Une dispute entre Emerence et sa maîtresse, à qui elle vient d'offrir une série d'objets récupérés sur le trottoir et "de mauvais goût", est l'occasion d'une discussion sur le kitsch.
"Emerence parcourut toutes les pièces, chercha où j'avais mis quoi, trouva à redire à l'installation du petit nain et du tableau dans la cuisine, pourquoi cacher de tels trésors, elle vengea la destruction du faucon en donnant une calotte à Viola[1], le pauvre ne pouvait même pas m'accuser de lui avoir mis la séduisante dépouille devant le nez, et d'ailleurs, je faillis y passer moi aussi, car ce qui préoccupait le plus Emerence, c'était de savoir où j'avais mis le joli petit chien. Je lui dis que je l'avais caché, parce qu'il n'était vraiment pas montrable, alors elle se posta de l'autre côté de ma table et me jeta à la figure avec indignation :
- Alors, même ça, vous n'osez pas le faire pour votre propre plaisir, vous êtes donc devenue une esclave ? Le maître n'aime pas les animaux, il ne les supporte même pas en statut, alors vous n'en voulez pas ? Qu'est-ce qu'il a de plus ce fichu coquillage en haut du secrétaire, où il a le culot de mettre les invitations et les cartes de visites ? Le chien, non, mais le coquillage, oui ? Ôtez-le de ma vue, ou je vais le casser en mille morceaux, je ne voudrais même pas y toucher.
Elle saisit le nautile sur son socle de corail, qui se trouvait autrefois sur la console de Maria Rickl et était échu à ma mère lors du partage de la rue Kismester,l'emporta d'un air dégoûté vers la cuisine avec les cartes de visite et les invitations, le posa entre la semoule et le sucre en poudre et mit à sa place le chien à l'oreille ébréchée. C'en était trop. Passe encore qu'Emerence aille et vienne parmi les lieux et les événements de ma vie, mais qu'elle décide de mon environnement non.
- Emerence, dis-je avec une gravité inaccoutumée, remportez s'il vous plaît cette statuette sur le trottoir, ou si vous ne voulez pas la jeter, remettez-la hors de vue, là où je l'avais mise. C'est un article de bazar, qui plus est en mauvais état et d'un goût douteux, mon mari n'est pas le seul à ne pas pouvoir la supporter, je n'en veux pas non plus. Ce n'est pas une œuvre d'art, c'est du kitsch.
Le regard bleu lumineux se tourna vers moi. Pour la première fois, au lieu d'intérêt, de sympathie, d'attention, j'y lus un mépris ouvert.
- Qu'est-ce que c'est du kitsch ? demanda-t-elle. Qu'est-ce qu'il veut dire, ce mot ? Expliquez-moi ça !
Je me creusai la tête pour lui expliquer quelle était la faute de l'innocent chien de bazar au corps mal proportionné.
- Le kitsch c'est quelque chose qui n'est pas vrai, que les gens ont inventé pour leur plaisir superficiel, le kitsch, c'est du toc, du faux.
- Et ce chien, il est faux ? fit-elle, outrée. C'est du toc ? Est-ce qu'il n'a pas tout ce qu'il faut, des oreilles, des pattes, une queue ? Alors que vous, vous installez une tête de lion en cuivre sur le secrétaire, et vous l'adorez, et tous vos invités l'adorent aussi, ils la tapotent comme des idiots, et pourtant ce lion n'a même pas de cou, il n'a rien de rien, juste une tête, et en tapant dessus, vos invités tapent sur une espèce de placard où vous rangez- vos papiers. Le lion qui n'a pas de corps, il n'est pas faux, mais le chien qui a tout ce qu'il faut comme à un chien, lui, il est faux ? Qu'est-ce que c'est que ces fariboles, dites-moi tout simplement que vous ne voulez rien accepter de moi, basta. Et qu'est-ce que ça peut faire si son oreille est ébréchée, vous-même vous fourrez bien dans une vitrine des bouts de tessons que votre ami d'Athènes a déterrés dans je ne sais qu'elle île, est-ce que c'est sain, ces petites saloperies noires ? Osez-me dire ça !"
Magda Szabó, La porte, 1987, tr. fr. Chantal Philippe, éditions Viviane Hamy, 2003, p. 85-87.