"Pour moi, l'un des inconvénients d'une si petite maison résidait dans la difficulté que j'éprouvais à me mettre à une distance suffisante de mon visiteur lorsque nous abordions les réflexions profondes, les grands mots. Il faut de l'espace pour que les pensées aient le temps de hisser la voile et de tirer quelques bords avant de toucher au port. Les balles tirées par notre esprit doivent avoir subi les effets de déviation latérale et de ricochet et adopté leur trajectoire définitive pour atteindre l'oreille de l'auditeur, ou alors elles risquent fort, par un nouveau bond latéral, de sortir de son esprit. Nos phrases aussi ont besoin d'espace pour déployer et reformer leurs colonnes dans les intervalles de la conversation .Comme les nations, les individus doivent posséder leurs frontières, naturelles et largement calculées, et bénéficier d'importants espaces pour les séparer les uns des autres... Dans ma maison, la promiscuité était telle que nous ne pouvions même commencer à écouter... Dans le cas de bavards invétérés et de bruyants causeurs, la promiscuité est admissible jusque dans le coude à coude et la rencontre des haleines. Mais dès que la conversation implique réserve et réflexion, le besoin se fait sentir d'une distance qui puisse neutraliser toute cette chaleur et cette moiteur animales."
Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, 1854, "Visiteurs".
"One inconvenience I sometimes experienced in so small a house, the difficulty of getting to a sufficient distance from my guest when we began to utter the big thoughts in big words. You want room for your thoughts to get into sailing trim and run a course or two before they make their port. The bullet of your thought must have overcome its lateral and ricochet motion and fallen into its last and steady course before it reaches the ear of the hearer, else it may plow out again through the side of his head. Also, our sentences wanted room to unfold and form their columns in the interval. Individuals, like nations, must have suitable broad and natural boundaries, even a considerable neutral ground, between them. I have found it a singular luxury to talk across the pond to a companion on the opposite side. In my house we were so near that we could not begin to hear—we could not speak low enough to be heard; as when you throw two stones into calm water so near that they break each other's undulations. If we are merely loquacious and loud talkers, then we can afford to stand very near together, cheek by jowl, and feel each other's breath; but if we speak reservedly and thoughtfully, we want to be farther apart, that all animal heat and moisture may have a chance to evaporate. If we would enjoy the most intimate society with that in each of us which is without, or above, being spoken to, we must not only be silent, but commonly so far apart bodily that we cannot possibly hear each other's voice in any case. Referred to this standard, speech is for the convenience of those who are hard of hearing; but there are many fine things which we cannot say if we have to shout. As the conversation began to assume a loftier and grander tone, we gradually shoved our chairs farther apart till they touched the wall in opposite corners, and then commonly there was not room enough."
Henry David Thoreau, Walden; or, Life in the Woods, 1854, "Visitors".
"Les distances géographiques avec leurs transitions flottantes et leur importance psychique variable révèlent de nombreux phénomènes de seuil, en particulier en combinaison avec les distances en temps. Les relations affectives sont le cas le plus net : une séparation géographique peut pendant un certain temps porter le sentiment mutuel à la plus haute intensité possible, mais à partir d'un certain moment elle aura pour ainsi dire consumé les forces affectives et engendrera le refroidissement et l'indifférence. Une distance réduite ne modifiera souvent que peu le contenu du sentiment, tandis qu'une très grande distance l'embrasera d'une ardeur désespérée ; d'un autre côté, une séparation à distance réduite, lorsqu'elle est pourtant insurmontable, aboutira justement souvent à une situation des plus tragiques parce que les forces qui empêchent les retrouvailles sont alors ressenties plus durement dans leur contenu que lorsque l'espace en soi indifférent joue le même rôle : l'obstacle purement physique n'a rien d'aussi amer que l'obstacle moral, il ne produit pas tant l'impression d'un destin acharné contre une personne que celle du sort général de l'humanité."
Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, tr. fr. Lyliane Deroch-Gurcel et Sibylle Muller, PUF, Quadrige 1999, p. 626-627.
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