"L'espace est de réflexion, et représente des actions seulement possibles. La distance apparaît à celui qui s'arrête et mesure ; et sans comparaison il n'y a point de distances pour personne. Ce qui étale l'espace et le creuse devant nos yeux, c'est une contemplation sans préférence, et même, si l'on y fait attention, un refus de partir, par la considération d'autres buts et d'autres chemins. Cela ne va pas sans un grand nombre d'actions commencées et retenues, qui creusent l'espace comme le vertige crée soudain le gouffre. Souvent sur un haut rocher au bord de la mer, le contemplateur ne creuse plus assez le gouffre, j'entends qu'il ne se prépare plus à y tomber, qu'il ne se retient plus d'y tomber. Son corps prend peu à peu la position du sommeil, et tout va se brouiller et se replier, comme ces tableaux de nos rêves, qui périssent faute de relations. Mais il arrive qu'un oiseau descendant comme une flèche ou une pierre roulant éveille la prudence par l'effet d'un mouvement d'imitation et de poursuite, vivement retenu, et qui fait sentir aussitôt dans tout le corps la pesanteur ennemie. C'est ce que signifie devant les yeux ce gouffre soudain creusé, et cette tragique représentation d'une chute ; ce qui fait voir encore une fois que, si nous étions tout à fait immobiles, il ne nous servirait pas de garder les yeux ouverts. Cet exemple pris du vertige est seulement plus tragique que d'autres ; il n'en diffère pas radicalement. Nous ne voyons l'horizon bien plus loin que les arbres que par des commencements d'action, par des départs retenus. On observera cette sorte de convulsion musculaire devant le stéréoscope, où il est clair et sensible que les images brouillées n'ont point ce sens tragique d'un relief qui pourrait blesser, tant que le corps ne se met point en défense, et ne dessine point quelque précaution et quelque recul. On ne peut pas mesurer ces frémissements musculaires, sinon peut-être indirectement par la pression du sang et la réplique du coeur, qui représentent aussitôt la moindre contraction musculaire, par ce flot pressé et chassé comme d'une éponge. En revanche, ces mouvements et ces répercussions sont ce que nous sentons le mieux au monde, et sans doute tout ce que nous sentons au monde. La peur est la connaissance immédiate et sans parties de cette alerte non délibérée. Bref, c'est cet intérêt de coeur, au sens propre du mot, qui creuse les perspectives aussi bien que les gouffres. L'attention, comme on l'a souvent remarqué, est toujours frémissante. Mais, pour comprendre tout à fait le guetteur à la proue, il faut joindre à cette préparation de tous les muscles à ce bondissement retenu, la passion qui y correspond, et qui, éclairée par la réflexion, se nomme timidité. Tout cela en mouvement et changement, car la timidité est à chaque instant surmontée, comme l'est le vertige du contemplateur, par un tassement et un équilibre retrouvé. La pensée est dans ces passages. Ceux qui ont dit que penser c'est se retenir d'agir ont fait apercevoir une vérité d'importance, mais qui risque de périr elle-même par l'immobile, car qui n'agit point dort.
Je suis maintenant où je visais. Qui agit dort aussi, en un sens, en ce sens que la distance franchie n'est plus représentée, dans le temps qu'on la franchit ; dans le fait je la supprime ; sauter est autre chose que mesurer. En ce moment de l'action tout l'univers se ramasse en un sentiment sans parties ni distances, car je me jette tout ; ce n'est que la prompte retenue et le court arrêt qui aussitôt renvoient les choses à leurs places. Le souvenir même de l'action n'est plus possible en cette perspective retournée où l'obstacle est dépassé ; se souvenir c'est revenir, réellement revenir, au point où l'on était, et percevoir mieux, avec plus de confiance, et comme en familiarité avec l'obstacle. Mais qui ne voit aussi que cette réflexion, cette idée de mesurer, enfin de recommencer, est propre au stade, qui est lieu de loisir ? En une fuite on ne mesure point du tout l'obstacle franchi, on ne mesure guère l'obstacle à franchir. La nuit se fait sur nos pensées, par l'action précipitée. Observons aussi, avec le projet de revenir là-dessus, que par cette absence de lumière supérieure, les faibles lumières du sentiment s'éteignent aussi ; il y a un degré de nécessité et un degré de terreur où la terreur elle-même n'est plus sentie. Terreur aussi veut arrêt et mesure ; terreur sentie est terreur surmontée."
Alain, Les idées et les âges, 1927, Livre premier, Chapitre V.
"Les gestes organisés, donc ritualisés et codifiés, ne se déplacent pas seulement dans l'espace « physique », celui des corps. Ils engendrent des espaces, produits par et pour leurs gestes. À l'enchaînement de ceux-ci correspondent l'articulation et l'enchaînement de segments spatiaux bien définis, segments qui se répètent mais dont la répétition engendre du nouveau. Ainsi le cloître et le pas de la grave promenade monastique. Les espaces ainsi produits sont souvent polyfonctionnels (l'agora) encore que certains gestes sévèrement prescrits (ceux du sport, ceux de la guerre) aient très tôt produit des lieux spécifiés : les stades, la place d'armes, le camp, etc. Beaucoup de ces espaces sociaux sont rythmés par les gestes qui s'y produisent et qui les produisent (mesurés en pas, en coudées, en pieds, en palmes, en pouces etc.). Le micro-gestuel quotidien engendre des espaces (le trottoir, le couloir, l'endroit où l'on mange) mais aussi le macro-gestuel le plus solennisé (le déambulatoire des églises chrétiennes, le podium). Lorsque se produit la rencontre entre un espace gestuel et une conception du monde qui possède sa symbolique, alors surgit une grandi création, le cloître, par exemple. Alors, chance : un espace gestuel attache au sol un espace mental, celui de la contemplation et de l'abstraction théologiques ; il lui permet de s'exprimer, de se symboliser et d'entrer dans une pratique, celle d'un groupe bien défini au sein d'une société bien définie. Dans un tel espace, une vie qui balance entre l'auto-contemplation de sa finitude et la contemplation d'un infini transcendant éprouve un bonheur fait d'apaisement et d'inassouvissement accepté. Espace des contemplatifs, lieu de parcours et de rassemblement, le cloître relie à une théologie de l'infini un endroit fini et spécifié, particularisé socialement sans spécialisation restrictive mais avec une appartenance déterminée, à un ordre, à une règle. Les colonnes, les chapiteaux, les sculptures, ces différentiels sémantiques, scandent un parcours déterminé par les pas des contemplatifs, lors d'un repos lui-même voué à la contemplation.
Si les gestes de l'échange « spirituel », celui des symboles et des signes, avec leur joie propre, ont produit des espaces, les gestes de l'échange matériel ne furent pas moins productifs. Pourparlers, négociations, négoces, eurent besoin d'espaces appropriés. Les marchands ont constitué au cours des âges des groupes actifs, originaux, productifs à leur manière. Aujourd'hui, le monde de la marchandise, étendu à la planète avec le capital, a pris une allure oppressive ; on l'incrimine ; on lui attribue parfois tous les maux. Il ne faut pas oublier que les marchands et la marchandise, pendant des siècles, par rapport aux contraintes des communautés anciennes, des sociétés agraires et des cités politiques, symbolisèrent la liberté, l'es1ioir, l'horizon. Ils apportaient la richesse et les denrées indispensables : céréales, épices, tissus. Alors « commerce » signifiait communication; l'échange des biens n'allait pas sans l'échange des idées et des plaisirs, ce qui a laissé plus de traces en Orient qu'en Occident (européen ou américain). Les espaces initiaux de la marchandise, lorsque les marchands et leurs gestes engendraient leurs lieux, ne manquaient donc pas de beauté : le portique, la basilique, la halle."
Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 249-250.
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