"Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne! » Mais il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain : il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature. [...] La métallurgie et l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c'est l'or et l'argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain."
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, Seconde partie, Le Livre de Poche, 1996, p. 107 et p. 114.
"Un « être humain » n'a pas devant lui, autour de lui, l'espace social – celui de sa société – comme un tableau, comme un spectacle ou un miroir. Il sait qu'il a un espace et qu'il est dans cet espace. Il n'a pas seulement une vision, une contemplation, un spectacle ; il agit, il se situe dans l'espace, partie prenante. À ce titre, il se situe dans une série d'enveloppes qui s'impliquent les unes les autres ; leur suite explique la pratique sociale. Anthropologiquement, c'est-à-dire dans une société dite archaïque ou paysanne, il y a le corps (la proxémie) ; – l'habitation et les « pièces de l'habitation » ; – le voisinage, la communauté (hameau, village), les dépendances (cultures, prairies et pâturages, bois, forêts, terrains de chasse). Au delà, l'étrange et l'étranger, l'hostile. En deçà, les organes du corps et des sens. Comme le « primitif » (ou prétendu tel), l'enfant, que l'on considère à tort comme un être élémentaire, sans doute parce qu'improductif et asservi, cet enfant doit passer de l'espace de son corps à son corps dans l'espace. Et de cette opération à la perception et à la conception de l'espace."
Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 339.
"L'organisation de notre espace résulte de l'image que nous nous en faisons : la contradiction s'y place au niveau même où nous en établissons l'appropriation, tantôt comme un point d'attache duquel nous pouvons partir, tantôt comme un volume à répartir.
Deux systèmes philosophiques se partagent essentiellement nos conceptions de l'espace. Chacun nous propose un cadre de référence, un système conceptuel pour intégrer les phénomènes spatiaux.
1. Moi, Ici, Maintenant : une philosophie de la Centralité
Le premier système est celui de l'évidence sensible, de la perception immédiate : le Moi est le centre du Monde ; comment pourrait-il exister en effet un monde dont je ne sois pas le centre ? Une phénoménologie de l'espace, tout comme une phénoménologie du temps, partira du lieu de mon corps, Ici et Maintenant, elle le prendra comme centre. À mon instant de vie, à mon point de vue, le monde se découvre et s'échelonne autour de moi en coquilles successives, perspectives, subjectives. Toute une série de phénomènes de l'Espace se rattachent à ce point de vue qui détermine le proche et le lointain comme une des oppositions sémantiques fondamentales, et qui a été matérialisé dans les concepts de la philosophie biologique, en particulier par von Uexküll, qui a su, dans une mise en situation de l'esprit raisonnant par rapport au monde tel qu'il est vu par diverses espèces animales, esquisser ce que pourrait être un Univers de la tique, de l'escargot ou de l'huître, en une première analyse phénoménologique, souvent reprise depuis. La notion d'Umwelt, monde environnant, sphère imaginaire qui me clôt et me sépare de l'Aussenwelt, le monde extérieur, cristallise cette opposition : Moi, Ici, Maintenant, je suis le centre du monde et toutes choses s'organisent par rapport à moi dans une découverte fonction de mon audace.
Ce n'est pas le mythe de la caverne de Platon, c'est celui du défilé des phénomènes sur la sphère de cristal qui m'entoure, qui régit mes actes, mes valeurs et ma volonté : des points plus ou moins lointains du monde proviennent des messages sur cette bulle phénoménologique de l'individu, sur cet écran qui l'éloigne et le protège. Leur ensemble c'est le Merkwelt. Ces messages lui portent témoignage d'un lointain ailleurs, moins l'Ailleurs poétique d'Henri Michaux que celui d'une conception de l'Autre, d'une découverte de l'Autre individu comme un point remarquable de mon environnement.
Cette image philosophique et le système de pensée qui s'en déduit nous sont chacun familiers et immédiats. Un univers égocentré, c'est la base non seulement d'un comportement animal, le substrat biologique d'une pensée humaine spontanée, c'est aussi l'univers de l'enfant, de l'habitant, du prisonnier dans sa cellule, de toutes les situations où l'être, pour ainsi dire, adhère à lui-même sans médiation ni réflexion.
2. Une philosophie de l'étendue cartésienne
Un second système d'appréhension sous-tend la connaissance que l'homme s'acquiert de l'espace. Nous l'appellerons ici, en l'opposant au précédent, philosophie de l'étendue et nous la rattacherons, pour ordre, à la pensée « cartésienne », créatrice des axes de coordonnées pour mesurer l'espace. Le monde y est en effet étendu et illimité, contemplé par un observateur qui n'y habite pas, dans lequel tous les points sont a priori équivalents, nul d'entre eux n'y est privilégié au regard de l'observateur. « L'Espace » se réduit donc à un trièdre de coordonnées dont l'origine des axes est arbitraire, tout comme l'origine des méridiens est arbitraire dans le quadrillage des planisphères, et qui conserve toutes ses propriétés dans toute translation linéaire, uniforme, parallèle à ses axes.
Séparés qu'ils sont de l'observateur, les hommes y peuplent l'espace comme des accidents locaux, des points remarquables - si tout au moins l'observateur ubiquitaire veut les remarquer. Chacun est placé dans un domaine plus ou moins grand, plus ou moins spécifique, plus ou moins étendu, mais tous sont égaux a priori pour l'œil détaché de l'observateur. Les individus se répartissent des fragments de volume lointains ou juxtaposés, denses ou dispersés, et l'observateur impartial développe une science des êtres humains à partir d'une typologie de ces discontinuités locales, des propriétés qu'elles confèrent à l'espace et des relations qui s'établissent entre ces différents points.
Les deux systèmes que nous venons de décrire sont à la fois essentiels et contradictoires ; irréductibles l'un à l'autre, ils se partagent nos pensées d'espace et nous passons de l'un à l'autre dans notre vocabulaire comme dans nos comportements. L'alternance, la superposition et la contradiction de ces deux attitudes relatives au monde gouverne nécessairement l'ensemble des comportements de l'homme, c'est à ce titre que l'observateur inattentif ou superficiel voit l'homme comme irrationnel (?). Ce sera le rôle d'une psychologie de l'espace construit de démêler les flux et les reflux de ces contradictions et d'en mettre les règles à la disposition du constructeur comme de l'habitant."
Abraham A. Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, 1998, L'Harmattan, p. 29-31.
"L'appropriation de l'espace, c'est l'ancrage que réalise l'individu dans un univers que le psychologue, dans sa rationalité métalinguistique, imagine au départ comme uniforme et illimité. Le monde n'est ainsi uniforme et illimité (sauf « accidents » locaux) que pour l'être errant qui constitue une sous-catégorie bien particulière de l'espèce humaine - fortement minoritaire, presque exceptionnelle, et en tout cas en conflit fondamental avec toute la civilisation occidentale dans le cadre de laquelle nous nous posons les problèmes de l'appropriation.
L'errant par définition, le touareg ou le bohémien, ne s'approprie pas l'espace, il en fait usage, en épuise les vertus, et le rejette derrière lui sans en faire ni lieu d'ancrage, ni lieu d'emprise : par là et puisqu'il ne s'approprie pas l'espace, ce dernier ne s'approprie pas l'individu ; l'Errant, toutes choses égales d'ailleurs, ne serait pas aliéné à l'espace, denrée consommable indifférenciée, qui se consomme dans un flux continu qui traverse la perception de l'être quand celui-ci le traverse - ubi bene, ubique patria[1] - le bien et le mal sont des propriétés locales, des modalités du flux de l'étendue devant Moi en déplacement ; il y a des lieux où il fait chaud et d'autres où il fait froid, des lieux abrités et des lieux exposés, des lieux beaux et des lieux laids et l'image de l'errance est le parcours sans la quête. La Quête est une modalité orientée de la découverte de l'espace, une recherche, une exploration (au sens anglais d' « explorer » comme de « scanner », qui sont deux méthodes pour connaître le monde).
En fait l'errant est un aberrant de la société occidentale : Gypsies et campeurs sont pourchassés par la culture d'une société technologique qui, ressemblant de plus en plus à une machine comme le remarque Valéry, désire pourvoir chaque individu d'une « adresse », au sens informatique comme au sens urbain. Elle rejoint par là l'une des volontés fondamentales des membres de cette société qui participent à son esprit collectif et qui cherchent à s'enraciner dans l'espace, à s'ancrer sur le sol, à se fixer et par là à se réaliser en croyant que le réel est nécessairement situé en un lieu de l'espace.
Le système social auquel nous participons n'est jamais errant dans l'espace, il n'est jamais dépourvu d'un ancrage - sauf exceptions remarquables qui posent aux institutions des problèmes : les armées en campagne, les cités de toile, les parcs des mobile homes - et le citoyen reproduit cette idéologie dans sa volonté d'emprise qui se traduit par le désir de propriété. Le temps est passé où le riche propriétaire argentin vivait à Paris et possédait cent mille moutons errant quelque part dans une Pampa sans limites, suivis par un gardien gaucho : cela supposait qu'il « possédait » l'espace nécessaire pour faire paître ses moutons n'importe où. Les hommes dans leur majorité s'approprient un bien, plus qu'une quantité d'espace et admettent comme indissociables l'idée même d'emprise et celle de repérage topographique. L'homme ne prétend guère à la propriété d'un espace mobile qui fuirait sous ses pas et dans lequel il ne pourrait sécréter ses produits, ses marques de passage et ses supports, faute de points fixes où l'accrocher. C'est entre autres le problème du trailer, de l'appropriation de la banquette de chemin de fer qui se fait toujours par l'intermédiaire d'un « contrat » plus ou moins long, attaché à un sous-espace lui-même mobile. Il paraît bien que la notion d'emprise ou de domination soit un des instincts fondamentaux du noyau de l'être (Kernwesen) que la société ne peut impunément contrarier ou dédaigner sans réactions violentes de celui-ci, ou sans créer une frustration agressive qui met en cause cette société elle-même.
2. Du point Ici
Anthropologiquement, l'homme a besoin d'espace, mais plus encore d'un lieu, ce que nous avons appelé […] le Point Ici, rejoignant ce que Proshansky appelle « Place identity ».
« Ici » n'existe qu'en opposition à ailleurs, « Ici » n'existe que marqué, repérable, retrouvable et par là nous dégageons deux caractères du point Ici. D'abord sa différenciation avec ailleurs : c'est ce qui rend l'Ici si vague dans le désert : (« c'est toujours pareil ») quelques mètres de déplacement ne changent rien aux conditions de la perception et d'autre part, « Ici » est une adresse, un domaine d'emprise assigné, affiché, reconnu : la création du Point Ici est une pratique sociale. Qu'il n'y ait pas d'Ici sans Ailleurs, ou plutôt de différenciation physique entre un lieu et un autre, ceci implique nécessairement que tous les lieux de l'Étendue sont repérables d'une façon autre que par leur longitude, leur latitude ou leur altitude comme le remarque ironiquement Sartre faisant allusion dans Huis Clos au lieu de vacances du garçon d'étage de l'hôtel illimité de l'Enfer. L'étendue doit d'une part être différenciable pour créer à la fois la mobilité exploratoire et l'ancrage en un lieu, sinon elle est denrée homogène pour laquelle les mots « loin » et « près » n'ont plus de sens. D'autre part, elle a une valeur de centralité, d'attachement à l'être, d'individualisation ; les civilisations de l'individualité seront celles de l'appropriation de l'espace même s'il peut exister des individus qui vivent en dehors de tout ancrage.
En fait, les grandes tendances anthropologiques que nous marquons n'ont jamais qu'une valeur de direction globale plutôt que de critères absolus. En intensifiant l'appropriation, en faisant d'elle la règle de la vie par la notion d'adresse, en marquant par sa juridiction et son organisation bureaucratique l'insertion de l'être en un lieu défini, et en soulignant par-là son accession à l'emprise sur un Point Ici, notre société multiplie les dérogations, les écarts, les variantes de toute espèce. Elle invente la résidence secondaire comme image affaiblie de la résidence primaire, qui en fait contribue plutôt à renforcer la notion d'ancrage qu'à l'affaiblir avec le cortège des attributs de l'espace secondaire : la poétique de la chaumière, renouvelée de Bachelard par l'intermédiaire des autoroutes.
Elle invente surtout le trailer, ou le yacht, la résidence qui remplace le domicile déplace dans l'espace en réduisant son enracinement au profit d'un concept de « parking provisoire » d'un espace, d'un Point Ici pseudo-définitif ou imaginé comme tel : l'espace du trailer. Elle invente le camping, version reportée dans le temps d'un Point Ici dans l'espace. Elle invente la location comme une formule juridique de l'appropriation pour toutes les bourses, location dont le statut se met à ressembler si étroitement à celui de la propriété qu'il devient psychologiquement impossible de les différencier. En fait, la différenciation psychologique fondamentale sera celle de l'individu errant et de l'individu enraciné et les statuts légaux qu'ils peuvent connaître ne seront jamais que des placages sociaux sur une vérité anthropologique.
Une anthropologie psychologique de l'espace ignorera provisoirement les nombreuses variantes de l'enracinement au profit de son idée centrale : la création d'un Point Ici. Comment l'être s'approprie-t-il le monde perceptif, le monde de l'espace, celui du temps et celui des choses qui, quand elles entrent dans l'univers humain de notre société, se confondent avec les objets puisque la différence entre fabriqué et non-fabriqué s'atténue ? […] nous avons vu que la notion même de Point Ici obéit à un certain nombre de lois constructives qui régissent le comportement de l'être dans l'espace. À la bulle phénoménologique que nous avions proposée avec Hall, à l'unité véhiculaire suggérée par Goffman dans les déplacements des êtres, s'ajoute la notion d'ancrage, de mise en place d'un lieu de repérage dûment hiérarchisé, dans laquelle la place de l'avion, du compartiment de chemin de fer, le parking de la voiture ou le poste d'amarrage du yacht, ne sont jamais que prolongements d'un Point Ici fondamentalisé, rétablissant le perspectivisme social et physique, dont précisément une théorie générale de l'appropriation de l'espace devrait rendre compte en tant que système hiérarchisé.
Les idées de subordination réciproque, de nécessaire ou de facultatif, de dominant ou de dominé, de progressif ou de récessif, de fréquent ou de rare, sont celles qui vont construire ce système hiérarchique des modes d'appropriation et l'on peut accepter que c'est la façon dont l'individu manipule et organise ses catégories, ses voies de subordination aux conflits et aux buts de l'univers social environnant, qui marquent sa plus ou moins grande intégration à l'espace dans lequel il vit.
L'ensemble des remarques précédentes construit le cadre psychologique et anthropologique d'une théorie de l'appropriation. Elles marquent avec force la notion même d'appropriation comme étant en deçà ou au-delà du juridique et, plus subtilement, comme attachée au Moi, au Lebensraum plutôt qu'à un lieu géographique. C'est quand ce Moi s'inscrit dans un lieu géographique qu'il y a enracinement, c'est ce que nous appellerons « création du Point Ici ».
Soulignons qu'une appropriation de l'espace n'est pas nécessairement l'appropriation en un lieu, comme l'a bien mis en évidence Proshansky, mais l'extension d'un contrôle permettant à l'individu de dominer son environnement, au lieu d'être dominé par lui. Plus nettement encore, l'opposition entre une civilisation de l'Enracinement qui est un vote majoritaire de la civilisation industrielle sûre d'elle-même, et une méta-civilisation de l'Errance, toujours en marche et toujours questionnante. Conformément à cette distinction, il sera logique de distinguer l'appropriation par enracinement basée sur la création d'un Point Ici ou de l'Identité d'un lieu, et l'appropriation par l'errance, encore presque ignorée des psychologues de l'architecture ; ceux-ci ont dédaigné jusqu'à présent le caravaning et la maison démontable (Preiser), le yacht et le camping, quant à leurs implications dans la vie d'une société.
En bref ce que nous avons appelé l'homme escargotique (the snail man) : « I am the snail who goes alone and all places are worth for me » (d'après Kipling, retouché) n'a jamais été pris en compte par la psychologie architecturale : il est minoritaire, légèrement anomique et sa vision même de l'espace s'intègre mal dans notre littérature occidentale. Pourtant l'expansion du caravaning, du mode de vie en trailer, où le rapport à l'espace géographique s'établit par l'intermédiaire du parking, de la location, pose des problèmes juridiques à la société américaine."
Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, L'Harmattan, 1998, p. 65-69.
[1] Là où je suis bien, partout est ma patrie.
"Il est clair maintenant que la relation Homme-Espace n'est jamais une simple conduite passive. Au contraire, l'insertion de chacun dans un espace se traduit par des conduites d'aménagement qui constituent une véritable pratique spatiale et que nous traduisons ici par le terme d'appropriation. Il sera utilisé comme concept psychologique et va servir à analyser des comportements et des actions qui expriment des formes concrètes d'agir, de sentir et qui permettent à la fois une emprise sur les lieux et la production de signes culturels.
Dans cette perspective, le concept d'appropriation ne recouvre pas l'idée de propriété légale. Il désigne plus largement comment dans diverses situations, lieux anonymes ou non, publics ou privés, l'individu aménage, restructure l'espace en coquilles personnelles qui manifestent sa relation privilégiée au lieu dans lequel il se trouve, même provisoirement.
Ainsi, en s'appropriant l'espace, les individus introduisent une dimension fondamentale : la création d'un chez soi. L'appropriation s'établit à travers une dialectique essentielle : l'existence de contrôle, d'un côté, et l'introduction de liberté, de l'autre.
I. - Le concept d'appropriation.
« Appropriation » est un terme polysémique, il désigne globalement soit l'acte de prendre quelque chose pour soi, soit l'acte de rendre quelque chose propre à son usage (Robert). Il vient du verbe « approprier » : faire sien. Le concept d'appropriation peut être défini :
- du point de vue juridique : il renvoie d'abord à la notion d'emprise sur un espace ou des objets : s'attribuer la propriété de quelque chose. Il implique aussi la prise de possession légale de ces espaces ou objets : devenir propriétaire d'un logement, d'un terrain, d'un bien ou d'un objet ;
- du point de vue technique : l'appropriation désigne l'utilisation fonctionnelle d'un objet ; elle signifie la maîtrise instrumentale : on dira : « j'ai pris l'outil approprié » pour c'est-à-dire le plus propre à, le plus apte à... ;
- du point de vue anthropologique : la réalité objective n'est jamais quelque chose de donné, mars ce sur quoi il faut agir. Toute activité humaine reflète une appropriation par les différents modes de perception, d'orientation et d'action (Lorenz). Agissant sur le monde, l'individu se réalise lui-même ;
- du point de vue culturel : l'appropriation est définie en référence aux éléments d'environnement qui permettent à l'individu de réaliser pleinement des potentialités latentes et d'acquérir ainsi une certaine « valeur » ;
- du point de vue psychologique : c'est la reconnaissance de sa propre maîtrise à travers l'activité sensorielle, motrice, perceptive. Elle définit l'individu comme le maître d'une jouissance par rapport aux choses et au monde. Il arrive toujours un moment où il est seul dans sa sphère, maître et seigneur de ses microdécisions, même s'il doit rendre compte ultérieurement de leurs conséquences.
Dans cette plongée micropsychologique vers le Moi, les autres sont laissés en route. Ici, maintenant, l'individu exerce le plus d'emprise sur ce qui est le plus près de lui (loi de cohérence proxémique).
L'appropriation est un schéma spécifique de conduite développé par l'homme dans le rapport qu'il entretient avec l'environnement. Nous admettons, soutenu en cela par de nombreux auteurs (Bachelard, Hall, Moles, Sommer, Lorenz, Proshansky, Goffman), que c'est là une tendance fondamentale de l'être humain.
Tout espace est susceptible d'une restructuration individuelle : le regard porté sur une usine, une place publique, une rue ou une maison est sélectif. Il redispose les éléments qui concernent l'individu pour former une sorte de décor strictement personnel dont les éléments se stabilisent dans la mesure même où l'appropriation s'affirme. C'est la raison pour laquelle locataire comme propriétaire, nomade comme touriste s'approprient des espaces dont ils ne sont pas les possesseurs légaux.
L'appropriation est la projection de la conduite humaine sur l'espace. Elle affirme une mainmise (Beherrschung) qui peut s'exprimer de plusieurs manières :
- Le regard est la forme minimale d'appropriation du monde extérieur. Chacun peut s'offrir le luxe de posséder le monde par le regard qui permet les émotions esthétiques, la curiosité, la familiarité. La photographie est une concrétisation de cette appropriation visuelle (the freezing machine de Milgram).
- L'aménagement de l'espace autour de la personne qui se constitue en centre d'un espace immédiatement appréhendé et qui introduit et oriente une relation plus ou moins privilégiée à cet espace. À cet égard, la disposition d'objets autour de soi représente une sorte de « langage silencieux », une image de soi offerte ou imposée d'une certaine manière à l'autre (Hall).
- La délimitation concrète ou psychologique, qui permet de différencier les sous-espaces à l'intérieur d'une zone et de qualifier un lieu dans son ensemble ou dans ses différents aspects, elle se manifeste par :
- la fermeture topologique ;
- le marquage des lieux (objets, murs...) ;
- la liberté d'accomplir certains actes à l'intérieur de ce territoire pour le distinguer de l'extérieur.
- L'exploration qui réside dans la possibilité d'étendre son champ d'action.
L'appropriation se concrétise en particulier par :
- le jeu : l'activité ludique oppose au rythme de l'acte socialisé un rythme de la topographie ;
- l'exploration des zones interdites : l'appropriation prend ici la forme de la transgression.
C'est de la familiarité avec un espace que naît l'appropriation. Cette familiarité est un apprentissage progressif de la spécificité d'un lieu, de ses aspects quotidiens. Un espace approprié sécurise l'individu, il permet, même dans un espace public, certaines formes de privatisation (privacy). C'est donc une dynamique spécifique du comportement."
Gustave-Nicolas Fischer, La psychosociologie de l'espace, 1964, PUF, Que-sais-je ?, 1981, p. 86-89.
Retour au menu sur l'espace