"Tant qu'on écrira l'histoire des individus – des César, des Alexandre, des Luther ou des Voltaire – et non pas l'histoire de TOUS les hommes, de TOUS ceux, sans une seule exception, qui ont participé à l'événement, il est absolument impossible de décrire le mouvement de l'humanité sans faire appel à la notion d'une force qui oblige les hommes à diriger leurs activités vers un seul but. Et la seule notion de ce genre que connaissent les historiens, c'est le pouvoir.
Cette notion est la seule manette qui permette de manipuler la matière de l'histoire telle qu'on l'interprète actuellement, et celui qui brise cette manette, comme le fit Buckle, et ne trouva pas d'autre façon de manipuler la matière de l'histoire, celui-là se prive de toute possibilité de l'utiliser. La meilleure preuve que le recours à la notion de pouvoir pour expliquer les phénomènes historiques est inévitable, nous est donnée par les auteurs mêmes d'histoires universelles et d'histoires de la culture, qui renoncent soi-disant à cette notion et sont obligés à chaque pas de l'utiliser. […]
[…] il est donc indispensable d'expliquer ce qu'est le pouvoir.
Napoléon a donné l'ordre de rassembler des troupes et de partir en guerre. Cette façon de voir les choses nous est devenue si familière, nous nous sommes si bien approprié ce point de vue que la question de savoir pourquoi six cent mille hommes partent en guerre quand Napoléon a prononcé telles et telles paroles nous parait dénuée de sens. Il avait le pouvoir et donc ce qu'il ordonnait était accompli.
Cette réponse est tout à fait satisfaisante si nous croyons que le pouvoir lui a été donné par Dieu. Mais aussitôt que nous ne reconnaissons pas cela, il est indispensable de définir quel est ce pouvoir d'un homme sur les autres.
Un tel pouvoir ne peut être celui, direct, qu'exerce un être fort sur un être faible du fait de sa supériorité physique, et qui est fondé sur la contrainte physique ou la menace de cette contrainte, comme le pouvoir d'Hercule. Il ne peut non plus être fondé sur une force morale supérieure, ainsi que le pensent dans la simplicité de leur âme certains historiens lorsqu'ils disent que les personnages historiques sont des héros, c'est-à-dire des hommes doués de cette force d'âme et de cette intelligence particulière qu'on appelle génie. Ce pouvoir ne peut être fondé sur la supériorité morale car, sans parler des héros tels que Napoléon, dont la valeur morale est fort discutée, l'histoire nous montre que ni les Louis XIV, ni les Metternich, qui gouvernaient des millions d'hommes, ne possédaient aucune force d'âme particulière, mais étaient au contraire pour la plupart moralement inférieurs à l'un quelconque des millions d'hommes qu'ils gouvernaient.
Si la source du pouvoir n'est ni dans les qualités physiques ni dans les qualités morales du personnage qui le détient, il est évident que la source de ce pouvoir doit se trouver en dehors du personnage, dans les rapports entre le détenteur du pouvoir et les masses.
C'est ainsi précisément que considère le pouvoir la science du droit, ce bureau de change de l'histoire qui promet de convertir la notion historique du pouvoir en or pur.
Le pouvoir est l'ensemble des volontés des masses transféré par consentement exprimé ou tacite sur les gouvernants que les masses se sont choisis. […]
Si le pouvoir est l'ensemble des volontés transféré sur celui qui gouverne, Pougatchov est-il ou non le représentant des volontés des masses ? S'il ne l'est pas, pourquoi alors Napoléon l'est-il ? Pourquoi Napoléon III, quand on l'arrêta à Boulogne, était-il un criminel, et ensuite ce furent ceux qu'il arrêtait qui devinrent des criminels ? […]
En dehors même du fait qu'aucune description de l'activité collective des hommes n'est possible sans la notion de pouvoir, l'existence du pouvoir est démontrée tant par l'histoire que par l'observation des événements actuels.
Quand se produit un événement, un homme on des hommes surgissent toujours par la volonté desquels l'événement paraît s'être accompli. Napoléon Ier l'ordonne, et les Français vont au Mexique. Le roi de Prusse et Bismarck prennent certaines dispositions, et les troupes entrent en Bohême. Napoléon Ier ordonne, et ses armées vont en Russie. Alexandre 1er ordonne, et les Français se soumettent aux Bourbons. L'expérience nous montre que quel que soit l'événement, il s'accomplit toujours en liaison avec la volonté d'un ou de plusieurs hommes qui l'ont ordonné.
Les historiens, habitués qu'ils sont à admettre l'intervention divine dans les affaires humaines, veulent voir la cause de l'événement dans la volonté exprimée de l'homme revêtu du pouvoir ; mais cette conclusion n'est confirmée ni par le raisonnement ni par l'expérience.
D'une part, la réflexion montre que l'expression de la volonté de l'homme - ses paroles - ne constitue qu'une partie de l'activité collective qui s'exprime dans un événement, une guerre par exemple ou une révolution ; en conséquence, si l'on ne reconnaît pas une force incompréhensible, surnaturelle, un miracle, on ne peut admettre que des paroles puissent être la cause directe du mouvement de millions d'hommes. D'autre part, quand bien même on admettrait que les paroles puissent être la cause de l'événement, l'histoire nous montre que l'expression de la volonté de personnages historiques, dans nombre de cas, ne produit aucun résultat, c'est-à-dire que leurs ordres non seulement souvent ne sont pas exécutés, mais que parfois même il se produit exactement le contraire de ce qu'ils avaient ordonné.
N'admettant pas la participation divine dans les affaires humaines, nous ne pouvons admettre le pouvoir comme cause des événements.
Du point de vue de l'expérience, le pouvoir n'est que le rapport de dépendance qui existe entre l'expression de la volonté d'un homme et l'exécution de cette volonté par d'autres hommes.
[…]
Jamais aucun ordre ne surgit spontanément et n'enferme en lui toute une série d'événements, mais chaque ordre découle d'un autre et ne se rapporte jamais à une série d'événements mais toujours à un seul moment de l'événement.
Quand nous disons par exemple que Napoléon a ordonné à ses troupes d'entrer en guerre, nous rassemblons dans un ordre unique une série d'ordres successifs dépendant les uns des autres. Napoléon ne pouvait ordonner la campagne de Russie et ne l'a jamais ordonnée. Il a donné l'ordre tel jour d'envoyer telle lettre à Berlin et à Pétersbourg ; le lendemain, il a pris tels décrets et adressé tels ordres à l'armée, à la flotte, à l'intendance, etc. Ces millions d'ordres ont donné naissance à une série d'ordres correspondant à la série d'événements qui ont amené les armées françaises en Russie.
Si Napoléon, tout au long de son règne, donne des ordres pour une expédition en Angleterre et ne dépense pour aucune autre entreprise autant d'efforts et de temps et si, malgré cela, durant tout son règne il ne tente pas une seule fois de réaliser ce projet mais envahit la Russie, alors qu'il considère, comme il l'a dit à plusieurs reprises, qu'il est préférable d'en être l'allié, cela s'est produit parce que la première série d'ordres ne correspondait pas, et la seconde correspondait à la série d'événements.
Pour qu'un ordre soit sûrement exécuté, il faut que l'homme donne un ordre qu'il soit possible d'exécuter. Mais savoir ce qui peut ou ne peut pas être exécuté est impossible, non seulement dans le cas de l'expédition de Napoléon en Russie, à laquelle participent des millions d'hommes, mais dans le cas de l'événement le plus simple, car l'exécution de l'ordre peut toujours, dans un cas comme dans l'autre, se heurter à des millions d'obstacles. Pour chaque ordre exécuté, il s'en trouve toujours d'énormes quantités de non-exécutés. Les ordres impossibles n'ont pas de lien avec l'événement, et ils ne' s'accomplissent pas. Seuls ceux qui sont possibles s'agrègent en séries d'ordres consécutives, correspondant à des séries d'événements, et ceux-là sont exécutés.
Nous nous figurons faussement que l'ordre qui précède l'événement est la cause de l'événement, parce que quand l'événement s'est accompli et que certains ordres, les seuls qui parmi des milliers d'autres correspondaient aux événements, ont été exécutés, nous oublions ceux qui n'ont pas été exécutés parce que c'était impossible. De plus, notre erreur sous ce rapport vient principalement de ce que dans les exposés historiques, toute une série d'innombrables événements divers et infimes, comme par exemple cette série qui a amené l'armée française en Russie, se concentre autour d'un seul événement selon le résultat auquel aboutit cette série, et en conséquence de cela, toute la série d'ordres se concentre elle aussi autour d'une seule expression de la volonté.
Nous disons – Napoléon a voulu la campagne de Russie et il l'a faite. En réalité, nous ne trouverons à aucun moment dans l'activité de Napoléon rien qui ressemble à l'expression de cette volonté, mais nous trouverons une série d'ordres ou d'expressions de sa volonté, orientés de la façon la plus dispersée et la plus indéterminée. De l'innombrable série d'ordres inexécutés de Napoléon, s'est dégagée une série d'ordres exécutés en vue de la campagne de 1812, non pas parce que ces ordres se distinguaient en quoi que ce fût des autres ordres, non exécutés, mais parce que cette série d'ordres coïncidait avec la série d'événements qui amenait les armées françaises en Russie. Ainsi, lorsqu'on peint au pochoir, on ne peint pas telle ou telle figure parce qu'on étend la couleur à tel endroit, de telle façon, mais parce qu'on l'a étendue de tous les côtés sur la figure découpée au préalable.
Ainsi donc, lorsque nous considérons le rapport temporel entre les ordres et les événements, nous trouvons que l'ordre ne peut en aucun cas être la cause de l'événement, 'mais qu'il y a entre eux une certaine dépendance déterminée.
Pour comprendre quelle est cette dépendance, il est indispensable de rétablir une autre condition négligée, celle de tout ordre qui émane non de la Divinité mais de l'homme et qui consiste en ce que cet homme même qui donne des ordres participe à l'événement.
Le rapport de celui qui ordonne à ceux auxquels il ordonne, c'est précisément ce qu'on appelle le pouvoir. Voici en quoi il consiste :
Pour agir en commun, les hommes s'assemblent toujours en groupes au sein desquels, malgré la diversité des buts que se propose l'action commune, le rapport entre les hommes participant à cette action est toujours le même.
En s'assemblant en groupes, les hommes se placent toujours entre eux dans des rapports tels que le plus grand nombre prend la part directe la plus importante et le plus petit nombre, la part directe la moins importante dans cette action commune pour laquelle ils ont formé le groupe.
De tous les groupes que forment les hommes pour accomplir des actions communes, l'un des plus nettement tranchés et des mieux définis est l'armée.
Toute armée est composée d'hommes du grade militaire le plus bas, soldats, qui sont le plus grand nombre ; de gradés – caporaux, sous-officiers – qui sont en moins grand nombre que les soldats ; d'officiers, dont le nombre est encore moins élevé, et ainsi de suite jusqu'au commandement militaire suprême qui se concentre en un seul individu.
L'organisation militaire peut être parfaitement figurée par un cône dont la base, qui a le plus grand diamètre, représente les soldats, les sections parallèles à la base, dont le diamètre est de plus en plus réduit, représentent les officiers, jusqu'au sommet du cône, dont la pointe représentera le commandant en chef.
Les soldats, qui sont le plus grand nombre, sont les points de la partie inférieure du cône, sa base. Le soldat frappe, coupe, brûle, pille lui-même et accomplit toujours ces actes sur l'ordre de ses supérieurs et ne donne jamais aucun ordre. Le sous-officier (leur nombre est déjà moins grand) agit en personne plus rarement que le soldat ; mais il donne déjà des ordres. L'officier agit lui-même encore plus rarement, mais commande plus souvent. Le général, lui, ne fait plus que donner l'ordre aux troupes de marcher en leur désignant le but, et ne fait presque jamais usage d'une arme. Quant au commandant en chef, il ne peut jamais prendre une part directe à l'action et se contente de prendre des dispositions générales touchant le mouvement des masses. Ces mêmes rapports des hommes entre eux s'observent dans toute association en vue d'une activité commune, aussi bien dans l'agriculture que dans le commerce et dans toute entreprise.
Ainsi, sans multiplier artificiellement tous les points, qui se confondent des sections du cône et des grades de l'armée, ou des titres et des situations de n'importe quelle administration ou entreprise, des plus bas aux plus élevés, nous voyons se dégager une loi selon laquelle les hommes qui se réunissent pour accomplir une action collective se trouvent toujours par rapport à l'autre dans une situation telle que, plus ils participent directement à l'action, moins ils peuvent donner d'ordre et plus ils sont nombreux, et moins ils participent directement à l'action plus ils peuvent donner d'ordres et sont moins nombreux. Et ainsi, partant des couches inférieures jusqu'à un seul et unique personnage dont la participation directe à l'événement est la plus minime et qui concentre toute son activité sur le commandement.
C'est précisément le rapport entre ceux qui commandent et ceux à qui ils commandent qui constitue l'essence même de la notion qu'on nomme le pouvoir."
Léon Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Épilogue, Deuxième partie, Chapitres 3, 4, 5 et 6, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1402-3, p. 1404-5, p. 1412-16.
"Tout pouvoir est absolu. La guerre fait comprendre ces choses là. Une action ne peut réussir que par l'accord des exécutants ; et quand ils auraient la meilleure volonté du monde, ils ne s'accorderont pourtant que par la prompte exécution des ordres, sans qu'aucun des subordonnés s'amuse à juger ou à discuter. Qu'est-ce à dire, sinon que devant le refus ou seulement l'hésitation, le chef doit forcer l'obéissance, ce qui conduit aussitôt à la dernière menace, et l'instant d'après à l'exécution, sans quoi la menace serait ridicule. J'admire que les gens qui reçoivent aisément la guerre parmi les choses possibles, invoquent pourtant ici l'humanité et la justice, comme si l'on avait le loisir d'être humain et juste quand l'ennemi pousse. Il faut savoir ce que l'on veut."
Alain, Propos sur l’éducation, 1932, Propos 83, PUF, 1972, p. 208-209.
"Les termes de « puissance » ou de « force » ont aujourd'hui pour bien des hommes une connotation désagréable. La raison en est qu'au cours de l'évolution de la société l'équilibre des forces a été jusqu'ici fort inégalement réparti ; des hommes ou des groupes d'hommes, pourvus sur le plan social d'assez grandes facultés de pouvoir, les ont souvent exploitées brutalement et sans scrupules à des fins personnelles. Cette connotation négative entraîne bien souvent une confusion entre le fait purement objectif et le jugement de valeur que l'on porte sur ce fait. Nous ne parlerons ici que de faits objectifs. L'équilibre des forces plus ou moins fluctuant est un élément inhérent à toutes les relations humaines. […] Il ne faudra pas oublier que tous les équilibres de force, comme toutes les relations, sont des phénomènes bipolaires et même le plus souvent multipolaires. […] N'oublions pas que si les parents ont un pouvoir sur le bébé, ce dernier exerce, dès le premier jour de sa vie, un pouvoir sur ses parents et cela aussi longtemps qu'il représente pour eux une valeur quelconque. Dans le cas contraire, il perd tout pouvoir ; à la limite, les parents peuvent abandonner leur enfant si celui-ci crie trop. Il en va de même dans toutes les relations de maître à esclave. Non seulement le maître détient un pouvoir sur son esclave, mais l'esclave lui aussi – selon les fonctions qu'il remplit auprès de son maître – détient en retour un pouvoir sur celui-ci. Dans le cas de ces relations entre parents et enfants, maîtres et esclaves, l'équilibre des forces est très inégalement réparti. Que la différence de pouvoir soit faible ou forte, on trouvera toujours des équilibres de force, là où existent des interdépendances fonctionnelles entre des hommes. L'emploi du terme de « force » ou de « pouvoir » risque de nous induire en erreur. Nous disons d'un homme qu'il possède un grand pouvoir, comme si le pouvoir était un objet qu'il transporte dans sa poche. Cet emploi est une relique qui date de l'ère où dominaient les représentations magico-mythiques. Le pouvoir n'est pas une amulette que l'un possède et l'autre non ; c'est une particularité structurelle des relations humaines – de toutes les relations humaines."
Norbert Elias, Qu'est-ce que la sociologie ?, 1970, tr. fr. Yasmin Hoffmann,, Pocket, 1993, p. 85-86.
Retour au menu sur la politique