"Une qualité supplémentaire de l'espace qui exerce une influence capitale sur les actions réciproques en société tient au fait que, pour notre usage pratique, l'espace se divise en morceaux qui passent pour des unités et qui sont marqués par des frontières à la fois effet et cause de ce phénomène. Même si les configurations de la superficie terrestre semblent nous préfigurer le cadre que nous inscrivons sur l'absence de frontières de l'espace, ou même si des lignes purement idéelles séparent comme une ligne de partage des eaux des portions de terrain de même nature, qui de part et d'autre de la ligne ont un autre centre de gravité, nous appréhendons toujours l'espace qu'occupe en un sens ou un autre un groupe social comme une unité qui exprime et porte l'unité de ce groupe autant qu'elle est portée par lui. Le cadre, la limite d'une entité qui se clôt sur elle-même a pour le groupe social une importance très similaire à celle qu'il a dans l'œuvre d'art. Il exerce auprès de cette dernière les deux fonctions qui à vrai dire ne sont que les deux faces d'une seule : délimiter l'œuvre d'art face au monde environnant et la clore sur elle-même ; le cadre proclame qu'à l'intérieur de lui se trouve un monde qui n'obéit qu'à ses propres normes et qui n'est pas entraîné dans les déterminations et mouvements de son environnement ; en symbolisant l'unité autosuffisante de l'œuvre d'art, il renforce en même temps la réalité et l'effet de celle-ci. Si bien que le fait qu'une société ait son espace existentiel borné par des lignes clairement conscientes la caractérise comme société qui a aussi une cohésion interne, et vice versa : l'unité des actions réciproques, le rapport fonctionnel de chaque élément à tous les autres trouve son expression cruciale dans la frontière qui impose un cadre. Il n'y a peut-être pas de démonstration plus claire de la force particulière de la cohésion étatique que ce caractère sociologique centripète, cette adhésion des personnes, pourtant en fin de compte uniquement psychologique, à l'image presque visuelle d'une frontière fermement marquée. On prend rarement conscience du fait étonnant que l'extension de l'espace répond ici à l'intensité des relations sociologiques, de même que la continuité de l'espace, justement parce qu'en toute objectivité elle ne contient nulle part de frontière absolue, autorise à placer partout une frontière subjective. Face à la nature, tout édiction de frontières est de l'arbitraire, même dans le cas d'une île, car en principe la mer elle aussi peut être « prise en possession ». C'est justement par rapport à cette absence de prédétermination de l'espace naturel que la rigueur absolue des frontières matérielles, une fois qu'elles sont tracées, fait si bien voir leur pouvoir de donneur de forme de la société et leur nécessité interne. C'est pourquoi la conscience d'être à l'intérieur de frontières n'est peut-être pas si aiguë dans le cas des frontières dites « naturelles » (montagnes, fleuves, mers, déserts) que dans celui de frontières purement politiques qui ne tracent qu'une ligne géométrique entre deux voisins. Et cela justement parce que dans ce cas les déplacements de frontières, agrandissements, annexions et fusions sont beaucoup plus proches de nous, parce que l'entité politique se heurte à ses extrémités à des frontières vivantes, efficaces psychiquement, qui n'opposent pas seulement une résistance passive, mais encore une répulsion très active. Toute frontière de ce genre implique à la fois la défensive et l'offensive, ou, peut-être plus exactement, elle est l'expression spatiale de ce rapport unitaire entre deux voisins pour lequel nous n'avons aucun terme unique clair et que nous pourrions définir en gros comme l'état d'indifférence entre défensive et offensive, comme un état de tension où les deux sont latents et peuvent éclater ou non.
Bien entendu, il ne s'agit pas de nier que la frontière, toujours psychologique, est facilitée et soulignée par ces délimitations naturelles ; par l'articulation de ses surfaces, l'espace comporte souvent des divisions qui confèrent une nuance unique aux relations des habitants entre eux et avec les gens de l'extérieur. […]
Dans tous les rapports des hommes entre eux, la notion de frontière est d'une importance capitale même si son sens n'est pas toujours sociologique ; car assez souvent elle ne signifie que le fait qu'une personnalité a trouvé ses limites, quant à sa force, son intelligence, sa résistance ou sa puissance - mais sans qu'à ce terme s'installe une autre personnalité dont la propre frontière rendrait plus visible celle de la première. Ce dernier cas de figure, la frontière sociologique, implique une action réciproque tout à fait particulière. Chacun des deux éléments agit sur l'autre en lui fixant la frontière, mais le contenu de cette action est justement la détermination de ne pas vouloir ou pouvoir du tout agir au-delà de cette frontière, donc sur l'autre. Si cette notion universelle de limitation réciproque est tirée de la frontière spatiale, celle-ci n'est pourtant, plus profondément, que la cristallisation ou la spatialisation des processus psychiques de délimitation, seuls effectifs. Ce ne sont pas les pays, les terrains, les territoires de villes ou de cantons qui se limitent mutuellement, mais leurs habitants ou propriétaires qui exercent cette action réciproque dont je viens de parler. La coexistence de deux personnalités ou ensembles de personnalités confère à chacun une cohésion interne en soi, une dépendance mutuelle de ses éléments, un rapport dynamique entre le centre et eux ; et c'est précisément ainsi que s'établit entre les deux termes ce que symbolise la frontière dans l'espace, le parachèvement de la norme positive du pouvoir et du droit dans son propre domaine par la conscience que le pouvoir et le droit ne s'étendent justement pas jusque dans l'autre domaine. La frontière n'est pas un fait spatial avec des conséquences psychologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale. Le principe idéaliste qui veut que l'espace est notre représentation – plus exactement qu'il se réalise à travers notre opération synthétique qui donne forme au matériau de nos sensations – prend ici une forme particulière, telle que la configuration de l'espace que nous qualifions de frontière est une fonction sociologique. Certes, la frontière est d'abord une entité perceptible et spatiale que nous traçons dans la nature sans tenir compte de sa valeur sociologique pratique, mais ce fait agit fortement en retour sur la conscience du rapport des deux parties. Alors que cette ligne ne fait que marquer la différence entre le rapport des éléments d'un domaine entre eux et celui qu'ils entretiennent avec ceux d'un autre domaine, elle devient néanmoins une énergie vivante qui agglomère ces éléments et ne les laisse pas échapper à leur rapport d'unité, tandis qu'elle se glisse entre les deux parties comme une force physique qui exerce une répulsion des deux côtés."
Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, tr. fr. Lyliane Deroch-Gurcel et Sibylle Muller, PUF, Quadrige 1999, p. 605-608.
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