"L'éloquence et la poésie ne demandent qu'un certain nombre de vues assez borné par rapport à d'autres arts, et elles dépendent principalement de la vivacité de l'imagination. Or, les hommes peuvent avoir amassé en peu de siècles un petit nombre de vues ; et la vivacité de l'imagination n'a pas besoin d'une longue suite d'expériences, ni d'une grande quantité de règles, pour avoir toute la perfection dont elle est capable. Mais la physique, la médecine, les mathématiques, sont composées d'un nombre infini de vues, et dépendent de la justesse du raisonnement, qui se perfectionne avec une extrême lenteur, et se perfectionne toujours ; il faut même souvent qu'elles soient aidées par des expériences que le hasard seul fait naître, et qu'il n'amène pas à point nommé. Il est évident que tout cela n'a point de fin [...]."
Fontenelle, "Digression sur les Anciens et les Modernes", 1688, Rêveries diverses. Opuscules littéraires et philosophiques, Paris, Editions Desjonquères, 1994, p. 37.
"Il n'en est pas des sciences comme de la littérature. Celle-ci a des limites qu'un homme de génie peut atteindre, lorsqu'il emploie une langue perfectionnée. On le lit avec le même intérêt dans tous les âges, et sa réputation, loin de s'affaiblir par le temps, s'augmente par les vains efforts de ceux qui cherchent à l'égaler. Les sciences, au contraire, sans bornes comme la nature, s'accroissent à l'infini par les travaux des générations successives ; le plus parfait ouvrage, en les élevant à une hauteur d'où elles ne peuvent désormais descendre, donne naissance à de nouvelles découvertes et prépare ainsi des ouvrages qui doivent l'effacer. "
Pierre-Simon de Laplace, Exposition du système du monde, 2e édition, 1798, Livre V, Chapitre 5, J. B. M. Duprat, p. 356-357.
"Transportée dans l'ordre de l'imagination, l'idée du progrès (il y a eu des audacieux et des enragés de logique qui ont tenté de le faire) se dresse avec une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu'à l'épouvantable. La thèse n'est plus soutenable. Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et l'affrontent avec imperturbabilité. Dans l'ordre poétique et artistique, tout révélateur a rarement un précurseur. Toute floraison est spontanée, individuelle. Signorelli était-il vraiment le générateur de Michel-Ange ? Est-ce que Pérugin contenait Raphaël ? L'artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. C'est dans de tels phénomènes que la célèbre et orageuse formule de Pierre Leroux trouve sa véritable application.
Il en est de même des nations qui cultivent les arts de l'imagination avec joie et succès. La prospérité actuelle n'est garantie que pour un temps, hélas ! bien court. L'aurore fut jadis à l'orient, la lumière a marché vers le sud, et maintenant elle jaillit de l'occident. La France, il est vrai, par sa situation centrale dans le monde civilisé, semble être appelée à recueillir toutes les notions et toutes les poésies environnantes, et à les rendre aux autres peuples merveilleusement ouvrées et façonnées. Mais il ne faut jamais oublier que les nations, vastes êtres collectifs, sont soumises aux mêmes lois que les individus. Comme l'enfance, elles vagissent, balbutient, grossissent, grandissent. Comme la jeunesse et la maturité, elles produisent des œuvres sages et hardies. Comme la vieillesse, elles s'endorment sur une richesse acquise. Souvent il arrive que c'est le principe même qui a fait leur force et leur développement qui amène leur décadence, surtout quand ce principe, vivifié jadis par une ardeur conquérante, est devenu pour la majorité une espèce de routine. Alors, comme je le faisais entrevoir tout à l'heure, la vitalité se déplace, elle va visiter d'autres territoires et d'autres races ; et il ne faut pas croire que les nouveaux venus héritent intégralement des anciens, et qu'ils reçoivent d'eux une doctrine toute faite. Il arrive souvent (cela est arrivé au moyen âge) que, tout étant perdu, tout est à refaire."
Charles Baudelaire, "Exposition universelle", I, 1855, in Curiosités esthétiques, Michel Lévy frères, 1868, Œuvres complètes de Charles Baudelaire, vol. II, p. 220-222.
"Le travail scientifique est solidaire d'un progrès. Dans le domaine de l'art au contraire il n'en existe pas, du moins en ce sens. Il n'est pas vrai qu'une oeuvre d'art d'une époque donnée, qui met en oeuvre de nouveaux moyens techniques ou encore de nouvelles lois comme celles de la perspective, serait pour ces raisons artistiquement supérieure à une autre oeuvre d'art qui ignorerait ces moyens et lois, à condition évidemment que sa matière et sa forme respectent les lois mêmes de l'art, ce qui veut dire à condition que son objet ait été choisi et formé selon l'essence même de l'art bien que ne recourant pas aux moyens qui viennent d'être évoqués. Une oeuvre d'art vraiment « achevée » ne sera jamais surpassée et ne vieillira jamais. Chaque spectateur pourra personnellement apprécier différemment sa signification, mais jamais personne ne pourra dire d'une oeuvre vraiment « achevée » du point de vue artistique qu'elle a été « surpassée » par une autre oeuvre également « achevée ». Dans le domaine de la science au contraire chacun sait que son oeuvre aura vieilli d'ici dix, vingt ou cinquante ans. Car quel est le destin, ou plutôt la signification à laquelle est soumis et subordonné, en un sens tout à fait spécifique, tout travail scientifique, comme d'ailleurs aussi tous les autres éléments de la civilisation qui obéissent à la même loi ? C'est que toute oeuvre scientifique « achevée » n'a d'autre sens que celui de faire naître de nouvelles « questions » : elle demande donc à être « dépassée » et à vieillir. Celui qui veut servir la science doit se résigner à ce sort. Sans doute les travaux scientifiques peuvent garder une importance durable comme « jouissance » en vertu de leur qualité esthétique on bien comme instrument pédagogique dans l'initiation à la recherche. Mais dans les sciences, je le répète, non seulement notre destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour dépassés. Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin que nous. En principe ce progrès se prolonge à l'infini."
Max Weber, "Le métier et la vocation de savant", 1919, in Le savant et le politique, tr. fr. Julien Freund, coll. 10/18, p. 87-88.
"Le besoin de se distinguer n'est peut-être pas ce qu'il y a de plus élevé ou de plus profond dans ce qui détermine l'artiste, mais il est presque toujours présent. Et une juste appréciation de ce désir de se différencier aide souvent à comprendre l'art du passé. J'ai tenté de faire de cette constante métamorphose la dominante de mon récit, et de bien faire voir comment chaque œuvre se relie à ce qui l'a précédée, que ce soit par imitation ou par opposition. Au risque de paraître fastidieux, je suis revenu parfois, dans un but de confrontation, sur des œuvres qui montrent bien toute la distance que tel ou tel artiste a voulu mettre entre ses prédécesseurs et lui. Cette méthode de présentation comporte un danger que j'espère avoir évité, mais qui doit néanmoins être mentionné : c'est la confusion naïve qu'elle pourrait suggérer entre le changement continuel qui caractérise la vie de l'art et la notion d'un progrès constant. Il est bien exact que chaque artiste a l'impression d'avoir surpassé la génération précédente et qu'à son point de vue il est en progrès sur tout ce qui a été fait avant lui. Nous ne pouvons espérer comprendre vraiment une œuvre d'art si nous ne partageons pas, dans une certaine mesure, ce sens de triomphe et de libération qui saisit l'artiste devant sa propre création. Mais il nous faut rester conscient que tout gain, tout progrès dans une certaine direction, entraîne une perte dans un autre sens et qu'en dépit de son rôle ce progrès tout subjectif ne correspond pas à un perfectionnement véritable des valeurs artistiques."
Ernst Gombrich, Histoire de l'art, 1950, préface, tr. fr. J. Combe et C. Lauriol, Flammarion, 1990, p. IX.
"Ce qui ne va pas en art dans ce pays aujourd'hui, et apparemment en France aussi, c'est qu'il n'y a pas d'esprit de révolte – pas d'idées nouvelles naissant chez les jeunes artistes. Ils marchent dans les brisées de leurs prédécesseurs, essayant de faire mieux que ces derniers. En art, la perfection n'existe pas. Et il se produit toujours une pause artistique quand les artistes d'une période donnée se contentent de reprendre le travail d'un prédécesseur là où il l'a abandonné et de tenter de continuer ce qu'il faisait.
D'autre part, quand vous choisissez quelque chose appartenant à une période antérieure et que vous l'adaptez à votre propre travail, cette démarche peut être créatrice. Le résultat n'est pas neuf : mais il est nouveau dans la mesure où il procède d'une démarche originale.
L'art est produit par une suite d'individus qui s'expriment personnellement ; ce n'est pas une question de progrès. Le progrès n'est qu'une exorbitante prétention de notre part."
Marcel Duchamp, Du champ du signe, 1975, « Champs », Flammarion, 1994.
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