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Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
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Hors des sentiers battus
La production sociale de l'espace

  "L'espace n'est pas ce milieu vague et indéterminé qu'avait imaginé Kant : purement et absolument homogène, il ne servirait à rien et n'offrirait même pas de prise à la pensée. La représentation spatiale consiste essentiellement dans une première coordination introduite entre les données de l'expérience sensible. Mais cette coordination serait impossible si les parties de l'espace s'équivalaient qualitativement, si elles étaient réellement substituables les unes aux autres. Pour pouvoir disposer spatialement les choses, il faut pouvoir les situer différemment : mettre les unes à droite, les autres à gauche, celles-ci en haut, celles-là en bas, au nord ou au sud, à l'est ou à l'ouest, etc., etc., de même que, pour pouvoir disposer temporellement les états de la conscience, il faut pouvoir les localiser à des dates déterminées.
  C'est dire que l'espace ne saurait être lui-même si, tout comme le temps, il n'était divisé et différencié. Mais ces divisions, qui lui sont essentielles, d'où lui viennent-elles ? Par lui-même, il n'a ni droite ni gauche, ni haut ni bas, ni nord ni sud, etc. Toutes ces distinctions viennent évidemment de ce que des valeurs affectives différentes ont été attribuées aux régions. Et comme tous les hommes d'une même civilisation se représentent l'espace de la même manière, il faut évidemment que ces valeurs affectives et les distinctions qui en dépendent leur soient également communes ; ce qui implique presque nécessairement qu'elles sont d'origine sociale.

  Il y a, d'ailleurs, des cas où ce caractère social est rendu manifeste. Il existe des sociétés en Australie et dans l'Amérique du Nord où l'espace est conçu sous la forme d'un cercle immense, parce que le camp a lui-même une forme circulaire, et le cercle spatial est exactement divisé comme le cercle tribal et à l'image de ce dernier. Il y a autant de régions distinguées qu'il y a de clans dans la tribu et c'est la place occupée par les clans à l'intérieur du campement qui détermine l'orientation des régions. Chaque région se définit par le totem du clan auquel elle est assignée. Chez les Zuni, par exemple, le pueblo comprend sept quartiers : chacun de ces quartiers est un groupe de clans qui a eu son unité : selon toute probabilité, c'était primitivement un clan unique qui s'est ensuite subdivisé.
  Or l'espace comprend également sept régions et chacun de ces sept quartiers du monde est en relations intimes avec un quartier du pueblo, c'est-à-dire avec un groupe de clans. « Ainsi, dit Cushing, une division est censée être en rapport avec le nord ; une autre représente l'ouest, une autre le sud, etc. » Chaque quartier du pueblo a sa couleur caractéristique qui le symbolise ; chaque région a la sienne qui est exactement celle du quartier correspondant. Au cours de l'histoire, le nombre des clans fondamentaux a varié ; le nombre des régions de l'espace a varié de la même manière. Ainsi, l'organisation sociale a été le modèle de l'organisation spatiale qui est comme un décalque de la première."

 

Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, Éd. P.U.F., 1960, p. 15.



  "[…] chaque société (donc chaque mode de production avec les diversités qu'il englobe, les sociétés particulières où se reconnaît le concept général) produit un espace, le sien. La Cité antique ne peut se comprendre comme une collection de gens et de choses dans l'espace ; elle ne peut davantage se concevoir à partir d'un certain nombre de textes et discours sur l'espace, encore que certains d'entre eux, comme le Critias et le Timée de Platon, ou le livre A de la Métaphysique aristotélicienne, apportent d'irremplaçables connaissances. La Cité eut sa pratique spatiale ; elle a façonné son espace propre, c'est-à-dire approprié. D'où l'exigence nouvelle d'une étude de cet espace qui le saisisse comme tel, dans sa genèse et sa forme, avec son temps ou ses temps spécifiques (les rythmes de la vie quotidienne), avec ses centres et son polycentrisme (l'agora, le temple, le stade, etc.)."

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 40.



  "L'espace absolu consiste en fragments de la nature, en lieux élus pour leurs qualités intrinsèques (caverne ou sommet, source ou rivière) mais dont la consécration aboutit à les vider de ces caractères et particularités naturelles. L'espace-nature se peuple de forces politiques. L'architecture soustrait à la nature un lieu pour l'affecter au politique à travers un symbolisme (ainsi la statue du dieu local ou de la déesse dans le temple grec, le sanctuaire vide ou contenant un simple miroir dans un temple shintoïste, etc.). Une intériorité consacrée s'oppose à l'extériorité naturelle et cependant la reprend et la rassemble. L'espace absolu dans lequel se déroulent des rites et cérémonies retient de la nature certains traits qui se modifient pour s'incorporer au cérémonial : les âges, les sexes, la génitalité (fécondité). Civique et religieux à la fois, l'espace absolu conserve donc en lui les lignées, familles, relations immédiates, mais transférées à la bité, à l'Etat politique fondé sur la ville. Les forces socio-politiques qui occupent cet espace ont aussi des implications administratives et militaires : ni les scribes ni les armées ne restent à part. Ceux qui font l'espace (les paysans, les artisans) ne sont pas ceux qui le gèrent en se servant de lui pour organiser la production et la reproduction sociales, à savoir les prêtres, guerriers, scribes, princes. Ceux-ci possèdent l'espace que d'autres produisent, et se l'approprient en jouissance.
  De l'espace absolu, religieux et politique, produit par des communautés de sang, de terroir, de langue, procède l'espace relativisé, historique. L'espace absolu ne disparaît pas pour autant ; il persiste comme couche ou sédiment de l'espace historique, support d'espaces de représentation (symbolismes religieux, magiques, politiques). Un mouvement dialectique interne l'anime, le pousse à sa fin et cependant le perpétue : le plein et le vide se combattent en lui. La plénitude invisible de l'espace politique (celui de la cité de la Ville-État) s'instaure dans le vide d'un espace naturel soustrait à la nature, à l'instar de la « nef » ou du « vaisseau » d'une cathédrale. Ensuite l'historicité brise définitivement la naturalité en instaurant sur les ruines de celle-ci l'espace de l'accumulation (de toutes les richesses et ressources : les connaissances, les techniques, l'argent, les objets précieux, les œuvres d'art et les symboles). De cette accumulation et surtout de sa période primitive, où se distinguent encore mal la naturalité et l'historicité, Marx a laissé la théorie, sur laquelle il faudra revenir, car elle reste incomplète. Un « sujet » domine cette période : la ville historique occidentale, avec son territoire qu'elle domine. Au cours de cette période, l'activité productive (le travail) cesse de se confondre avec la reproduction qui perpétue la vie sociale; elle s'en détache, mais pour devenir la proie de l'abstraction : travail social abstrait, espace abstrait.

  Cet espace abstrait prend la suite de l'espace historique, qui persiste lui aussi comme sédiment et support, qui va s'affaiblissant, d'espaces de représentation. L'espace abstrait fonctionne (objectalement) comme ensemble de choses-signes, avec leurs rapports formels : le verre et la pierre, le béton et l'acier, les angles et les courbes, les pleins et les vides. Cet espace formel et quantifié nie les différences, celles en provenance de la nature et du temps (historique) comme celles qui viennent des corps, âges, sexes, ethnies. La signifiance d'un tel ensemble renvoie à une sur-signifiance qui échappe au sens : le fonctionnement du capitalisme, à la fois éclatant et dissimulé. L'espace dominant, celui des centres de richesse et de pouvoir, s'efforce de façonner les espaces dominés, ceux des périphéries. Il y réduit par une action souvent violente les obstacles et résistances. Quant aux différences, elles sont renvoyées pour leur propre compte à des symbolismes qui prennent obligatoirement la forme d'un art lui-même abstrait. En fait, le symbolique dérivé de la méconnaissance du sensible, du sensuel, du sexuel, méconnaissance inhérente aux choses-signes de l'espace abstrait, s'objective de façon dérivée : allure phallique des monuments-bâtiments, arrogance des tours, autoritarisme (bureaucratico-politique) immanent à l'espace répressif."

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 59-61.

 

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Date de création : 20/01/2014 @ 08:44
Dernière modification : 21/02/2014 @ 09:49
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