"Un labyrinthe, c'est avant tout une partition de l'espace selon des règles de connexion ou d'interdiction dont l'ensemble constitue ce que la Mathématique appelle « topologie ». On y pose comme première règle l'idée que les parois sont impénétrables - qu'on ne peut faire de trous dans les murs de béton et que l'être qui circule dans le labyrinthe circule dans un espace dont les dimensions apparentes appartiennent au registre normal de ses perceptions, ni trop grandes ni trop petites.
En d'autres termes, le labyrinthe est un couloir, un tuyau ou une suite de salles dont les dimensions n'outrepassent pas notablement les coquilles proches de l'être humain. Ce sont elles que ce dernier peut appréhender dans sa perception : dans le labyrinthe, les parois sont toujours présentes, le labyrinthe est inséparable de l'idée de parois, de contraintes de l'espace. Le labyrinthe qui est un des archétypes de la civilisation constructrice, représente donc un espace semi fermé : en tout point du labyrinthe, il existe au moins une ouverture, mais l'univers visuel se clôt sur lui-même et non sur l'infini : nous parcourons du regard l'espace qui nous entoure dans une apparente clôture. Le labyrinthe est donc une succession de Point-Ici, au sens visuel du terme, et puisque ses parois – au moins certaines d'entre elles, sont rapprochées dans ma vision, il ne peut contenir en ce lieu qu'un nombre restreint d'êtres, souvent un seulement – moi-même ; le labyrinthe est le lieu de solitude ou de rareté.
Les labyrinthes de glaces des attractions, ceux des jardins de Hampton-Court, ou le dédale des couloirs et salles des musées royaux, sont des exemples de labyrinthes traditionnels. Mais, plus simplement encore, les allées d'un grand magasin et à la limite, les rues d'une ville inexplorée, sont des labyrinthes constellés de systèmes sémantiques et de micro-événements perceptifs.
Ainsi, l'être avec sa sphère propre s'insère dans le circuit labyrinthe et est conduit à la confrontation de son univers personnel et d'un monde de contraintes, contraintes qui peuvent être matérielles ou mécaniques comme celles du rat dans les cages d'expérience, mentales comme celles des héros de Kafka ou de Borges, ou des contraintes perceptives riches comme le suggèrent le magasin ou le musée dans lesquels chaque accident de détour est sensualisé et agrémenté d'événements esthétiques ou d'expériences acquisitives. L'inquiétude de l'être humain dans un monde qui le domine a fait du labyrinthe un élément d'angoisse dans la tradition historique, élément d'effort comme l'image du Dédale grec ou la pénible progression vers le centre des labyrinthes sacrés à caractère initiatique.
C'est l'émergence dans la science de l'environnement d'une topologie de l'espace qui a restitué au labyrinthe sa neutralité affective ou sa valeur d'une expérience positive de l'étendue. Dans la mesure où l'être humain donne priorité à la valeur de séparation et de solitude par rapport à celle de communauté, le labyrinthe est le lieu où il insère sa bulle phénoménologique en un point d'un espace fermé visuellement. Il saisit alors le labyrinthe comme système de protection d'isolement, un système où la séparation est cherchée et accomplie par des modes intellectuels mieux que par des portes, des cloisons ou des rideaux. Il y découvre conjointement la solitude provisoire, ou en tout cas la rareté des rencontres, et la possibilité exploratoire que nous avons attribuée essentiellement à l'espace illimité. C'est la conjugaison de ces deux facteurs psychologiques qui déterminera le rôle du labyrinthe dans une nouvelle organisation de l'espace conjuguant dispersion et concentration. Le labyrinthe est une adjonction récente, renouvelée de la conscience maniériste, au champ des possibles de l'administrateur de l'espace, de l'urbaniste, de l'architecte, du gérant d'hôtel. Il propose une solution à certains des problèmes fondamentaux de l'organisation de l'espace : tous ceux qui se ramènent à désencombrer le monde, accroissent la densité géométrique tout en diminuant la densité apparente dans le champ de vision. Des applications systématiques de ce type d'organisation de l'espace émergent pour le tracé des circuits touristiques, la disposition des chemins de bord de mer, la construction des grands magasins, des boudoirs et la reconstruction des quartiers commerçants de grandes villes, l'organisation des terrains de camping de luxe. Le labyrinthe apparaît comme la possibilité de construire des comprimés de désert, de mettre le désert en boîtes de conserve."
Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychologie de l'espace, 1972, Casterman Poche, p. 94-97.
"Être en mesure de refuser le social donne à l'être la possibilité de l'accepter et ce faisant, de s'insérer dans un espace nécessairement partagé. Comment peut donc se réaliser dans un monde limité cette solitude psychologiquement traduite par la notion de privacy (privatisation) inscrite dans la nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme ? Comment établir un taux de dispersion suffisamment grand entre les individus avec une densité nécessairement élevée dans un volume donné ? Y a-t-il une forme de l'écologie humaine qui permette de construire l'indépendance dans la densité ? Peut-on mettre le désert en conserve ?
Seul l'artifice topologique semble offrir une solution échappant à une topographie génératrice de ce genre de dilemme : c'est l'idée de labyrinthe […]. L'image du labyrinthe fournie par la tradition, a été jusqu'à présent surtout, négative. C'est celle d'une angoisse de l'homme perdu dans un monde qui le dépasse topologiquement, celle d'une inquiétude vers là sortie, vers le recouvrement d'un espace libre à l'échelle de son champ visuel ; liée à cette angoisse, l'image du labyrinthe est également celle d'un effort initiatique permettant l'accès à un lieu Secret, secret « ouvert » puisqu'il n'est pas circonscrit par des portes mais par des réseaux de couloirs exigeant de l'esprit une dominance sans garantie de solution. L'étude des labyrinthes […] nous a rappelé l'idée, fournie par la psychologie animale, selon laquelle un labyrinthe est essentiellement défini par sa complexité informationnelle, et ce, qu'il ait 2, 3 ou 4 dimensions, la théorie de la perception nous a montré que cette complexité doit être en rapport avec la capacité du champ de conscience de l'individu de manipuler l'information : le labyrinthe est angoissant dans la mesure où il est submergeant, où la Gestalt qu'il propose est trop complexe pour le récepteur humain. Il est rassurant, et esthétiquement séduisant, dans la mesure où celui qui le parcourt, ou en joue, sent bien que, de quelque façon, il le domine et par là qu'il peut s'en servir.
Si le monde géographique et géométrique est plein, plein d'êtres avec un volume propre qui cherchent spontanément à s'étendre pour y retrouver solitude psychologique ou privatisation, le labyrinthe, désert en conserve, est l'artifice permettant à l'organisateur de l'Espace, éventuellement marchand d'Espace, d'entasser un grand nombre d'êtres dans un volume limité tout en leur réservant l'impression d'une solitude provisoire, en tout cas visuelle, puisque l'une des coquilles essentielles de l'homme est définie par le rayon vecteur de son regard."
Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychologie de l'espace, 1972, Casterman Poche, p. 153-155.
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