* *

Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
Espace et liberté

  "L'espace de mouvement dans le domaine social est également déterminé par la région de l'interdit et par celle de l'impossible. Il y a une différence dans cette liberté de mouvement entre les différentes classes et conditions sociales, même si elles sont juridiquement égales. L'homme riche a généralement une plus grande liberté de mouvement en raison des moyens dont il dispose. Il peut prendre un train spécial ou un avion pour atteindre sa destination rapidement. De son côté, l'homme pauvre peut bien avoir légalement exactement les mêmes droits que le riche, mais ce qui est beaucoup plus important dans son cas, c'est le fait que sa dépendance sociale et la nécessité pour lui de subvenir aux besoins immédiats de la vie, comme sa nourriture quotidienne, restreint sa liberté de mouvement dans une plus large mesure. Cependant il ne faut pas oublier que nous avons affaire à la liberté de mouvement dans l'espace psychologique et que, dans certaines situations, la liberté de mouvement peut être extrêmement réduite pour n'importe quel homme. Dans tous les cas, la différence dans l'espace de libre circulation entre les personnes de différentes classes sociales entraîne des différences importantes dans le comportement.
  L'un des objectifs les plus importants de la politique intérieure comme de la politique étrangère est de changer/modifier l'espace de circulation d'une seule personne ou d'un groupe. Dans le même temps, il s'agit là d'un des moyens essentiels pour atteindre un objectif politique. Les luttes politiques ainsi que les luttes entre individus sont presque toujours des luttes portant sur la limite de l'espace de libre circulation."


Kurt Lewin, Principes de psychologie topologique, 1936, chapitre VI , tr . P.-J. Haution, Read Books, 2013, pp. 79-80.

 

  "The space of movement in the social field is similarly determined by the region of the prohibited and the region of the not possible. There is a difference in freedom of movement between different classes and conditions even where they are legally equal. The rich man generally has much greater freedom of movement because of his means. He can take a special train or an airplane in order to reach his destination quickly. The poor man may have legally exactly the same rights as the wealthy one, but what is much more important for him is the fact that his social dependence and the task of supplying himself with the immediate necessities of life, such as his daily food, narrow down his freedom of movement to a much greater extent. However one must not forget that we are dealing with freedom of movement in psychological space and that in certain situations the freedom of movement can be exceedingly small for any man. In any case the difference in space of free movement between persons of different social classes leads to important differences in behavior.
  One of the most important goals of domestic and foreign politics is to change the space of movement of a single person or of a group. At the same time it is one of the essential means of reaching a political goal. Political struggles as well as struggles between individuals are nearly always struggles over the boundary of the space of free movement."

 

Kurt Lewin, Principles of topological psychology, 1936, Chapter VI, tr. Fritz Heider, 2013, Read Books, pp. 79-80.



  "Être en place, c'est être d'abord loin de... ou près de... – c'est-à-dire que la place est pourvue d'un sens par rapport à un certain être non encore existant que l'on veut atteindre. C'est l'accessibilité ou l'inaccessibilité de cette fin qui définit la place. C'est donc à la lumière du non-être et du futur que ma position peut être actuellement comprise : être-là, c'est n'avoir qu'un pas à faire pour atteindre la théière, pouvoir tremper la plume dans l'encre en étendant le bras, devoir tourner le dos à la fenêtre si je veux lire sans me fatiguer les yeux, devoir enfourcher ma bicyclette et supporter pendant deux heures les fatigues d'un après-midi torride, si je veux voir mon ami Pierre, prendre le tain et passer une nuit blanche, si je veux voir Anny. Être-là, pour un colonial, c'est être à vingt jours de la France - mieux encore : s'il est fonctionnaire et qu'il attend son voyage payé, c'est être à six mois et sept jours de Bordeaux ou d'Étaples. Être-là, pour un soldat, c'est être à cent dix, à cent vingt jours de la classe ; le futur – un futur projeté – intervient partout: c'est une vie future à Bordeaux, à Étaples, la libération future du soldat, le mot futur que je tracerai avec une plume humectée d'encre, c'est tout cela qui me signifie ma place et qui me la fait exister dans l'énervement ou l'impatience ou la nostalgie. Au contraire, si je fuis un groupe d'hommes ou l'opinion publique, ma place est définie par le temps qu'il faudrait à ces gens pour me découvrir au fond du village où je gîte, pour parvenir à ce village, etc. En ce cas, cet isolement est ce qui m'annonce ma place comme favorable. Être en place, ici, c'est être à l'abri.
  Ce choix de ma fin se glisse jusque dans les rapports purement spatiaux (haut et bas, droite et gauche, etc.), pour lui donner une signification existentielle. La montagne est « écrasante », si je demeure à ses pieds ; au contraire, si je suis à son sommet, elle est reprise par le projet même de mon orgueil et symbolise la supériorité que je m'attribue sur les autres hommes. La place des fleuves, la distance à la mer, etc., entrent en jeu et sont pourvues de signification symbolique : constituée à la lumière de ma fin, ma place me rappelle symboliquement cette fin dans tous ses détails comme dans ses liaisons d'ensemble. Nous y reviendrons lorsque nous voudrons mieux définir l'objet et les méthodes de la psychanalyse existentielle. Le rapport brut de distance aux objets ne peut jamais se laisser saisir en dehors des significations et des symboles qui sont notre manière même de le constituer. D'autant que ce rapport brut n'a lui-même de sens que par rapport aux choix des techniques qui permettent de mesurer les distances et de les parcourir. Telle ville sise à vingt kilomètres de mon village et reliée à lui par un tramway est beaucoup plus proche de moi qu'un sommet pierreux situé à quatre kilomètres, mais à deux mille huit cent mètres d'altitude. Heidegger a montré comment les préoccupations quotidiennes assignent des places aux ustensiles qui n'ont rien en  commun avec la pure distance géométrique : mes lunettes, dit-il, une fois sur mon nez, sont beaucoup plus loin de moi que l'objet que je vois à travers elles.
  Ainsi faudrait-il dire que la facticité de ma place ne m'est révélée que dans et par le libre choix que je fais de ma fin. La liberté est indispensable découverte de ma facticité. Je l'apprends, cette facticité, de tous les points du futur que je projette ; c'est à partir de ce futur choisi qu'elle m'apparaît avec ses caractères d'impuissance, de contingence, de faiblesse, d'absurdité. C’est par rapport à mon rêve de voir New York, qu'il est absurde et douloureux que je vive à Mont-de-Marsan. Mais réciproquement, la facticité est la seule réalité que la liberté peut découvrir, la seule qu'elle puisse néantiser par la position d'une fin, la seule à partir de laquelle cela ait un sens de poser une fin. Car si la fin peut éclairer la situation, c'est qu'elle est constituée comme modification projetée de cette situation. La place apparaît à partir des changements que je projette. Mais changer implique justement quelque chose à changer qui est justement ma place. Ainsi, la liberté est l'appréhension de ma facticité.

 

Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, 1943, 4e partie, 1, II, A, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1976, p. 538-539.



  "[…] il est incontestable que, pour l'expérience courante, il y a du changement, c'est-à-dire que ce qui est cesse d'être, et ce qui n'est pas commence à être. Je suis assis à ma table de travail, en train d'écrire. Il y a une heure, j'étais dans la rue, marchant au milieu des passants. Mon état a donc changé. De même, le monde change sans cesse, les présences deviennent des absences, les absences laissent parfois la place à des retours.
  Nul retour, cependant, ne nous rend tout à fait la présence ancienne. Et l'on voit mieux ainsi que le temps se confond avec ce que le changement a d'essentiel. Considéré, en effet, par rapport à l'espace, nul changement n'est définitif. Je peux changer de place plusieurs objets, mais je puis les remettre à leur place première. Je puis aller de Paris à Bruxelles, mais je puis revenir de Bruxelles à Paris. L'espace est donc moins ce en quoi ont lieu les changements que ce par quoi je puis m'opposer à eux, et détruire l'effet d'un changement par un changement en sens contraire. Mais ce pouvoir est limité et, malgré mes efforts, quelque chose du changement demeure. Et c'est toujours considérer superficiellement un changement que le considérer par rapport à l'espace. Jamais il n'y a vraiment de retour à l'état initial, jamais ce qui a été déplacé n'est vraiment remis à sa place : le Paris que je retrouve à mon retour n'est pas tout à fait le Paris que j'avais quitté, moi-même je ne suis plus ce que j'étais, ne fût-ce que par l'effet de mes souvenirs de voyage. En un mot, tout changement possède un caractère irréductible et définitif: dans cette mesure, il est temporel. Le temps se manifeste à moi dans l'irréversibilité des changements: il est le caractère qu'ont les changements d'être irréversibles.

 

Ferdinand Alquié, Le désir d'Éternité, 1943, PUF, 1987, p. 12-13.



  "La polis se distinguait de la famille en ce qu'elle ne connaissait que des « égaux », tandis que la famille était le siège de la plus rigoureuse inégalité. Être libre, cela signifiait qu'on était affranchi des nécessités de la vie et des ordres d'autrui, et aussi que l'on était soi-même exempt de commandement. Il s'agissait de n'être ni sujet ni chef. Ainsi, dans le domaine de la famille la liberté n'existait pas, car le chef de famille, le maître, ne passait pour libre que dans la mesure où il avait le pouvoir de quitter le foyer pour entrer dans le domaine politique dont tous les membres étaient égaux. Certes, cette égalité était fort différente de celle que nous concevons aujourd'hui : elle voulait dire que le citoyen vivait au milieu de ses pairs et n'avait à traiter qu'avec eux ; elle supposait l'existence d'hommes « inégaux » qui, en fait, constituaient toujours la majorité de la population d'une cité. Par conséquent, l'égalité loin d'être liée à la justice, comme aux temps modernes, était l'essence même de la liberté : on était libre si l'on échappait à l'inégalité inhérente au pouvoir, si l'on se mouvait dans une sphère où n'existait ni commandement ni soumission."

 

Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, 1958, tr. fr. Georges Fradier, Pocket, Agora, 1994, p. 70-71.



  "[…] la liberté d'aller de Paris à Lille et vice versa s'applique à l'espace seulement : le trajet du retour se replie sur l'aller et se superpose à lui coextensivement pour l'annuler, en sorte que le voyageur revenu à son point de départ se trouve rétabli dans le statu quo ante : tout comme s'il n'était jamais parti ! Mais attention… Seulement comme si ! Car au point de vue temporel le retour s'inscrit à la suite de l'aller dans la biographie d'un voyageur que son voyage a peu ou prou transformé ; et même s'il n'est rien arrivé de notable ni de mémorable au voyageur, l'homme qui débarque ce soir à la gare du Nord diffère de l'homme resté sur place par une différence infinitésimale, par une impondérable et impalpable diaphora ; l'un et l'autre en sont au même point et se trouvent dans le même lieu, mais le premier est celui qui en plus aura vécu le crochet de l'aller et retour. Le voyage de Paris à Lille et de Lille à Paris est donc bien loin d'être, dans le temps, nul et non « advenu » ! Topographiquement le retour annule l'aller, mais chronologiquement il le prolonge et prend la suite."

 

Vladimir Jankélévitch, L'irréversible et la nostalgie, 1974, Champs essais, 2011, p. 33.



  "Or, c'était notoire, Hughes[1] se refusait absolument à porter une montre, tout en se déclarant Maître du Temps, ce qui pour lui avait certainement un sens précis, proche peut-être de la définition de Rilke : posséder la puissance, gagner au jeu du monde, c'est créer la dichotomie entre les repères de son temps personnel et ceux du temps astronomique afin de se rendre maître de ce qui arrive, de tenter de rejoindre immédiatement ce qui vient. Milliardaire dénué de tout, Hughes s'applique seulement à truquer la vitesse de sa destinée, à faire de son mode de vie un mode de vitesse. Il semble autrement contemporain que Citizen Kane, empereur agonisant dans son palais-musée, empêtré dans les ruines de ses biens matériels, l'abondance baroque de ses collections. Pour Hughes, au contraire, être c'est ne pas habiter, polutropos comme le Ulysse d'Homère, n'occupant pas un seul lieu, il souhaite ne pas être identifiable, mais surtout ne s'identifier à rien. « Il est personne parce qu'il ne veut être personne et que pour être personne, il faut être à la fois partout et nulle part. » Ce goût pour l'absence ubiquitaire, il va d'abord le satisfaire en ayant recours aux divers médias techniques, en battant ce qui était à l'époque le record idéal : le 14 juillet 1938, son Lockheed-Cyclone, ayant accompli le tour du monde « par le grand arc de cercle », pose ses roues sur l'aérodrome de Floyd Bennett Field d'où il s'était envolé le 10 juillet ; il roule et revient dans son hangar au point précis dont il était parti. Hughes ne va pas tarder à se rendre à l'évidence : son désir de mouvement n'est qu'un désir d'inertie, le désir de voir arriver ce qui demeure.
  Bientôt, il ne communique plus avec le monde qu'à l'aide du téléphone. [...] Les chambres où il souhaite se tenir sont exiguës et toutes semblables, même si elles se trouvent aux antipodes. Non seulement il supprimait ainsi l'impression de se rendre d'un endroit à l'autre (comme dans la boucle vide du record du monde), mais surtout chaque endroit était tel qu'il pouvait l'attendre. Les fenêtres étaient occultées et la lumière solaire ne devait pas pénétrer davantage à l'intérieur de ces chambres obscures que l'image imprévue d'un paysage différent. Supprimant ainsi toute incertitude, Hughes pouvait se croire partout et nulle part, hier et demain, puisque tous les points de repères à un espace ou à un temps astronomique étaient éliminés."

 

Paul Virilio, Esthétique de la disparition, éd. Galilée, 1989, p. 29-30.


[1] Il s'agit d'Howard Hugues, aviateur, constructeur aéronautique, homme d'affaires, producteur et réalisateur cinématographique américain. Il fut l'un des hommes les plus riches et les plus puissants des États-Unis d'Amérique et devint célèbre à la fin des années 1920 comme producteur de films à gros budget. Martin Scorcese lui a consacré un film, Aviator, en 2004.

 

Retour au menu sur l'espace


Date de création : 16/11/2013 @ 16:08
Dernière modification : 06/04/2014 @ 09:06
Catégorie :
Page lue 5634 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^