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Texte à méditer :  Deviens ce que tu es.
  
Pindare
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
L'identité personnelle
  "Cela posé, pour trouver en quoi consiste l'identité personnelle, il faut voir ce qu'emporte le mot de personne. C'est, à ce que je crois, un Être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le sentiment qu'il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce soit d'apercevoir sans apercevoir qu'il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes : et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle soi-même. [...] Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est ce qu'il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante : c'est aussi en cela seul que consiste l'identité personnelle, ou ce qui fait qu'un Être raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette personne : le soi est présentement le même qu'il était alors : et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l'esprit."

 

John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1690, Ch. 27, Livre II, p. 264.

  

"§ 23. La conscience seule constitue le soi

  Il n'y a que la conscience qui puisse unir en une même personne des existences éloignées, et non l'identité de substance. Car, quelle que soit la substance, quelle que soit sa structure, il n'y a pas de personne sans conscience : [ou alors] un cadavre pourrait être une personne, aussi bien que n'importe quelle substance sans conscience.

Pourrions-nous supposer deux consciences distinctes et incommunicables faisant agir le même corps, l'une de jour et l'autre de nuit, et en sens inverse la même conscience qui ferait agir par intervalle des corps distincts ? Je me demande si, dans le premier cas, celui qui travaille de jour et celui qui travaille de nuit ne seraient pas deux personnes aussi distinctes que Socrate et Platon ; et si dans le second cas, il n'y aurait pas une personne en deux corps différents, tout comme un homme reste le même dans des vêtements différents.

  Il ne sert absolument à rien de dire que dans les cas précédents les consciences sont les mêmes ou diffèrent en fonction de substances immatérielles identiques ou différentes, qui introduiraient en même temps la conscience dans ces corps: que ce soit vrai ou faux, cela ne change rien, puisqu'il est évident que l'identité personnelle serait dans les deux cas déterminée par la conscience, qu'elle soit attachée à une substance immatérielle individuelle ou non. Si l'on accorde en effet que la substance pensante de l'homme doit être nécessairement supposée immatérielle, il n'en demeure pas moins évident que la chose pensante immatérielle peut se défaire parfois de sa conscience passée, puis la retrouver; comme en témoigne souvent chez l'homme l'oubli des actions passées, et le fait que plusieurs fois il retrouve trace de conscience passée complètement perdue depuis vingt ans. Supposez que ces intervalles de mémoire et d'oubli alternent régulièrement jour et nuit, et vous aurez deux personnes qui auront le même Esprit immatériel, tout comme dans l'exemple précédent vous aviez deux personnes avec le même corps. Ainsi le soi n'est pas déterminé par l'identité ou la différence de substance - ce dont il ne peut être sûr - mais seulement par l'identité de conscience."

 

 

John Locke, Essai sur l'entendement humain, 1690, Livre II, chap. 27, trad. J.-M. Vienne, Librairie philosophique Vrin, 2001, p. 536-537.


 

  "Je ne voudrais point dire non plus que l'identité personnelle et même le soi demeurent point en nous et que je ne suis point ce moi qui ai été dans le berceau, sous prétexte que je ne me souviens plus de rien de tout ce que j'ai fait alors. Il suffit pour trouver l'identité morale par soi-même qu'il y ait une moyenne liaison de conscienciosité [1] d'un état voisin ou même un peu éloigné à l'autre, quand quelque saut ou intervalle oublié y serait mêlé. Ainsi, si une maladie avait fait une interruption de la continuité de la liaison de conscienciosité, en sorte que je ne susse point comment je serais devenu dans l'état présent, quoique je me souviendrais des choses plus éloignées, le témoignage des autres pourrait remplir le vide de ma réminiscence. On me pourrait même punir sur ce témoignage, si je venais de faire quelque mal de propos délibéré dans un intervalle, que j'eusse oublié un peu après par cette maladie. Et si je venais à oublier toutes les choses passées, et serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu'à mon nom et jusqu'à lire et écrire, je pourrais toujours apprendre des autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j'ai gardé mes droits, sans qu'il soit nécessaire de me partager en deux personnes, et de me faire héritier de moi-même. Et tout cela suffit pour maintenir l'identité morale qui fait la même personne."

 

Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, 1703, Livre II, chap. 27, Éd. Flammarion, coll. « GF », 1966, p. 201-202.


[1] Conscienciosité : qui caractérise la conscience.


 

 
 "Suivant l'ordre des choses, l'identité apparente à la personne même, qui se sent la même, suppose l'identité réelle à chaque passage prochain accompagné de réflexion ou de sentiment du moi, une perception intime et immédiate ne pouvant tromper naturellement. Si l'homme pouvait n'être que machine et avoir avec cela de la consciosité[1] (consciousness), il faudrait être de votre avis, monsieur ; mais je tiens que ce cas n'est point possible au moins naturellement. Je ne voudrais point dire non plus que l'identité personnelle et même le soi ne demeurent point en nous, et que je ne suis point ce moi qui ai été dans le berceau, sous prétexte que je ne me souviens plus de rien de tout ce que j'ai fait alors. Il suffit, pour trouver l'identité morale par soi-même , qu'il y ait une moyenne liaison de consciosité d'un état voisin ou même un peu éloigné à l'autre, quand quelque saut ou intervalle oublié y serait mêlé. Ainsi, si une maladie avait fait une interruption de la continuité de la liaison de consciosité, en sorte que je ne susse point comment je serais devenu dans l'état présent, quoique je me souvinsse des choses plus éloignées, le témoignage des autres pourrait remplir le vide de ma réminiscence. On me pourrait même punir sur ce témoignage, si je venais à faire quelque mal de propos délibéré dans un intervalle que j'eusse oublié un peu après par cette maladie. Et si je venais à oublier toutes les choses passées, que je serais obligé de me laisser enseigner de nouveau jusqu'à mon nom et jusqu'à lire et écrire, je pourrais toujours apprendre des autres ma vie passée dans mon précédent état, comme j'ai gardé mes droits, sans qu'il soit nécessaire de me partager en deux personnes, et de me faire héritier de moi-même. Tout cela suffit pour maintenir l'identité morale qui fait la même personne. […]
 Ainsi la conscience n'est pas le seul moyen de constituer l'identité personnelle, et le rapport d'autrui ou même d'autres marques y peuvent suppléer.
 
Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1703, II, Chapitre XXVII, § 9, GF, 1990, p. 183-184.

[1] Fait d'être conscient.

 
 "Lorsque les objets attirent notre attention, les perceptions qu'ils occasionnent en nous se lient avec le sentiment de notre être et avec tout ce qui peut y avoir quelque rapport. De là il arrive que non seulement la conscience nous donne connaissance de nos perceptions, mais encore, si elles se répètent, elle nous avertit souvent que nous les avons déjà eues, et nous les fait connaître comme étant à nous, ou comme affectant, malgré leur variété et leur succession, un être qui est constamment le même nous. La conscience, considérée par rapport à ces nouveaux effets, est une nouvelle opération qui nous sert à chaque instant et qui est le fondement de l'expérience. Sans elle, chaque moment de la vie nous paraît le premier de notre existence, et notre connaissance ne s'étendrait jamais au-delà d'une première perception. Il est évident que si la liaison qui est entre les perceptions que j'éprouve actuellement, celles que j'éprouvai hier, et le sentiment de mon être, était détruite, je ne saurais reconnaître que ce qui m'est arrivé hier soit arrivé à moi-même. Si à chaque nuit cette liaison était interrompue, je commencerais pour ainsi dire chaque jour une nouvelle vie, et personne ne pourrait me convaincre que le moi d'aujourd'hui fût le moi de la veille."
 
Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, 1749, Chapitre I, § 15.

 

    "Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l'a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement.
    Il faut remarquer que l'enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu'assez tard (peut-être un an après) dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense."

 

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, §1 Trad. Foucault, Vrin, 1984, p. 17.

 

  "La durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant. […] L'amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. […] Que sommes-nous, en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales? Sans doute nous ne pensons qu'avec une petite partie de notre passé ; mais c'est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d'âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendances, quoiqu'une faible part seulement en devienne représentation.

   De cette survivance du passé résulte l'impossibilité, pour une conscience, de traverser deux fois le même état. Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n'est plus sur la même personne qu'elles agissent, puisqu'elles la prennent à un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l'expérience accumulée, change sans cesse. En changeant, elle empêche un état, fût-il identique à lui-même en surface, de se répéter jamais en profondeur. C'est pourquoi la durée est irréversible."

 

Henri Bergson, L'évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, p. 4-6.


 

    "[…] il nous faut d’abord déterminer quelles sont les relations qui lient certains événements entre eux de manière à en faire la vie mentale d'une même personne. De toute évidence, la plus importante de ces relations est la mémoire : les choses dont je peux me souvenir me sont arrivées, à moi. Et si je peux me rappeler une certaine circonstance, et que dans cette circonstance je me rappelais autre chose, cette autre chose m'est aussi arrivée, à moi. On pourrait objecter que deux personnes peuvent se rappeler le même événement, mais ce serait une erreur : deux personnes ne voient jamais exactement la même chose, à cause des différences de leurs positions. Elles ne peuvent pas non plus éprouver exactement les mêmes sensations de son, d'odeur, de toucher et de goût. Mon expérience peut ressembler étroitement à celle d'une autre personne, mais elle en diffère toujours plus ou moins. L'expérience de chaque personne lui est propre, et quand une expérience consiste à s'en rappeler une autre, on dit que les deux appartiennent à la même « personne ».
  Il existe une autre définition, moins psychologique, de la personnalité, qui la fait dériver du corps. La définition de ce qui constitue l'identité d'un corps humain à différentes époques serait compliquée, mais nous la supposerons admise pour l'instant. Nous tiendrons aussi pour admis que toute expérience « mentale » connue est liée à un corps déterminé. Nous pouvons alors définir une « personne » comme étant la série d'événements mentaux liée à un corps vivant. C'est là la définition légale : si le corps de Pierre Dupont commet un assassinat, et si par la suite la police arrête le corps de Pierre Dupont, la personne qui habite ce corps au moment de l'arrestation est un assassin.
  Ces deux manières de définir une « personne » s'opposent dans les cas de double personnalité. Dans ce cas, ce qui paraît être une seule personne à l'observateur extérieur est subjectivement partagé en deux : parfois aucune des deux ne sait rien de l'autre : parfois l'une des deux connaît l'autre, mais non réciproquement. Dans le cas où aucune des deux ne sait rien de l'autre, il existe deux personnes si l'on prend la mémoire comme définition, mais une seule si l'on prend le corps. Il existe une gradation jusqu'au cas extrême de la double personnalité, via la distraction, l'hypnose et le somnambulisme. Il est donc difficile d'utiliser la mémoire comme définition de la personnalité. Mais il semble que les souvenirs perdus puissent être retrouvés par hypnotisme ou par la psychanalyse : la difficulté n'est donc peut-être pas insurmontable.
  En plus du souvenir proprement dit, divers autres éléments, plus ou moins analogues à la mémoire font partie de la personnalité : par exemple les habitudes, qui se sont formées à la suite d'expériences passées. C'est parce que, là où la vie existe, les événements peuvent former des habitudes, qu'une « expérience » diffère d'un événement ordinaire. L'expérience façonne les animaux , et surtout les hommes, autrement que la matière inerte. Si un événement est lié à un autre de cette manière particulière qui a trait à la formation des habitudes, les deux événements appartiennent à la même « personne ». C'est là une définition plus générale que la définition par la mémoire seule : elle comprend tout ce que comprenait la définition par la mémoire, et beaucoup plus encore."

  

Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 103-105.



   "Ceux qui croient à l'existence de la personnalité pensent que tout ce que contient l'esprit de Jean Durand a une qualité jeandurandesque, qui fait que rien de tout à fait pareil ne peut exister dans l'esprit de quelqu'un d'autre. Si l'on essaie de rendre compte scientifiquement de l'esprit de Jean Durand, on ne doit pas se contenter de règles générales, telles que celles qui s'appliquent indifféremment à tous les morceaux de matière : on doit se souvenir que les événements en question concernent cet individu-là, et sont ce qu'ils sont en raison de l'ensemble de son passé et de son caractère.
  
Cette hypothèse a quelque chose d'attrayant, mais je ne vois aucune raison de la considérer comme vraie. Il est évident, bien entendu, que deux hommes placés dans la même situation peuvent réagir différemment, en raison de différences entre leurs passés, mais il en est de même de deux morceaux de fer dont l'un a été aimanté et l'autre non. On suppose que les souvenirs se gravent dans le cerveau, et influent sur le comportement en modifiant sa structure physique. Des considérations analogues s'appliquent au caractère. Si un homme est colérique et l'autre flegmatique, la différence peut généralement être attribuée aux glandes, et pourrait, dans la plupart des cas, être effacée par l'emploi de médicaments appropriés. Il n'existe aucune raison scientifique de croire que la personnalité est mystérieuse et irréductible : cette croyance est généralement reçue parce qu'elle flatte notre amour-propre".


Bertrand Russell, Science et religion, 1935, tr. fr. P.-R. Mantoux, 1975, Folio essais, p. 152-153.


    "[...] chacun de nous a l'impression irréfutable que la somme totale de sa propre expérience et de sa mémoire forme une unité tout à fait distincte de celle de toute autre personne. Il l'appelle son « Moi ». Qu'est-ce que ce « Moi » ?
    Si vous l'analysez de près vous trouverez, je pense, que c'est juste un petit peu plus qu'une collection de données isolées (expériences et souvenirs), notamment la toile sur laquelle elles sont rassemblées. Et vous trouverez par une introspection attentive que ce que vous entendez réellement par votre « moi » c'est le « substratum » sur lequel ces données sont fixées. Imaginez que vous vous déplaciez vers un pays lointain, que vous perdiez de vue tous vos amis, que vous arriviez presque à les oublier ; vous vous faites de nouveaux amis, vous partagez leur vie aussi intensément que vous l'avez jamais fait avec les anciens. Le fait que, tout en vivant une nouvelle vie, vous vous souveniez encore de l'ancienne, deviendrait de moins en moins important. Vous pourriez arriver à parler du « jeune homme que j'étais », à la troisième personne ; le héros du roman que vous seriez en train de lire serait probablement plus proche de votre coeur et certainement plus intensément vivant et mieux connu de vous. Et pourtant il n'y aurait eu ni solution de continuité [1], ni mort. Et même si un hypnotiseur habile réussissait à vous affranchir entièrement de toutes vos réminiscences [2] antérieures, vous ne penseriez pas qu'il vous aurait tué. En aucun cas, il n'y aurait à déplorer la perte d'une existence personnelle.
    Et il n'y en aura jamais".

 

Erwin Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ?, 1944, tr. L. Keffler, Paris, Points Seuil, 1993, p. 207-208.

[1] Solution de continuité : interruption.
[2] Réminiscence : rappel à la mémoire d'un souvenir, sans que ce souvenir soit reconnu comme tel.

  

 "Tout en enfermant femmes et hommes dans des rôles sociaux et sexuels étroitement définis, la société traditionnellement organisée ne leur laissait aucun doute sur leur identité. Il y en a toujours eu quelques-uns à se révolter contre la vie, contraire à leurs aspirations, qui leur était imposée, et qui en souffraient ou étaient contraints d'en souffrir. Mais dans leur immense majorité, les hommes et les femmes n'avaient ni la force ni l'occasion de se révolter et acceptaient plus ou moins de se cantonner dans les rôles décrétés par la société. Là où le doute n'existe pas, le sentiment d'insécurité est faible. Comme les rôles sociaux et culturels strictement réglementés ne laissaient guère de place à la liberté et à l'individualité, il n'était pas nécessaire de développer une forte identité personnelle : l'identité était fixée une fois pour toutes dès la naissance.
 Les rôles historiques de chacun des deux sexes ne leur permettaient que des satisfactions limitées. Mais tant qu'il était impossible d'envisager de meilleures conditions de vie, et tant que la religion appuyait ces rôles, il était plus facile de s'accommoder des frustrations considérables qu'ils imposaient, malgré le peu de satisfactions que l'on pouvait tirer des rapports sexuels ou en général des relations avec son partenaire.
 Avec le déclin des anciennes coutumes et des normes sexuelles traditionnelles, et la liberté toute nouvelle de pouvoir être soi-même comme on l'entend, est survenue la tâche difficile de réaliser son identité personnelle et, par suite, d'assurer sa propre autonomie. C'est ce que la société technologiquement avancée exige de chacun si on ne veut pas courir le risque de retomber finalement dans un modèle de vie rigide dominé par un système totalitaire."
                                                                                                                                                      
Bruno Bettelheim, "Devenir femme", 1962, in Survivre, tr. fr. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 266.


    "Quand un jeune enfant apprend qu'une séquence de sons émise par les cordes vocales de ses parents est son nom, il commence à assimiler le mot - devenu une pensée dans son esprit - à ce qu'il est. À ce stade, certains enfant parlent d'eux-mêmes à la troisième personne : « Jean a faim » Peu de temps après, les enfants apprennent le mot magique « je » et l'assimilent à leur nom, qu'ils ont déjà assimilé à ce qu'ils sont. Puis arrivent d'autres pensées qui fusionnent avec la pensée « je » originale. Au stade suivant, ce sont les pensées « moi » et « mien », qui désignent des choses et font en quelque sorte partie du « je ». Il s'agit d'une identification aux objets : on attribue aux objets (en fait aux pensées qui représentent ces objets) un certain sens de soi et on en tire une impression d'identité. Alors, lorsque « mon jouet » se casse ou qu'on me le prend, il en résulte une grande souffrance. Non pas en raison de la valeur intrinsèque du jouet, mais à cause de la pensée « mon ». Le jouet fait partie du sens du moi, du je, que l'enfant développe. Il faut préciser ici que l'enfant perdra rapidement son intérêt pour le jouet en question, qu'il remplacera par d'autres.
  Ainsi, à mesure que l'enfant grandit, la pensée d'origine « je » attire d'autres pensées, elle s'identifie à un genre, à des possession, à un corps, à une nationalité, une race, une religion, une profession. Le « je » s'identifie à d'autres choses, entres autres, à des rôles (celui de mère, de père, de mari, de femme, etc.), à des connaissance ou des opinions et à tout ce qui est arrivé au moi par le passé, ces souvenirs étant des pensées qui définissent encore plus le sens du moi avec les concepts « moi » et « mon histoire ». Ceci n'est qu'un aperçu des choses à partir desquelles les gens tirent le sens de leur identité. Il ne s'agit en fin de compte de rien d'autre que de pensées maintenues ensemble de façon précaire par le fait qu'on leur attribue une partie de notre identité. Cette construction mentale est ce à quoi vous faites normalement référence quand vous dites ou pensez « je »."

 


Eckhart Tolle, Nouvelle Terre, p. 24-25, Ariane, Outremont, 2005.


  "Les concepts d'identité et de reconnaissance, qui revêtent une importance croissante dans la culture et la politique modernes, ne jouent pratiquement aucun rôle dans le vocabulaire de la compréhension de soi des sociétés prémodernes (à l'exception de situations de crise exacerbée de conflit de loyauté, à l'exemple de celui qui se joue dans Antigone) ; ils ne désignent rien qui serait accessible à l'influence individuelle et qui, de ce fait, pourrait être mis en cause. Les rapports à soi ou les identités ne font l'objet d'examens introspectifs qu'à la suite du tournant réflexif qui devient, en particulier avec la Réforme, la forme pratique dominante de la définition de soi. On peut donc dire que les sujets de la société traditionnelle sont pourvus d'une identité substantielle a priori.
  Par la suite, l'individualisation désigne le processus moderne d'apparition d'alternatives effectives par rapport à l'action et à la vie, qui transfère progressivement aux individus une responsabilité croissante dans l'agencement de leur existence. L'une des conditions en est le changement social, sous la forme d'une fluidification des orientations et des rôles traditionnels. La définition de qui l'on est n'est plus donnée de l'extérieur, mais dépend de plus en plus de la manière dont on organise sa propre existence. L'individualisation signifie donc avant tout la possibilité – mais aussi la tâche – de trouver et de choisir soi-même les rôles et les partenaires fondateurs de l'identité – le métier, le conjoint, la communauté religieuse, les convictions politiques – et d'en assumer les conséquences. Le soi devient donc, bien plus fortement qu'auparavant, un « projet réflexif ». "

 

Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, 2005, La Découverte, 2010, p. 278-279.



  "Les études ethnographiques parlent d'un « moi interpersonnel » (les Indiens d'Amérique), ou d'un moi comme « lieu de relations sociales ou de biographies partagées » (les îles Carolines), ou encore de personnes comme de « lieux multiples et composites des relations qui les constituent » (les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée). À propos de la notion africaine d' « individu », Roger Bastide écrit : « il n'existe que dans la mesure où il est "extérieur" ou "différent" de lui-même. » Il est clair que dans ces sociétés, le moi ne se confond pas avec l'individu bien défini, unique et autonome que nous connaissons – comme cet individu en particulier de nos théories sociales, sinon de notre propre système de parenté. La personne individuelle est plutôt le lieu de multiples moi avec lesquels elle est liée par des relations mutuelles; pour la même raison, chaque « moi » est plus ou moins disséminé dans d'autres personnes. C'est McKim Marriott qui, remarquant ce phénomène en Inde, fut le premier à lui appliquer un traitement anthropologique :

 

  Les personnes au sens d'acteurs individuels ne sont pas perçues comme des « individus » en Asie du Sud, c'est-à-dire des unités bien définies et indivisibles comme dans la théorie sociale et dans la psychologie occidentales, ou même pour le sens commun. Les personnes semblent plutôt considérées en Asie du Sud comme « dividuelles » ou divisibles. Pour exister, les personnes dividuelles se nourrissent d'influences matérielles hétérogènes. Elles doivent également céder des particules de leur substance propre, comme des essences, des résidus, ou d'autres sources actives d'influence. Elles peuvent alors se reproduire dans d’autres objets dont la nature est celle des personnes où elles ont pris naissance.

 

  En résumé : dans les relations de parenté, les autres deviennent une propriété de ma propre existence, et vice-versa. Je ne parle pas ici d'un échange de points de vue qui, selon les phénoménologues, définit toutes les relations sociales directes. Je veux parler de l'intégration de certaines relations qui conditionnent la participation de l'autre dans ma propre existence. Si « je suis l'autre », alors l'autre me concerne."

 

Marshall Sahlins, La Nature humaine, une illusion occidentale, 2008, tr. fr. Oiliver Renaut, Terra cognita, Éditions de l'éclat, 2009, p. 52-53.



  "Les êtres humains, selon moi, ont toujours des relations intimes et constitutives avec au moins certains objets. En fait, les choses avec lesquelles nous vivons et travaillons sont dans une certaine mesure constitutives de notre identité. Cependant, notre relation au monde des choses varie avec la vitesse des échanges. Si vous gardez vos chaussettes, votre voiture ou votre poste de radio portatif pendant des décennies, ou au moins pendant des années, ou, pour le dire autrement : tant que vous considérez que vous garderez votre voiture, votre radio portative ou vos chaussettes – ou votre ordinateur ou votre téléphone – jusqu'à ce qu'ils soient cassés ou trop usés, il y a de grandes chances qu'ils deviennent une partie de vous-même, et, inversement, que vous deveniez une partie d'eux-mêmes. Une voiture que vous avez réparée dix fois vous-même, ou des chaussettes que vous avez reprisées vous-même sont appropriées et individualisées, ou de manière plus parlante encore : intériorisées par vous. Vous les « investissez » et vous les percevez dans toutes les dimensions sensuelles, et elles portent également avec elles les marques que vous y laissez. Elles deviennent partie intégrante de votre expérience vécue quotidienne, de votre identité et de votre histoire. En ce sens, le moi s'étend vers le monde des choses, et les choses à leur tour deviennent des habitants du moi. En utilisant la terminologie de Charles Taylor[1], on pourrait même affirmer que le moi demeure « poreux » dans une certaine mesure : se débarrasser de ces choses est un acte qui touche votre identité.
  Mais, dans la société de l'accélération, on ne répare plus les choses : alors que nous pouvons facilement accélérer la production, nous ne pouvons pas accélérer significativement la maintenance et le service. Par conséquent, réparer les choses devient de plus en plus cher par rapport au fait de les reproduire. De plus, comme la plupart des produits deviennent techniquement de plus en plus compliqués, nous perdons la connaissance pratique nécessaire à nous en occuper nous-mêmes. Enfin, comme la vitesse du changement social augmente, la « consommation morale » des choses surpasse toujours leur consommation physique : nous avons tendance à jeter et à remplacer les voitures, les ordinateurs, les habits et les téléphones bien avant qu'ils ne soient physiquement épuisés. Cependant, il est certain que les chaussettes que vous n'avez portées que deux ou trois fois, la voiture que vous apportez au garage pour un simple changement de pneus et la radio portative dont vous n'avez même jamais réglé l'heure correctement ne deviennent plus une partie de vous-même. Ils vous demeurent, de façon évidente, « étrangers ». Cela ne produit pas en soi de l'aliénation - ce qui n'arrive que lorsque cela devient le mode dominant ou unique de relation avec le monde des choses.

  Mais ma thèse est précisément que cela devient le mode dominant."

 

Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité, 2010, tr. fr. Thomas Chaumont, La Découverte, 2012, p. 117-118.


[1] Charles Taylor, L’âge séculier.

 


Date de création : 10/12/2005 @ 09:27
Dernière modification : 02/10/2023 @ 16:35
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