce qui ressort déjà du fait que tout homme vit dans trois espaces[1] qui se pénètrent, se complètent, mais se contredisent aussi dans une certaine mesure."
Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934, tr. fr. Philippe Muller, Denoël, 1984, p. 29-30.
"Comment le même sujet se présente-t-il en tant qu'objet dans les différents milieux où il joue un rôle? Prenons comme exemple un chêne habité par de nombreux animaux et appelé de ce fait à jouer un rôle différent dans chaque milieu. Comme d'autre part le chêne entre aussi dans divers milieux humains, je commencerai par ces derniers.
Dans le milieu tout à fait rationnel du vieux forestier, dont la tâche est de sélectionner les troncs qu'il convient d'abattre, le chêne destiné à la hache ne sera rien d'autre qu'un certain nombre de stères que l'homme cherchera à évaluer avec le plus de précision possible. Il ne prêtera guère d'attention au visage humain que peuvent dessiner les rides de l'écorce. Celles-ci, au contraire, joueront un rôle dans le milieu magique d'une fillette pour qui la forêt est encore pleine de gnomes et de lutins. La petite fille s'enfuira terrifiée devant un chêne qui la regarde méchamment. Pour elle l'arbre tout entier pourra se muer en esprit malfaisant. Pour le renard qui a construit sa tanière entre les racines de l'arbre,le chêne s'est transformé, en un toit solide qui le protège, lui et sa famille, des intempéries. Il ne possède ni la connotation « mise en coupe » qu'il a dans le milieu du forestier, ni la connotation « danger » qu’il reçoit dans le milieu de la fillette, mais uniquement la connotation « protection ». Sa configuration ne joue aucun rôle dans le milieu du renard. De même, c'est la connotation « protection » que le chêne prendra dans le milieu de la chouette. Toutefois, ce ne seront plus les racines, totalement étrangères au milieu de l'oiseau, mais les branches qui se trouveront connotées comme protectrices. Pour l'écureuil, le chêne, avec sa nombreuse ramure offrant des tremplins commodes, sera affecté de la connotation « grimper » et pour les oiseaux qui bâtissent leurs nids dans les branches élevées il acquerra l'indispensable connotation de « soutien ».
Conformément aux diverses connotations d'activité, les images perceptives des nombreux habitants du chêne seront structurées de manière différente. Chaque milieu découpera une certaine région du chêne, dont les particularités seront propres à devenir porteuses aussi bien des caractères perceptifs que des caractères actifs de leurs cercles fonctionnels. Dans le milieu de la fourmi, le chêne disparaîtra comme totalité au profit de son écorce crevassée, dont les trous et les dépressions constituent le terrain de chasse de l'insecte. La bostryche cherchera sa nourriture sous l'écorce du chêne après l'avoir détachée. C'est là qu'elle déposera ses œufs. Ses larves creuseront leur tunnel sous l'écorce et s'y nourriront à l'abri des dangers extérieurs [...].
Dans les cent milieux qu'il offre à ses habitants, le chêne joue de multiples rôles, chaque fois avec une autre de ses parties. La même partie est tantôt grande, tantôt petite. Son bois, tantôt dur, tantôt mou, sert à la protection aussi bien qu'à l'agression.
Si l'on voulait rassembler tous les caractères contradictoires que présente le chêne en tant qu'objet, on n'aboutirait qu'à un chaos. Et pourtant ces caractères ne font partie que d'un seul sujet, en lui-même solidement structuré, qui porte et renferme tous les milieu sans être reconnu ni jamais pouvoir l'être par tous les sujets de ces milieux.
Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934, tr. fr. Philippe Muller, Denoël, 1984, p. 86-88.
"Tout organisme vivant est équipé pour extraire de son environnement les matériaux énergétiques utiles à la construction puis à la stationnarité de sa structure matérielle et pour y rejeter les déchets de sa machinerie métabolique. Cette structure matérielle se définit généralement par ses frontières ou interfaces délimitant un espace intérieur individualisé, l'espace du corps où s'ordonnent les architectures organiques. De l'autre côté de la frontière il y a l'espace extérieur, source d'énergie et d'ordre matériel assimilables. C'est au niveau de l'interface que vont s'organiser les échanges entre l'espace interne organisé et le milieu externe.
Plus la taille des structures organiques augmente, plus grands sont leurs besoins et plus nombreuses doivent être les chances de rencontre avec les matériaux énergétiques assimilables du milieu. Le déplacement d'abord aléatoire de l'organisme devient rapidement exploratoire. L'exploration elle-même ne tardera pas à s'armer de nouveaux instruments de guidage et d'orientation pour accroître les probabilités de rencontre utile. Un nouveau mode de relation et d'échanges se perfectionne alors entre l'organisme et son milieu : celui des signes. De nouveaux organes d'ingestion se perfectionnent mais l'énergie-matière qu'ils vont trier et choisir dans l'environnement n'est plus assimilée et intégrée à la matière organique comme nourriture matérielle et énergétique, elle devient nourriture informationnelle choisie, assimilée, transformée dans son support dès le transducteur et traduite en un langage interne aussi spécifique de l'individu que l'était le matériau de son architecture organique et la composition de son milieu intérieur. Matière et énergie ne sont plus que le support d'un système de signes pour l'organisme qui les capte. Ainsi l'information n'a-t-elle de statut qu'au regard de la structure d'accueil qui lui donne un sens. Elle n'existe comme telle qu'à travers le champ de signification dans lequel l'insère l'organisme. Les besoins en nourriture informationnelle d'un organisme vont de toute évidence dépendre du mode de relation qu'il établit avec son environnement. Par son équipement propre d'ingesteurs et par ses capacités d'exploration, l'organisme apparaît comme le propre générateur d'un univers informationnel qu'il façonne à la mesure de ses capacités assimilatrices. La valeur signifiante de cette information ne se justifie elle-même par sa valeur biologique adaptative, c'est-à-dire primitivement par sa capacité d'organiser les déplacements de l'organisme dans son milieu et de diriger ses actions dans et sur ce milieu de manière à assurer sa survie et à accroître la maîtrise de son environnement écologique.
Il n'est pas d'information utilisable sans présence de structures ordonnées, détachables d'un milieu espace-temps où elles apparaîtront comme éléments singuliers discernables. Ce sont ces arrangements spatiaux ou temporels accessibles à l'organisme qui deviennent le support de ses aliments informationnels. Le statut de signifiant de ces stimulations ne peut être acquis qu'en vertu de la régularité, de la stabilité, de la reproductibilité de tels arrangements.
S'agissant des informations sur l'espace, il est clair qu'elles vont dépendre des singularités spatialement discernables et par suite du pouvoir séparateur des instruments d'analyse, mais aussi, et d'une manière plus générale, de la « bande passante » des filtres interposés, dont on sait qu'elle limite de manière considérable le choix des supports de la nourriture informationnelle des organismes (étroites bandes de réception des vibrations mécaniques ou des vibrations électromagnétiques par exemple).
Mais parmi le flux des informations spatiales accessibles au système, le choix de celles qui seront utiles (assimilables) sera guidé par leur signification adaptative. En ce sens l'inventaire des réactions adaptatives qui vont justifier l'usage d'indices spatiaux peut constituer un guide utile.
Dès lors que les disponibilités locales en matériaux énergétiques viennent à s'épuiser, la bouche doit être transportée en un nouveau lieu où elle retrouve les conditions d'environnement lui permettant d'assumer sa fonction de captage sélectif. Ce qui amène le développement évolutif d'une motricité de transport du corps.
Ce transport peut être purement aléatoire mais les chances de rencontrer le milieu nutritionnel adéquat s'accroîtront par la détection d'une information sur le repérage en direction des hétérogénéités significatives du milieu environnant. La signification de l'information spatiale s'exprimera d'abord dans la réaction d'orientation de l'organisme et dans son positionnement directionnel, puis dans le transport dirigé, vers la source reconnue adéquate, du corps porteur de la bouche. Les processus primitifs d'acceptation ou de refus se différencient alors en activités d'approche ou d'évitement. Approcher consiste à réduire l'écart spatial entre l'objet et la bouche, éviter consiste à augmenter cet écart. Mais l'univers des animaux mobiles est non seulement constitué d'aliments à rechercher, à identifier, à consommer, mais aussi de conditions écologiques générales à optimaliser : obscurité, chaleur, salinité, etc. La présence de proies à capturer ou de prédateurs à fuir s'accompagnera du perfectionnement des informations à signification alertante, à signification localisatrice, à signification identificatrice, à signification déclenchatrice des comportements adaptés.
Le progrès du développement des organes de collecte d'information spatiale va de pair avec le perfectionnement de l'appareil moteur dans le fonctionnement duquel s'exprime la signification de l'information recueillie par l'organisme pour l'alerter, l'orienter, déclencher des programmes d'action, de capture, de consommation, de fuite, de défense qui en constitueront le signifié. C'est donc dans les réactions motrices de l'animal et dans leur finalité fonctionnelle que nous devons en fin de compte rechercher la signification des informations spatiales retenues comme utiles par l'organisme et la nature des invariants qu'il doit extraire de son univers sensoriel pour assurer la cohérence des actions qui conditionnent sa survie.
L'univers spatial d'un organisme c'est d'abord l'espace de ses actions utiles qui souvent n'est qu'un sous-ensemble de celui de ses réactions possibles, de même que son univers sensoriel est constitué des informations qu'il en extrait pour assurer l'efficacité de ses actions utiles et qui n'est souvent qu'un sous-ensemble parfois limité des informations qu'il est capable d'en extraire pour organiser de nouveaux types d'action et enrichir son répertoire adaptatif."
Jacques Paillard, "Le traitement des informations spatiales", in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 8-11.
"En conclusion, nous avons pris comme point de départ de cette étude le principe d'un traitement des informations spatiales étroitement soumis aux exigences d'une activité motrice qui organise le champ sensoriel des signaux susceptibles de la guider, de l'orienter, de la spécifier.
Cette activité est d'abord fondamentalement une activité de positionnement et de transport d'un corps mobile articulé au sein d'un univers où l'organisme doit rechercher les matériaux énergétiques nécessaires à sa survie, assurer sa protection et pourvoir à sa reproduction. L'organisation d'un système de mise en relation entre l'organisme et les objets ou événements du monde qui l'entourent s'élabore sur un référentiel statural essentiellement céphalocentrique ancré lui-même sur la référence géocentrique universelle de la direction des forces de pesanteur.
Cette activité est aussi au service de la capture automatique, par la bouche énergétique ou les bouches informationnelles que constituent les organes des sens, des matériaux ou des signaux qui vont être soumis aux activités manipulatrices et transformatrices des organes d'ingestion, les préparant aux opérations assimilatrices et intégratrices de l'appareil central de traitement.
Cette double sphère fonctionnelle, qui assure d'une part la maîtrise des relations spatiales entre les éléments de l'environnement physique et un corps mobile au sein de cet environnement, d'autre part l'identification de l'ordre spatial qui caractérise la forme même des objets et l'invariance de leurs propriétés, s'exprime au double plan du traitement des informations spatiales et de l'organisation des commandes motrices. C'est, au plan sensoriel, la reconnaissance d'un double système : celui des voies spécifiques à projection corticale au service d'une analyse de la forme et des qualités de l'objet, et celui des systèmes à distribution sous-corticale au service d'un repérage des lieux et des positions. C'est aussi, au plan moteur, l'identification d'une dualité fonctionnelle entre un système d'origine corticale au service de la manipulation orale (cortico-géniculé) et digitale (pyramidal) des objets et un système extrapyramidal d'organisation des activités posturo-cinétiques de positionnement et de transport orienté."
Jacques Paillard, "Le traitement des informations spatiales", in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 32-33.
"De même qu'il ne peut y avoir d'organisme sans environnement, il ne peut y avoir d'environnement sans organisme. On a tendance à confondre le fait, exact, qu'il y a un monde physique extérieur à l'organisme qui existerait même en l'absence des espèces vivantes, et celui, inexact, que l'environnement existe sans les espèces vivantes. La précession[2] de la rotation de la Terre produit des périodes glaciaires et interglaciaires, des volcans entrent en éruption et l'évaporation des océans donne des pluies et de la neige, de façon totalement indépendante du monde vivant. Mais les glaciers, les dépôts de cendres volcaniques et les étendues d'eau ne sont pas des environnements. Ce sont des conditions physiques à partir desquelles des environnements se constitueront. Un environnement est ce qui entoure ou encercle, mais pour qu'il y ait un entourage, il faut qu'il y ait quelque chose à entourer. L'environnement d'un organisme est la pénombre produite par cet organisme dans le milieu extérieur avec lequel il interagit. […]
D'abord, les organismes déterminent, parmi les éléments du monde extérieur, ceux qui seront présents dans leur environnement, et, parmi les relations entre ces éléments, celles qui sont importantes pour eux. Dans mon jardin, il y a des arbres, de l'herbe qui pousse autour des arbres, et des pierres disséminées de-ci de-là sur le sol. L'herbe fait partie de l'environnement de la moucherolle (Sayornis phoebe), oiseau qui construit son nid avec de l'herbe sèche, mais les pierres n'en font pas partie. Si elles disparaissaient, cela ne ferait pas la moindre différence pour la moucherolle. Ces mêmes pierres font cependant partie de l'environnement de la grive, laquelle les utilise comme enclumes pour briser les coquilles des escargots dont elle se nourrit. Tout en haut des troncs d'arbres se trouvent des trous que les pics utilisent comme nids, mais ces trous ne font partie ni de l'environnement de la moucherolle ni de celui de la grive. Les éléments de l'environnement de chaque oiseau sont déterminés par les activités vitales de chaque espèce. […]
Une deuxième facette, qui mérite d'être clarifiée, des relations entre l'organisme et l'environnement, est la suivante : non seulement les organismes déterminent, par leur forme ou leur métabolisme, les aspects du monde extérieur qui sont importants pour eux, mais ils construisent activement, au sens littéral du mot, un monde autour d'eux. Chacun sait que les oiseaux et les fourmis construisent des nids, que les vers de terre vivent dans des galeries souterraines et que les êtres humains fabriquent des vêtements et des maisons, mais il s'agit là de cas particuliers. […]
En troisième lieu, non seulement les organismes déterminent ce qui est important pour eux dans le monde extérieur, et créent un ensemble de relations physiques entre ces éléments, mais ils modifient en permanence leur environnement. Chaque espèce, et pas seulement Homo sapiens, tend à détruire son environnement en utilisant des ressources qui y sont rares et en les transformant en produits inutilisables par les représentants de l'espèce. La nourriture est transformée en déchets toxiques par le métabolisme cellulaire. Les plantes prélèvent l'eau du sol et l'évaporent. Bien que l'eau retourne ensuite dans le sol, le rythme de son retour est indépendant de celui de son prélèvement, de sorte que les plantes organisent leur propre sécheresse.
Mais chaque acte de consommation est aussi un acte de production. Les systèmes vivants transforment les matériaux, convertissant la matière et l'énergie sous une forme qui les rendra consommables par d'autres espèces. Les déchets produits par la consommation de nourriture d'une espèce seront la nourriture d'une autre espèce. Les bouses des grands ruminants sont la nourriture des scarabées. Le dioxyde de carbone produit par les animaux est la matière première de la photosynthèse des plantes. Ainsi, tous les organismes modifient non seulement leur propre environnement mais aussi celui des autres espèces, dont la survie peut fort bien dépendre."
Richard C. Lewontin, La triple hélice : Les gènes, l'organisme, l'environnement, 1998, tr. fr. N. Witkowski, Paris, Éditions du seuil, 2003, p. 58-60, p. 63-64, p. 66 et p. 67-68.
[1] Ces trois espaces sont l'espace actif, l'espace tactile, et l'espace visuel.
[2] Précession : mouvement rétrograde des points équinoxiaux.
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