"Partout l'espace géographique est taillé dans la matière ou dilué en une substance mobile ou invisible. Il est la falaise, l'escarpement de la montagne ; il est le sable de la dune ou l'herbe de la savane, le ciel morne et enfumé des grandes villes industrielles, la grande houle océane. Aérienne, la matière reste encore matière. L'espace « pur » du géographe n'est pas l'espace abstrait du géomètre : c'est le bleu du ciel, frontière entre le visible et l'invisible ; c'est le vide du désert, espace pour la mort ; c'est l'espace glacé de la banquise, l'espace torride du Turkestan, l'espace lugubre de la lande sous la tempête. Il y a encore ici quelque chose, une étendue à traverser ou à fuir, du sable qui vole, des fournaises naturelles, le vent qui mugit. Une résistance ou une attaque de la Terre. Même le silence ou la désolation, c'est encore une réalité de l'espace géographique, une réalité qui oppresse, une réalité qui exclut.
Cet espace matériel n'est donc pas du tout une « chose » indifférente, refermée sur elle-même dont on dispose ou que l'on peut congédier. C'est toujours une matière qui accueille ou menace la liberté humaine. Une région montagneuse, n'est-ce pas avant tout une région qui fait obstacle à la circulation des hommes ? La plaine n'est « vaste », la montagne n'est « haute » qu'à l'échelle de l'homme, qu'à la mesure de ses desseins. La forêt est éprouvée « épaisse », l'Amazonie est ressentie« chaude », avant que ces qualités ne se conceptualisent en notions apprises. Hors de cette référence à un projet ou à une expérience vécue, ces concepts d'ampleur, de hauteur, d'épaisseur ou de chaleur n'ont pas de sens."
Éric Dardel, L'Homme et la Terre, 1952, Éditions du CTHS, Paris, 1990, p. 9-10.
"Un jour exista où un homme, des êtres humains debout sur leurs jambes, détournèrent leurs regards de ce qui était proche, de ce qui leur était existentiel, et regardèrent au loin, fixant l'horizon, se demandant ce qu'il y avait au-delà de leurs terrains de chasse ; où se terminait cette terre qui les portait, leur procurait de l'eau, le bois, la nourriture ? Interrogation qui les conduisait à une question : où sommes-nous ? Et à toutes les tentatives qui en découlèrent pour se situer dans un monde dont ils ne connaissaient rien, ni les limites, ni les contours, ni le contenu, hormis ce qui les environnait. Ainsi naquit la curiosité géographique et débuta l'histoire de la géographie."
P. Pinchemel, Encyclopédie de géographie, Économica, 1995.
"Comme beaucoup d'autres, nous pensons que l'objet de la géographie contemporaine porte sur l'espace et son organisation. […] L'espace est formé, soit par des lieux définis par leurs coordonnées géographiques, soit par des portions plus ou moins étendues de la surface terrestre dont les éléments sont des lieux unis par des relations fonctionnelles que leur confèrent ou leur ont conféré les sociétés humaines. […]
Quelques propositions susceptibles de servir de point de départ au raisonnement géographique :
- L'espace est organisé (la géographie est donc une science sociale).
- L'espace est le champ de relations de proximités (il est donc construit).
- L'espace n'est pas uniforme.
- Il existe des régularités dans les distributions spatiales."
H. Chamussy, J. Charre, M.-G. Durand, M. Le Berre, "Espace, que de brouillons commet-on en ton nom", Brouillons Dupont, n° 1, 1977.
"L'étude des phénomènes naturels ne relève de la géographie que si elle est subordonnée à cette proposition (qui reprend en fait le possibilisme[1]) : les phénomènes naturels ont une organisation propre dans l'espace, qui peut servir de trame à l'organisation de l'espace par la société, ils peuvent prendre localement et/ou temporairement des modalités qui en font des contraintes ; mais ils n'ont de signification géographique que dans la mesure où ils sont pris en compte dans l'organisation de l'espace par la société, c'est-à-dire à la fois dotés d'une charge sociale, affective, politique, une fois intégrés dans un système socio-économique, qui contient un comportement face à la Nature. La relation Nature-Société se déroule généralement sur deux plans, indissociables : celui des contraintes, objectives, de la nature, et celui de la perception de ces contraintes à travers ses filtres culturels techniques, idéologiques. En se limitant au premier plan, ce qu'ont généralement fait les géographes, on ne peut pas saisir la relation Nature-Société et on met en place un ensemble de sciences naturelles, dont l'existence est certes justifiée, mais en dehors de la géographie."
H. Chamussy, J. Charre, M.-G. Durand, M. Le Berre, "Espace, que de brouillons commet-on en ton nom", Brouillons Dupont, n° 1, 1977.
[1] Le possibilisme désigne, en géographie, une certaine approche des relations entre l'homme et la nature, selon laquelle l'exploitation de l'environnement par les hommes est fonction des techniques et des choix que ceux-ci développent.
"L'espace, en effet, est parfois considéré comme ce que la géographie étudie, ou ce dont elle explique l'organisation. Mais ce concept d'espace est flou (Scheibling dit « creux et vide », Lipietz en 1977 parle de « bric-à-brac informe » et Derruau en 1996 « d'auberge espagnole »). Il est particulièrement remarquable de constater que, dans la géographie physique, et au contraire de la géographie humaine, l'espace est rarement défini, ni comme objet d'étude (géographie = science de l'espace), ni comme outil pour étudier la terre (géographie = science de la spatialisation des phénomènes), pas plus que comme mesure (géographie = science de la localisation). […] C'est en fait un mot qui désigne à la fois l'irréductible originalité de la géographie (elle serait incontestablement spécialiste de l'espace comme l'histoire serait spécialiste du temps), et, en même temps, un vocable flou, puisqu'aucun géographe n'est, en fait, réellement d'accord avec son voisin sur la signification du terme."
H. Regnauld, L'Espace, une vue de l'esprit, Presses universitaires de Rennes, 1998.
"Deux mots sont apparus avec de plus en plus d'insistance dans le vocabulaire des géographes contemporains : les lieux, les territoires. Ce sont des mots de sens commun, mais ils ont pris un contenu et une force qui les substituent peu à peu aux vieilles notions de « région » ou de « pays » termes par excellence d'une géographie immobile.
Le territoire peut se définir comme un certain espace où vivent des communautés humaines ayant un sentiment plus ou moins net d'appropriation des lieux qui le composent. Espaces fonctionnels, espaces de vie mais aussi espaces vécus. Les territoires ne sont plus ce qu'ils étaient parce que la mobilité s'est substituée à l'enracinement, parce que la volonté de délimiter, parfois artificiellement, a été remplacée par celle d'ouvrir et de dépasser, parce que l'enracinement local est souvent remplacé par le désir d'ailleurs. Il est donc bien difficile aux géographes contemporains de retrouver maintenant, bien cernés, les pays, les régions, les quartiers. Ce sont encore les circonscriptions administratives qui conservent le mieux les limites. Les nouvelles organisations de l'espace se fondent sur des réseaux, des pôles et des flux, maîtres mots d'une géographie actuelle. Et ces réseaux, pour ne prendre que ceux-ci, ne coïncident pas vraiment sur le même espace. Ils s'ajustent, ils se croisent, ils se superposent, à la mesure des libertés de chacun. Réseaux économiques, réseaux professionnels, réseaux familiaux, réseaux d'amitiés, réseaux de transports ou de loisirs. Les nouveaux territoires, aussi incertains que chaque homme peut l'être, sont faits de cette pâte-là. Ce sont les domaines qu'il faut maintenant explorer.
Les lieux ponctuent l'espace de leur matérialité doublée de toutes les valeurs qu'on leur prête. Ils fondent à la fois la carte des valeurs marchandes et celle des paysages. Les lieux, substance des territoires, ont une fonction mais aussi une expression, une signification. Lieux de la banalité : les maisons d'habitation, les zones de production agricole ou industrielle, les immeubles de bureaux, les lieux de loisir ou d'échange, les surfaces commerciales. Tous ont une certaine expression qui marque l'originalité d'une ville ou d'une région à moins qu'ils ne sombrent dans le conditionnement le plus standardisé, révélant ainsi la meilleure part ou la plus mauvaise des espaces vécus, entre poésie et encasernement.
Mais un petit nombre de lieux, toujours quelques-uns en chaque territoire, ont une fonction supérieure. Ce sont de grands signes, des repères, des symboles. Ainsi les géographes distinguent-ils des « hauts lieux », les historiens des « lieux de mémoire ». Repères matériels, topologiques, marqueurs très matériels de territoires, soulignés par des panneaux indicateurs le plus souvent, ce sont aussi des signes porteurs d'histoire, de nature, de croyance, de religion, de pouvoir, de rencontre. On peut ainsi méditer sur la place de la Préfecture et ce qu'elle représente d'espace vécu autour de sa fontaine Napoléon III, lorsqu'elle réunit sur un rectangle parfaitement tracé l'hôtel préfectoral, le grand théâtre, le Grand Hôtel et sa terrasse, le musée des Beaux-Arts, le jardin public, le monument aux
Morts où passent les tramways, les promeneurs, les notables et les élégantes. On peut aussi observer les Downtowns des métropoles mondiales et leurs gratte-ciel, les fontaines et les calvaires de village, les points de vue sommitaux, les méandres des grands fleuves sous la brume ou le soleil, les champs de bataille à l'infini du silence, les puits grouillant de vie du Sahel sec. Tous ces lieux, et beaucoup d'autres, marquent l'espace des hommes, tels une écriture sur la terre."
Armand Frémont, "Géographie et espace vécu", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 106-107.
Retour au menu sur l'espace