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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Le rapport à l'espace : entre enracinement et errance

  "L'appropriation de l'espace, c'est l'ancrage que réalise l'individu dans un univers que le psychologue, dans sa rationalité métalinguistique, imagine au départ comme uniforme et illimité. Le monde n'est ainsi uniforme et illimité (sauf « accidents » locaux) que pour l'être errant qui constitue une sous-catégorie bien particulière de l'espèce humaine - fortement minoritaire, presque exceptionnelle, et en tout cas en conflit fondamental avec toute la civilisation occidentale dans le cadre de laquelle nous nous posons les problèmes de l'appropriation.
  L'errant par définition, le touareg ou le bohémien, ne s'approprie pas l'espace, il en fait usage, en épuise les vertus, et le rejette derrière lui sans en faire ni lieu d'ancrage, ni lieu d'emprise : par là et puisqu'il ne s'approprie pas l'espace, ce dernier ne s'approprie pas l'individu ; l'Errant, toutes choses égales d'ailleurs, ne serait pas aliéné à l'espace, denrée consommable indifférenciée, qui se consomme dans un flux continu qui traverse la perception de l'être quand celui-ci le traverse - ubi bene, ubique patria[1] - le bien et le mal sont des propriétés locales, des modalités du flux de l'étendue devant Moi en déplacement ; il y a des lieux où il fait chaud et d'autres où il fait froid, des lieux abrités et des lieux exposés, des lieux beaux et des lieux laids et l'image de l'errance est le parcours sans la quête. La Quête est une modalité orientée de la découverte de l'espace, une recherche, une exploration (au sens anglais d' « explorer »  comme de « scanner », qui sont deux méthodes pour connaître le monde).

  En fait l'errant est un aberrant de la société occidentale : Gypsies et campeurs sont pourchassés par la culture d'une société technologique qui, ressemblant de plus en plus à une machine comme le remarque Valéry, désire pourvoir chaque individu d'une « adresse », au sens informatique comme au sens urbain. Elle rejoint par là l'une des volontés fondamentales des membres de cette société qui participent à son esprit collectif et qui cherchent à s'enraciner dans l'espace, à s'ancrer sur le sol, à se fixer et par là à se réaliser en croyant que le réel est nécessairement situé en un lieu de l'espace.
  Le système social auquel nous participons n'est jamais errant dans l'espace, il n'est jamais dépourvu d'un ancrage - sauf exceptions remarquables qui posent aux institutions des problèmes : les armées en campagne, les cités de toile, les parcs des mobile homes - et le citoyen reproduit cette idéologie dans sa volonté d'emprise qui se traduit par le désir de propriété. Le temps est passé où le riche propriétaire argentin vivait à Paris et possédait cent mille moutons errant quelque part dans une Pampa sans limites, suivis par un gardien gaucho : cela supposait qu'il « possédait » l'espace nécessaire pour faire paître ses moutons n'importe où. Les hommes dans leur majorité s'approprient un bien, plus qu'une quantité d'espace et admettent comme indissociables l'idée même d'emprise et celle de repérage topographique. L'homme ne prétend guère à la propriété d'un espace mobile qui fuirait sous ses pas et dans lequel il ne pourrait sécréter ses produits, ses marques de passage et ses supports, faute de points fixes où l'accrocher. C'est entre autres le problème du trailer, de l'appropriation de la banquette de chemin de fer qui se fait toujours par l'intermédiaire d'un « contrat » plus ou moins long, attaché à un sous-espace lui-même mobile. Il paraît bien que la notion d'emprise ou de domination soit un des instincts fondamentaux du noyau de l'être (Kernwesen) que la société ne peut impunément contrarier ou dédaigner sans réactions violentes de celui-ci, ou sans créer une frustration agressive qui met en cause cette société elle-même.

2. Du point Ici

  Anthropologiquement, l'homme a besoin d'espace, mais plus encore d'un lieu, ce que nous avons appelé […] le Point Ici, rejoignant ce que Proshansky appelle « Place identity ».
  « Ici » n'existe qu'en opposition à ailleurs, « Ici » que marqué, repérable, retrouvable et par là nous dégageons deux caractères du point Ici. D'abord sa différenciation avec ailleurs : c'est ce qui rend l'Ici si vague dans le désert : (« c'est toujours pareil ») quelques mètres de déplacement ne changent rien aux conditions de la perception et d'autre part, « Ici » est une adresse, un domaine d'emprise assigné, affiché, reconnu : la création du Point Ici est une pratique sociale. Qu'il n'y ait pas d'Ici sans Ailleurs, ou plutôt de différenciation physique entre un lieu et un autre, ceci implique nécessairement que tous les lieux de l'Étendue sont repérables d'une façon autre que par leur longitude, leur latitude ou leur altitude comme le remarque ironiquement Sartre faisant allusion dans Huis Clos au lieu de vacances du garçon d'étage de l'hôtel illimité de l'Enfer. L'étendue doit d'une part être différenciable pour créer à la fois la mobilité exploratoire et l'ancrage en un lieu, sinon elle est denrée homogène pour laquelle les mots « loin » et « près » n'ont plus de sens. D'autre part, elle a une valeur de centralité, d'attachement à l'être, d'individualisation ; les civilisations de l'individualité seront celles de l'appropriation de l'espace même s'il peut exister des individus qui vivent en dehors de tout ancrage.

  En fait, les grandes tendances anthropologiques que nous marquons n'ont jamais qu'une valeur de direction globale plutôt que de critères absolus. En intensifiant l'appropriation, en faisant d'elle la règle de la vie par la notion d'adresse, en marquant par sa juridiction et son organisation bureaucratique l'insertion de l'être en un lieu défini, et en soulignant par-là son accession à l'emprise sur un Point Ici, notre société multiplie les dérogations, les écarts, les variantes de toute espèce. Elle invente la résidence secondaire comme image affaiblie de la résidence primaire, qui en fait contribue plutôt à renforcer la notion d'ancrage qu'à l'affaiblir avec le cortège des attributs de l'espace secondaire : la poétique de la chaumière, renouvelée de Bachelard par l'intermédiaire des autoroutes.
  Elle invente surtout le trailer, ou le yacht, la résidence qui remplace le domicile déplace dans l'espace en réduisant son enracinement au profit d'un concept de « parking provisoire » d'un espace, d'un Point Ici pseudo-définitif ou imaginé comme tel : l'espace du trailer. Elle invente le camping, version reportée dans le temps d'un Point Ici dans l'espace. Elle invente la location comme une formule juridique de l'appropriation pour toutes les bourses, location dont le statut se met à ressembler si étroitement à celui de la propriété qu'il devient psychologiquement impossible de les différencier. En fait, la différenciation psychologique fondamentale sera celle de l'individu errant et de l'individu enraciné et les statuts légaux qu'ils peuvent connaître ne seront jamais que des placages sociaux sur une vérité anthropologique.
  Une anthropologie psychologique de l'espace ignorera provisoirement les nombreuses variantes de l'enracinement au profit de son idée centrale : la création d'un Point Ici. Comment l'être s'approprie-t-il le monde perceptif, le monde de l'espace, celui du temps et celui des choses qui, quand elles entrent dans l'univers humain de notre société, se confondent avec les objets puisque la différence entre fabriqué et non-fabriqué s'atténue ? […] nous avons vu que la notion même de Point Ici obéit à un certain nombre de lois constructives qui régissent le comportement de l'être dans l'espace. À la bulle phénoménologique que nous avions proposée avec Hall, à l'unité véhiculaire suggérée par Goffman dans les déplacements des êtres, s'ajoute la notion d'ancrage, de mise en place d'un lieu de repérage dûment hiérarchisé, dans laquelle la place de l'avion, du compartiment de chemin de fer, le parking de la voiture ou le poste d'amarrage du yacht, ne sont jamais que prolongements d'un Point Ici fondamentalisé, rétablissant le perspectivisme social[2] et physique, dont précisément une théorie générale de l'appropriation de l'espace devrait rendre compte en tant que système hiérarchisé.
  Les idées de subordination réciproque, de nécessaire ou de facultatif, de dominant ou de dominé, de progressif ou de récessif, de fréquent ou de rare, sont celles qui vont construire ce système hiérarchique des modes d'appropriation et l'on peut accepter que c'est la façon dont l'individu manipule et organise ses catégories, ses voies de subordination aux conflits et aux buts de l'univers social environnant, qui marquent sa plus ou moins grande intégration à l'espace dans lequel il vit.
  L'ensemble des remarques précédentes construit le cadre psychologique et anthropologique d'une théorie de l'appropriation. Elles marquent avec force la notion même d'appropriation comme étant en deçà ou au-delà du juridique et, plus subtilement, comme attachée au Moi, au Lebensraum plutôt qu'à un lieu géographique. C'est quand ce Moi s'inscrit dans un lieu géographique qu'il y a enracinement, c'est ce que nous appellerons « création du Point Ici ».
  Soulignons qu'une appropriation de l'espace n'est pas nécessairement l'appropriation en un lieu, comme l'a bien mis en évidence Proshansky, mais l'extension d'un contrôle permettant à l'individu de dominer son environnement, au lieu d'être dominé par lui. Plus nettement encore, l'opposition entre une civilisation de l'Enracinement qui est un vote majoritaire de la civilisation industrielle sûre d'elle-même, et une méta-civilisation de l'Errance, toujours en marche et toujours questionnante. Conformément à cette distinction, il sera logique de distinguer l'appropriation par enracinement basée sur la création d'un Point Ici ou de l'Identité d'un lieu, et l'appropriation par l'errance, encore presque ignorée des psychologues de l'architecture ; ceux-ci ont dédaigné jusqu'à présent le caravaning et la maison démontable (Preiser), le yacht et le camping, quant à leurs implications dans la vie d'une société.
  En bref ce que nous avons appelé l'homme escargotique (the snail man) : « I am the snail who goes alone and all places are worth for me » (d'après Kipling, retouché) n'a jamais été pris en compte par la psychologie architecturale : il est minoritaire, légèrement anomique et sa vision même de l'espace s'intègre mal dans notre littérature occidentale. Pourtant l'expansion du caravaning, du mode de vie en trailer, où le rapport à l'espace géographique s'établit par l'intermédiaire du parking, de la location, pose des problèmes juridiques à la société américaine."

 

Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, L'Harmattan, 1998, p. 65-69.


[1] Là où je suis bien, partout est ma patrie.

[2] Le perspectivisme signifie que toute manifestation de la réalité ou de la vérité est conditionnée par un point de vue, ou perspective particulière. En l'occurrence, le perspectivisme social consiste dans l'idée que ce point de vue est déterminé socialement.


 

  "Deux pulsions fondamentales, antagonistes et complémentaires assurent la relation profonde des hommes aux espaces de leur vie, quelle que soit l'époque, mais selon un équilibre très variable. La première : l'abri, la protection, la stabilité, l'enracinement. La seconde : la découverte, l'aventure, la mobilité, le dépassement. Toute la géographie oscille entre ces deux pôles, la géographie savante mais aussi celle des hommes ordinaires […] la géographie de l'Europe tout particulièrement a été fondée pendant plusieurs millénaires, du néolithique au XIXe siècle, sur la première tendance, après les errances et les peurs du paléolithique. Et  même si les historiens développent à juste titre l'idée que la mobilité des populations était aussi assez grande dans les siècles passés, notamment l'époque moderne, c'est bien la terre, le village, le pays, la région, enfin l'État-nation qui retenaient accrochés à leur subsistance à leur sédentarité la masse des paysans, qu'ils soient agriculteurs, journaliers, artisans ou ouvriers, y compris dans les villes. Une certaine géographie est née de ce paradigme-là, aussi bien dans la réalité que dans les livres. Avec une pointe d'exagération, on peut la qualifier de géographie immobile. On peut aussi comprendre que, par compensation, les esprits les plus aventureux aient tenté de s'en échapper. Madame Bovary peut être approchée ainsi. Entre le village de son enfance dans le pays de Caux, Yonville, la petite ville par excellence, Rouen où elle se perd, elle étouffe.
  Bien au contraire, le monde contemporain invite à la mobilité mais aussi au dépassement de soi. Une grande firme ne peut être que transnationale. Ses cadres, ses professionnels sont appelés à des voyages multiples et fréquents, sur tous les continents. Mais l'art, la culture, la recherche, l'enseignement sont aussi de plus en plus ouverts et entraînent des mobilités analogues. Le discours dominant encourage à la mobilité de tous, y compris des classes moyennes majoritaires et plus accrochées à chaque ville. Il est dit et redit qu'il faut changer de métier et de statut plusieurs fois dans une vie, changer de domicile s'il le faut, et éventuellement changer de partenaire et de famille en sus. Même les plus pauvres n'ont pas d'autre choix que la migration pour survivre, lorsque ce n'est pas l'errance ou le camp de réfugiés. Enfin, en ville même, sur les territoires les plus familiers, la mobilité quotidienne est de règle. Certains n'ont plus de référence spatiale ni même de véritable domicile. La norme est au dépassement de soi, sans souci de la sécurité. C'est du moins ce qu'exaltent les pouvoirs d'État et d'entreprise, bien relayés par les médias. Ainsi se trouve refondée une nouvelle géographie aux territoires infiniment plus incertains que ceux de la géographie immobile.

  Mais on comprend mieux ainsi que notre société, par compensation, exalte aussi le contraire de ces espaces mobiles et ouverts, réellement ou virtuellement : l'écologie, le naturel, le désir de proximité, le goût du ruralisme et du patrimoine, la stabilité dans les mots lorsqu'elle échappe en partie dans les faits. Ainsi se construit, surtout dans les pays les plus développés, particulièrement en Europe, une double conception de l'espace et des territoires. L'une, très large, de fréquentation très rapide, assez froide, mondiale, transcontinentale pour le moins, réservée aux obligations professionnelles supérieures et aux plaisirs les plus rares, apanage principalement des plus fortunés, la « jet set » en étant l'expression accomplie. L'autre, celle de la ville, du quartier ou même du village, beaucoup plus restreinte, plus chaleureuse, plus familiale et amicale, conviviale si possible, plus accessible au plus grand nombre. En France et ailleurs, chacun se partage à sa manière entre ces deux types d'espaces dont l'ampleur et les significations diffèrent très profondément."

 

Armand Frémont, "Géographie et espace vécu", in Les espaces de l'homme, Odile Jacob, 2005, p. 104-105.

 

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Date de création : 20/01/2014 @ 15:06
Dernière modification : 20/01/2014 @ 15:06
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