"Il y a urgence et cela à tout instant. Il est temps qu'il soit temps, cela ne signifie nullement qu'il nous faut nous hâter, nous jeter à corps perdus (et coeurs et âmes perdus) dans les remous du temps. C'est pourtant à une telle vitesse, voire à une pulvérisation du temps, que sans cesse on nous invite, on nous incite. Le culte de la vitesse est célébré avec une frénésie croissante dans nos sociétés, en liaison avec celui de ces autres Veaux d'or que sont la performance, le gloire, la consommation, la rentabilité...
Il est temps qu'il soit temps. L'urgence est autre, et telle, qu'elle renvoie en fait à ce qui pourrait sembler incompatible avec elle : la patience. Pour qu'advienne authentiquement le temps, il est nécessaire de commencer par s'arrêter, c'est-à-dire de s'étonner devant ce que la force passive de l'habitude nous avait fait croire évident, donc de frapper toute évidence d'inévidence. Alors, la plus ordinaire des choses peut se révéler extraordinaire car l'immatérielle présence du temps se laisse deviner, aussi ténue qu'un souffle, dans l'épaisseur de toute matière, et toute matière, fut-elle minérale, prend peu à peu une texture de chair. Cette carnation des choses est si troublante que la pensée s'en trouve déroutée, et n'avançant plus qu'à tâtons, elle se fait tactile. La pensée ne sait rien, elle effleure juste cette peau presque invisible des choses, des lieux, de la lumière, du vent, de la nuit ; elle effleure l'impalpable peau du monde sous laquelle elle sent battre le pouls du temps.
S'arrêter, s'étonner, faire patience, apprendre à contempler le monde avec un regard tactile, démultiplier ses paupières face au visible, accueillir en son ouïe le souffle du silence - telle est l'urgence. Il est temps que notre pensée s'aventure en humble vagabonde dans le mystère du temps... Il est temps de dénuder le temps, aussi bien des ors que des oripeaux dont on l'a travesti, et de nous vêtir de son absolue nudité, de ce rien qui sans fin murmure et luit dans le grain de notre peau vouée aux rides, à la poussière, à la disparition."
Paul Celan, Extrait de Corona, Poèmes.
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