"S'il était acquis que dans les animaux, et même dans les végétaux, il y eût, je ne dis pas plusieurs espèces, mais une seule qui eût été produite par la dégénération d'une autre espèce ; s'il était vrai que l'âne ne fût qu'un cheval dégénéré, il n'y aurait plus de bornes à la puissance de la nature, et l'on n'aurait pas tort de supposer que d'un seul être elle a su tirer, avec le temps, tous les autres êtres organisés.
Mais non : il est certain, par la révélation, que tous les animaux ont également participé à la grâce de la création ; que les deux premiers de chaque espèce, et de toutes les espèces, sont sortis tout formés des mains du Créateur et l'on doit croire qu'ils étaient tels à peu près qu'ils nous sont aujourd'hui représentés par leurs descendants. D'ailleurs, depuis qu'on a observé la nature, depuis le temps d'Aristote jusqu'au nôtre, l'on n'a pas vu paraître d'espèce nouvelle, malgré le mouvement rapide qui entraîne, amoncelle ou dissipe les parties de la matière ; malgré le nombre infini de combinaisons qui ont dû se faire pendant ces vingt siècles ; malgré les accouplements fortuits ou forcés des animaux d'espèces éloignées ou voisines, dont il n'a jamais résulté que des individus viciés et stériles, et qui n'ont pu faire souche pour de nouvelles générations. La ressemblance, tant extérieure qu'intérieure, fût-elle dans quelques animaux encore plus grande qu'elle ne l'est clans le cheval et dans l'âne, ne doit donc pas nous porter à confondre ces animaux dans la même famille, non plus qu'à leur donner une commune origine ; car s'ils venaient de la même souche, s'ils étaient en effet de la même famille, on pourrait les rapprocher, les allier de nouveau, et défaire avec le temps ce que le temps aurait fait."
Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, tome IV, 1753, "L'âne", p. 382-383.
"Les espèces perdues ne sont pas des variétés des espèces vivantes
Pourquoi les races actuelles, me dira-t-on, ne seraient-elles pas des modifications de ces races anciennes que l'on trouve parmi les fossiles, modifications qui auraient été produites par les circonstances locales et le changement de climat, et portées à cette extrême différence par la longue succession des années ?
Cette objection doit surtout paraître forte à ceux qui croient à la possibilité indéfinie de l'altération des formes dans les corps organisés, et qui pensent qu'avec des siècles et des habitudes , toutes les espèces pourraient se changer les unes dans les autres, ou résulter d'une seule d'entre elles.
Cependant on peut leur répondre, dans leur propre système, que si les espèces ont changé par degré on devrait trouver des traces de ces modifications graduelles; qu'entre le palaeotherium[1] et les espèces d'aujourd'hui l'on devrait découvrir quelques formes intermédiaires, et que jusqu'à présent cela n'est point arrivé.
Pourquoi les entrailles de la terre n'ont-elles point conservé les monuments d'une généalogie si curieuse, si ce n'est parce que les espèces d'autrefois étaient aussi constantes que les nôtres, ou du moins parce que la catastrophe qui les a détruites ne leur a pas laissé le temps de se livrer à leurs variations ?"
Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, 1812, Discours préliminaire, GF-Flammarion, 1992, p. 111-112.
"Les espèces perdues ne sont pas des variétés des espèces vivantes
Pourquoi les races actuelles, me dira-t-on, ne seraient-elles pas des modifications de ces races anciennes que l'on trouve parmi les fossiles, modifications qui auraient été produites par les circonstances locales et le changement de climat, et portées à cette extrême différence par la longue succession des années ?
Cette objection doit surtout paraître forte à ceux qui croient à la possibilité indéfinie de l'altération des formes dans les corps organisés, et qui pensent qu'avec des siècles et des habitudes, toutes les espèces pourraient se changer les unes dans les autres, ou résulter d'une seule d'entre elles.
Cependant on peut leur répondre, dans leur propre système, que si les espèces ont changé par degré on devrait trouver des traces de ces modifications graduelles ; qu'entre le palaeotherium et les espèces d'aujourd'hui l'on devrait découvrir quelques formes intermédiaires, et que jusqu’à présent cela n'est point arrivé.
Pourquoi les entrailles de la terre n'ont-elles point conservé les monuments d'une généalogie si curieuse, si ce n'est parce que les espèces d'autrefois étaient aussi constantes que les nôtres, ou du moins parce que la catastrophe qui les a détruites ne leur a pas laissé le temps de se livrer à leurs variations ?
Quant aux naturalistes qui reconnaissent que les variétés sont restreintes dans certaines limites fixées par la nature, il faut, pour leur répondre, examiner jusqu'où s'étendent ces limites, recherche curieuse, fort intéressante en elle-même sous une infinité de rapports, et dont on s'est cependant bien peu occupé jusqu'ici.
Cette recherche suppose la définition de l'espèce qui sert de base à l'usage que l'on fait de ce mot, savoir que l'espèce comprend les individus qui descendent les uns des autres ou de parents communs, et ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux. Ainsi nous n'appelons variétés d'une espèce que les races plus ou moins différentes qui peuvent en être sorties par la génération. Nos observations sur les différences entre les ancêtres et les descendants sont donc pour nous la seule règle raisonnable; car toute autre rentrerait dans des hypothèses sans preuves.
Or, en prenant ainsi la variété, nous observons que les différences qui la constituent dépendent de circonstances déterminées, et que leur étendue augmente avec l'intensité de ces circonstances.
Ainsi les caractères les plus superficiels sont les plus variables ; la couleur tient beaucoup à la lumière ; l'épaisseur du poil à la chaleur ; la grandeur à l'abondance de la nourriture : mais, dans un animal sauvage, ces variétés mêmes sont fort limitées par le naturel de cet animal, qui ne s'écarte pas volontiers des lieux où il trouve, au degré convenable, tout ce qui est nécessaire au maintien de son espèce, et qui ne s'étend au loin qu'autant qu'il y trouve aussi la réunion de ces conditions. […]
Les animaux sauvages herbivores éprouvent un peu plus profondément l'influence du climat, parce qu'il s'y joint celle de la nourriture, qui vient à différer quant à l'abondance et quant à la qualité. Ainsi les éléphants seront plus grands dans telle forêt que dans telle autre; ils auront des défenses un peu plus longues dans les lieux où la nourriture sera plus favorables à la formation de la matière de l'ivoire ; il en sera de même des rennes, des cerfs, par rapport à leurs bois: mais que l'on prenne les deux éléphants les plus dissemblables, et que l'on voie s'il y a la moindre différence dans le nombre ou les articulations des os, dans la structure de leurs dents, etc.
D'ailleurs les espèces herbivores à l'état sauvage paraissent plus restreintes que les carnassières dans leur dispersion, parce que l'espèce de la nourriture se joint à la température pour les arrêter.
La nature a soin aussi d'empêcher l'altération des espèces, qui pourrait résulter de leur mélange, par l'aversion mutuelle qu'elle leur a donnée. Il faut toutes les ruses, toute la puissance de l'homme pour faire contracter ces unions, même aux espèces qui se ressemblent le plus; et quand les produits sont féconds, ce qui est très-rare, leur fécondité ne va point au-delà de quelques générations, et n'aurait probablement pas lieu sans la continuation des soins qui l'ont excitée. Aussi, ne voyons-nous pas dans nos bois d'individus intermédiaires entre le lièvre et le lapin, entre le cerf et le daim, entre la marte et la fouine.
Mais l'empire de l'homme altère cet ordre ; il développe toutes les variations dont le type de chaque espèce est susceptible, et en tire des produits que les espèces, livrées à elles-mêmes, n'auraient jamais donnés. […]
Mais dans toutes ces variations les relations des os restent les mêmes, et jamais la forme des dents ne change d'une manière appréciable; tout au plus y a-t-il quelques individus où il se développe une fausse molaire de plus, soit d'un côté, soit de l'autre.
Il y a donc, dans les animaux, des caractères qui résistent à toutes les influences, soit naturelles, soit humaines, et rien n'annonce que le temps ait, à leur égard, plus d'effet que le climat et la domesticité."
Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, 1812, Discours préliminaire, GF-Flammarion, 1992, p. 111-118.
"Comme on ne peut attribuer le retard de l'arrivée, sur la terre, des Mammifères et des Mollusques terrestres à aucune cause physique également marquée pour les autres êtres, on doit croire qu'il n'est pas dû à un changement de milieux d'existence ; mais qu'il dépend de la même puissance créatrice qui, avant cette époque, sans qu'aucune autre cause physique puisse être invoquée, avait déjà tant de fois repeuplé les mers et les continents de ses nombreux animaux. [...]
Quelques auteurs ont pensé que les êtres, d'abord très simples dans leurs organes, se sont perfectionnés successivement, dans les âges du monde, par des causes purement physiques, jusqu'à l'apparition de l'homme. Tous les faits, sans exception, sont venus détruire cette hypothèse, et prouver, au contraire, que les êtres renfermés dans les couches terrestres, n'offrent aucune trace de passage, ni de transformation de l'un à l'autre, mais bien des créations successives, tranchées par époques géologiques."
Alcide d'Orbigny, "Recherches physiologiques sur les milieux d'existence des animaux, dans les âges géologiques", Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1850, 31, p. 650 et "Notes" au ministre de l'Instruction publique et des Cultes, mai 1853, Archives nationales, Paris, F17 13566.
"Je revendique également, en opposition à l'hypothèse du changement [development][2], l'immuabilité [perpetuity] des caractères spécifiques[3], à partir du moment où les créatures respectives ont été appelées à l'existence, jusqu'à ce qu'elles cessent d'être. J'admets que chaque organisme que le Créateur a fait sortir de terre a été marqué d'un caractère spécifique indélébile, qui a fait de lui ce qu'il était, et l'a distingué de tout le reste, aussi proche ou semblable soit-il. J'admets qu'un tel caractère a été, et est, indélébile et immuable ; que les caractères qui distinguent les espèces les unes des autres actuellement, étaient aussi déterminés au premier instant de leur création qu'aujourd'hui, et sont aussi distincts aujourd'hui qu'ils l'étaient alors. Si quelqu'un ose affirmer, comme beaucoup le font, que les espèces sont progressivement parvenues à leur état de développement actuel à partir de formes moins évoluées – que ce soit par la force du penchant [appetency] chez les individus, ou par un développement progressif au cours des générations – il est libre d'avoir cette opinion, mais je n'ai rien à voir avec elle. Ces pages ne le concernent donc pas."
Philip Henry Gosse, Omphalos, 1856, p. 111.
"I demand also, in opposition to the development hypothesis, the perpetuity of specific characters, from the moment when the respective creatures were called into being, till they cease to be. I assume that each organism which the Creator educed was stamped with an indelible specific character, which made it what it was, and distinguished it from everything else, however near or like. I assume that such character has been, and is, indelible and immutable; that the characters which distinguish species from species now, were as definite at the first instant of their creation as now, and are as distinct now as they were then. If any choose to maintain, as many do, that species were gradually brought to their present maturity from humbler forms,—whether by the force of appetency in individuals, or by progressive development in generations—he is welcome to his hypothesis, but I have nothing to do with it. These pages will not touch him."
Philip Henry Gosse, Omphalos, 1856, p. 111.
[1] Le palaeotherium est un équidé fossile de l'éocène et de l'oligocène d'Europe, ressemblant à un tapir.
[2] C'est-à-dire l'hypothèse du transformisme.
[3] C'est-à-dire les traits caractéristiques d'une espèce.