"Nous parlons de l'homme et de l'espace, ce qui sonne comme si l'homme se trouvait d'un côté et l'espace de l'autre. Mais l'espace n'est pas pour l'homme un vis-à-vis. Il n'est ni un objet extérieur ni une expérience intérieure. Il n'y a pas les hommes, et en plus de l'espace ; car, si je dis « un homme » et que par ce mot je pense un être qui ait manière humaine, c'est-à-dire qui habite, alors, en disant « un homme », je désigne déjà le séjour dans le Quadriparti auprès des choses. Alors même que notre comportement nous met en rapport avec des choses qui ne sont pas sous notre main, nous séjournons auprès des choses elles-mêmes. Nous ne nous représentons pas, comme on l'enseigne, les choses lointaines d'une façon purement intérieure, de sorte que, tenant lieu de ces choses, ce seraient seulement des représentations d'elles qui défileraient au-dedans de nous et dans notre tête. Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple, auprès du contenu d'une représentation logée dans notre conscience. Nous pouvons même, sans bouger d'ici, être beaucoup plus proches de ce pont et de ce à quoi il « ménage » un espace qu'une personne qui l'utilise journellement comme un moyen quelconque de passer la rivière. Les espaces et « l' » espace avec eux ont toujours déjà reçu leur place dans le séjour des mortels. Des espaces s'ouvrent par cela qu'ils sont admis dans l'habitation de l'homme. « Les mortels sont », cela veut dire : habitant, ils se tiennent d'un bout à l'autre des espaces, du fait qu'ils séjournent parmi les choses et les lieux. Et c'est seulement parce que les mortels, conformément à leur être, se tiennent d'un bout à l'autre des espaces qu'ils peuvent les parcourir. Mais en allant ainsi, nous ne cessons pas de nous y tenir. Bien au contraire, nous nous déplaçons toujours à travers les espaces de telle façon que nous nous y tenons déjà dans toute leur extension, en séjournant constamment auprès des lieux et des choses proches ou éloignés. Si je me dirige vers la sortie de cette salle, j'y suis déjà et je ne pourrais aucunement y aller si je n'étais ainsi fait que j'y suis déjà. Il n'arrive jamais que je sois seulement ici, en tant que corps enfermé en lui-même, au contraire je suis là, c'est-à-dire me tenant déjà dans tout l'espace, et c'est seulement ainsi que je puis le parcourir.
Même alors que les mortels « rentrent en eux-mêmes », ils ne cessent pas d'appartenir au Quadriparti. Quand nous faisons - comme on dit - retour sur nous-mêmes, nous revenons vers nous à partir des choses sans jamais abandonner notre séjour parmi elles. La perte même du contact avec les choses, qui est observée dans les états de dépression, ne serait aucunement possible si un état de ce genre ne demeurait pas, lui aussi, ce qu'il est en tant qu'état humain, à savoir un séjour auprès des choses. C'est seulement lorsque ce séjour caractérise déjà la condition humaine que les choses auprès desquelles nous sommes peuvent cependant ne rien nous dire, ne plus nous toucher.
Le rapport de l'homme à des lieux et, par des lieux, à des espaces réside dans l'habitation. La relation de l'homme et de l'espace n'est rien d'autre que l'habitation pensée dans son être.
Quand nous réfléchissons, ainsi que nous venons de l'essayer, au rapport entre lieu et espace, mais aussi à la relation de l'homme et de l'espace, une lumière tombe sur l'être des choses qui sont des lieux et que nous appelons des bâtiments."
Heidegger, "Bâtir habiter penser", 1951, in Essais et conférences, traduction A. PRÉAU, Paris, Gallimard, 1958, p. 186-188.
"L'habiter, terme poétique (« L'homme habite en poète », dit Hölderlin) ne saurait faire oublier qu'il n'a eu de sens pendant des siècles et des siècles que pour l'aristocratie. L'architecte, au service des « grands », nobles et prêtres, construisait des édifices religieux, des palais, des forteresses. L'hôtel particulier de l'aristocratie déjà décadente, et bientôt imitée par la bourgeoisie (haute) veut des pièces d'apparat, somptueuses, mais en retrait par rapport aux passages : la rue, la place, l'avenue. Ces pièces donnent sur une cour d'honneur. L'aristocrate ne se soucie ni de voir ni d'être vu, sauf au cours d'un cérémonial. Il « est » soi-même. L'essentiel du palais ou de l'hôtel consiste donc dans une disposition interne. Il garde dans son faste quelque chose d'organique, de naturel, qui fait son charme. La façade n'a qu'une importance secondaire et dérivée. Souvent elle manque. La sévérité d'un porche monumental, d'une entrée solennelle s'ouvrant sur une cour remplace la façade. Dans l'espace interne s'agite la maisonnée, le seigneur au milieu des siens – femme, enfants, parents à divers degrés – les siens parmi leurs gens. Pas d'intimité ; elle n'a pas de sens. La bourgeoisie et l'embourgeoisement de la noblesse ont inventé l'intime en même temps que la façade. Toutefois, les « communs », les écuries, les cuisines, sont nettement distincts des lieux habités par les maîtres, dont l'orgueil, l'arrogance, les besoins et désirs s'étalent en des lieux appropriés.
L'appartement bourgeois parodie l'hôtel, mais à travers l'imitation transparaît aussitôt une tout autre occupation de l'espace. Les pièces d'apparat – le salon, la salle à manger, le fumoir, la salle de jeu, – sont l'objet de tous les soins : ampleur, décoration, ameublement. Elles se disposent d'une tout autre manière que dans l'aristocratique demeure ; elles ouvrent sur la rue, portes, fenêtres et balcons. Déjà le visible et le visuel l'emportent. La façade, faite pour être vue et pour voir, ornée de sculptures, balustres et moulures, s'organise autour des balcons. L'alignement et la contiguïté des façades assure la continuité de la rue. Celle-ci se voit déjà réduite à une fonction de passage. Toutefois, elle conserve une grande importance. L'architecte, en dessinant une façade, en soignant l'ornementation, contribue à animer la rue et à créer l'espace urbain. La rationalité perspectiviste commande encore l'ordonnance des rues et avenues, des places et des parcs. Déjà peu organique, l'espace conserve une certaine unité. L'immeuble bourgeois n'est pas encore une boîte. Quant aux « fonctions » (manger et boire, dormir et faire l'amour), elles se cachent. Jugées sévèrement, grossières, vulgaires, elles sont reléguées dans les arrières de la maison : cuisines, salles de bain, « waters », chambres à coucher, souvent le long ou au bout d'un couloir obscur, ou sur une cour petite et sombre. Bref, dans le rapport dominant, « dehors-dedans », le dehors a la primauté. L'Éros disparaît et cela paradoxalement : dans l'intimité à double fond des pièces de réception et des pièces réservées. La psychanalyse de l'espace montre à l'œuvre dans l'espace bourgeois un filtrage de l'érotique, un refoulement des « libidines », une césure et une censure. Quant aux gens de service, les domestiques, ils habitent sous les combles. Dans l'espace habité règnent une solennité moralisante (ce qu'ignorait l'aristocratie), la familiarité et la conjugalité, – la génitalité – qui reçoivent le beau nom d' « intimité ». Dans le rapport « dedans-dehors », le dehors l'emporte parce que seul il importe : ce qu'on voit et se voit. Pourtant le dedans, où meurt l'Éros, se valorise de façon mystifiante et mystifiée. D'épais rideaux permettent d’isoler le dedans du dehors, de séparer le balcon du salon, de préserver et de signifier l'intime. Parfois un rideau s'ouvre, et la façade s'illumine : il y a fête. Par ailleurs ou pour l'ailleurs, quelques choses baptisées « objets d'art », parfois des nus peints ou sculptés, complètent cet ensemble, y mettant un « cachet » de nature ou de libertinage, pour mieux rejeter au loin l'un et l'autre.
Le vécu de l'espace ne reste pas en dehors de la théorie. Certes, il serait par trop banal d'insister sur le vécu quotidien pour l'ériger immédiatement en théorie. Décrire les « méfaits » de l'ascenseur qui a permis aux gens aisés de conquérir les étages supérieurs des immeubles, tout en brisant les contacts assurés par l'escalier et le palier, cela ne mène pas loin. Pourtant la théorie n'a pas à mettre le vécu entre parenthèses pour promulguer des concepts. Au contraire : le vécu fait partie du théorique et la séparation tombe (mais non la distinction et le discernement) entre concevoir et vivre. L'analyse de l'espace embourgeoisé vérifie la théorie de l'espace abstrait. Plus encore : en unissant le vécu et le conçu, elle montre le contenu de l'abstraction et réunit du même coup le sensible et le théorique. Les sens devenant théoriciens, la théorie révèle le sens du sensible.
Pour la classe ouvrière, le capitalisme « ascendant », celui de la « belle époque » (concurrentielle, avec des taux de profit superbes, et une accumulation aveugle mais rapide) a produit d'abord et largement, chacun le sait, des taudis périphériques. Il a rapidement détruit l'espace de l'immeuble de rapport traditionnel : la bourgeoisie en bas, les ouvriers et les domestiques dans les mansardes. Le taudis, pièce unique, d'abord au fond d'un couloir obscur, d'une arrière-cour, parfois d'une cave, se déportait vers les périphéries, les banlieues. C'est la « belle époque » de la bourgeoisie.
C'est alors que se définit l'habitat, avec ses corollaires : le volume minimal habitable, qui se quantifie avec les modules et parcours – l'équipement également minimal et l'environnement programmé. En vérité, ce qui se définit ainsi, par approximations successives, c'est le seuil inférieur de tolérabilité. Par la suite, au XXe siècle, les taudis tendent à disparaître. Dans l'espace des banlieues, les pavillons contrastent avec les « ensembles » aussi fortement que les riches demeures avec les galetas des pauvres. L'expérience du « minimum vital » n'en a pas moins servi. Pavillons et cités nouvelles s'approchent du seuil inférieur de sociabilité : au delà duquel la survie serait impossible parce que toute vie sociale aurait disparu. Des frontières intérieures et invisibles commencent à départager l'espace, pourtant dominé par une stratégie globale et par un pouvoir unique. Ces frontières ne séparent pas seulement les niveaux : le local, le régional, le national, le mondial. Elles distinguent les zones où les gens doivent se réduire « à leur plus simple expression », à leur plus « petit dénominateur commun », pour survivre – et les zones où peuvent s'étaler confortablement les gens, où ils ont du temps et de l'espace, ces luxes essentiels. Frontières ? Ce mot trop faible cache l'essentiel. Lignes de fracture dans l'homogénéité, dirons-nous, qui dessinent les véritables configurations, très accidentées bien qu'invisibles aux regards, de l'espace social « réel »."
Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 362-365.
"Habiter quelque part représente pour chacun un point qui nous fixe socialement et le lieu inaliénable d'un chez soi. Ceci se traduit d'abord à travers la valeur de centralité que prend le lieu où l'on habite et qui est mise en relief de façon spécifique dans le mode de vie contemporain par la séparation entre le lieu où l'on travaille et le lieu où l'on vit. En partant au travail, on quitte le centre de son domaine pour aller dehors, ailleurs, parfois très loin et dans un environnement toujours différent, on entre dans un autre univers. Le logement est donc vécu en référence à cette opposition fondamentale dehors-dedans, « chez soi » - chez les autres. Il structure un axe de séparation symbolisé par la porte ; elle est le point de démarcation matérielle entre mon univers privé et le monde extérieur. Frontière., elle assure une fonction de protection et forme la paroi mobile qui marque la limite radicale entre mon univers et le monde étranger au-delà de ma porte. Symbole de protection, mais aussi d'ouverture potentielle à celui qu'on accueille, elle reste un point de rupture entre le public et le privé. L'entrée dans un logement constitue la première transition entre l'extérieur du logement et l'intérieur, premier espace dans lequel on pénètre réellement dans le domaine privé.
Ces éléments de structuration et de séparation d'avec l'extérieur marquent tout logement dans sa valeur de coquille fondamentale, enveloppe dure et fermée qui le protège de l'extérieur, en délimitant un domaine intérieur dans lequel on est son propre maître et où l'on peut par conséquent abandonner un comportement défini par son rôle social pour adopter une conduite qui, en théorie, n'a plus besoin de se conformer à qui que ce soit d'autre qu'à soi-même."
Gustave-Nicolas Fischer, La psychosociologie de l'espace, PUF, Que-sais-je ?, 1981, p. 105-106.
"Or, c'était notoire, Hughes[1] se refusait absolument à porter une montre, tout en se déclarant Maître du Temps, ce qui pour lui avait certainement un sens précis, proche peut-être de la définition de Rilke : posséder la puissance, gagner au jeu du monde, c'est créer la dichotomie entre les repères de son temps personnel et ceux du temps astronomique afin de se rendre maître de ce qui arrive, de tenter de rejoindre immédiatement ce qui vient. Milliardaire dénué de tout, Hughes s'applique seulement à truquer la vitesse de sa destinée, à faire de son mode de vie un mode de vitesse. Il semble autrement contemporain que Citizen Kane, empereur agonisant dans son palais-musée, empêtré dans les ruines de ses biens matériels, l'abondance baroque de ses collections. Pour Hughes, au contraire, être c'est ne pas habiter, polutropos comme le Ulysse d'Homère, n'occupant pas un seul lieu, il souhaite ne pas être identifiable, mais surtout ne s'identifier à rien. « Il est personne parce qu'il ne veut être personne et que pour être personne, il faut être à la fois partout et nulle part. » Ce goût pour l'absence ubiquitaire, il va d'abord le satisfaire en ayant recours aux divers médias techniques, en battant ce qui était à l'époque le record idéal : le 14 juillet 1938, son Lockheed-Cyclone, ayant accompli le tour du monde « par le grand arc de cercle », pose ses roues sur l'aérodrome de Floyd Bennett Field d'où il s'était envolé le 10 juillet ; il roule et revient dans son hangar au point précis dont il était parti. Hughes ne va pas tarder à se rendre à l'évidence : son désir de mouvement n'est qu'un désir d'inertie, le désir devoir arriver ce qui demeure.
Bientôt, il ne communique plus avec le monde qu'à l'aide du téléphone. [...] Les chambres où il souhaite se tenir sont exiguës et toutes semblables, même si elles se trouvent aux antipodes. Non seulement il supprimait ainsi l'impression de se rendre d'un endroit à l'autre (comme dans la boucle vide du record du monde), mais surtout chaque endroit était tel qu'il pouvait l'attendre. Les fenêtres étaient occultées et la lumière solaire ne devait pas pénétrer davantage à l'intérieur de ces chambres obscures que l'image imprévue d'un paysage différent. Supprimant ainsi toute incertitude, Hughes pouvait se croire partout et nulle part, hier et demain, puisque tous les points de repères à un espace ou à un temps astronomique étaient éliminés."
Paul Virilio, Esthétique de la disparition, éd. Galilée, 1989, p. 29-30.
[1] Il s'agit d'Howard Hugues, aviateur, constructeur aéronautique, homme d'affaires, producteur et réalisateur cinématographique américain. Il fut l'un des hommes les plus riches et les plus puissants des États-Unis d'Amérique et devint célèbre à la fin des années 1920 comme producteur de films à gros budget. Martin Scorcese lui a consacré un film, Aviator, en 2004.
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