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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
Critiques du progrès

  "Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l'enfer – je veux parler de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l'histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette Idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens qui lui imposait l'amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d'une décadence déjà trop visible.
  Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu'il entend par progrès, il répondra que c'est la vapeur, l'électricité et l'éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s'est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l'ordre matériel et de l'ordre spirituel s'y sont bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ces philosophes zoocrates et industriels qu'il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

  Si une nation entend aujourd'hui la question morale dans un sens plus délicat qu'on ne l'entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu'il n'en a montré l'année dernière, il est certain qu'il a progressé. Si les denrées sont aujourd'hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu'elles n'étaient hier, c'est dans l'ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l'entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d'une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n'existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité. Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l'humanité en proportion des jouissances nouvelles qu'il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue".

 

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Exposition universelle, 1855.


 

  "Construire soi-même un monde, être donc soi-même Dieu, c'est bien cela le rêve du chercheur faustien. C'est à partir de ce rêve qu'ont jailli les formes successives innombrables de nos machines, conçues, reprises et modifiées sans cesse ni répit, en vue d'approximer aussi étroitement que possible cette limite inaccessible du mouvement perpétuel. L'idée de butin de l'animal de proie voit ainsi sa conception poussée jusqu'à son terme logique. Ce n'est pas telle parcelle de l'univers, ni telle autre – comme lorsque Prométhée déroba le feu du ciel –, mais bien l'univers lui-même, avec son secret de l'énergie, qui est arraché en guise de butin pour être incorporé à notre Culture. Mais quiconque ne serait pas lui-même possédé de cette volonté de domination sur la nature entière estimerait nécessairement que tout ceci a un caractère diabolique et, de fait  certains hommes ont toujours considéré les machines comme des inventions du Malin."

 

Oswald Spengler, L'Homme et la technique, 1931, tr. fr. A. A. Petrowsky, Paris, Gallimard, 1969, p. 146-147.


 

  "La mécanisation du monde est entrée dans une phase d'hypertension périlleuse à l'extrême. La face même de la Terre, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes, n'est plus la même. En quelques décennies à peine la plupart des grandes forêts ont disparu, volatilisées en papier journal, et des changements climatiques ont été amorcés ainsi, mettant en péril l'économie rurale de populations tout entières. D'innombrables espèces animales se sont éteintes, ou à peu près [...], par le fait de l'homme ; et des races humaines entières ont été systématiquement exterminées jusqu'à presque l'extinction totale, tels les Indiens de l'Amérique du Nord ou les aborigènes d'Australie. Toutes les choses vivantes agonisent dans l'étau de l'organisation. Un monde artificiel pénètre le monde naturel et l'empoisonne. La Civilisation est elle- même devenue une machine faisant ou essayant de tout faire mécaniquement. [...] Par sa multiplication et son raffinement toujours plus poussés, la machine finit par aller à l'encontre du but proposé. Dans les grandes agglomérations urbaines, l'automobile, par sa prolifération même, a réduit sa propre valeur : l'on se déplace plus rapidement à pied. [...] La pensée faustienne commence à ressentir la nausée des machines. Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus proches d'elle."

 

Oswald Spengler, L'Homme et la technique, 1931, tr. fr. A. A. Petrowsky, Paris, Gallimard, 1969, p. 161-162, 163, 167.



  "À l'aide des engins que nous avons nous-mêmes créés (et pas seulement les engins nucléaires), nous nous sommes faits semblables à des dieux et même semblables à Dieu. Certes, nous sommes semblables à Dieu au sens négatif uniquement, car il ne saurait être question d'une creatio ex nihilo, mais bien plutôt du fait que nous sommes capables d'une totale reductio ad nihil, du fait qu'en tant que destructeurs nous sommes devenus tout-puissants. Car nous pouvons vraiment définir comme une toute-puissance le fait que nous [...] puissions supprimer l'humanité et le monde humain dans leur totalité, que nous puissions annihiler notre passé et tout ce que nous avons été depuis Adam, que nous soyons capables de surpasser en effroi le sinistre futur antérieur de Salomon « nous aurons été » par le biais du futur sans avenir « nous n'aurons pas été ». De fait, tout ce qui, depuis un siècle, s'est posé comme un soi-disant « nihilisme » n'a été à côté de cette possibilité d'annihilation que pur bavardage culturel."
 

 

Günther Anders, "Désuétude de la méchanceté", 1966, tr. fr. M. Colombo, Conférence, n° 9, automne 1999, p. 178.


 

  "Nous avons considéré huit processus distincts mais pourtant étroitement liés par leurs causes, qui menacent de détruire non seulement notre cul­ture contemporaine, mais bien l'espèce humaine. Ce sont les suivants :
  1. Le surpeuplement de la terre, qui pousse chacun d'entre nous à s'abriter de la profusion de contacts sociaux d'une manière foncièrement inhumaine, et qui, par l'entassement de nom­breux individus dans un espace restreint, pro­voque inévitablement l'agressivité.
  2. La dévastation de l'environnement naturel, qui atteint non seulement le monde extérieur dans lequel nous vivons, mais détruit en l'homme même tout respect de la beauté et de la grandeur d'une création qui le dépasse.

  3. La course de l'humanité avec elle-même, qui, pour notre malheur, devient toujours plus rapide ave le développement d la technologie. Cette contrainte du dépassement rend les hommes aveugles aux valeurs véritables et les prive du temps de la réflexion, activité indispensable et proprement humaine.
  4. La disparition de tout sentiment fort et de toute émotion par l'amollissement, les progrès de la technologie et de la pharmacologie provoquant une intolérance croissante à tout ce qui peut entraîner le moindre déplaisir. La disparition simultanée de la capacité de l'homme d'éprouver une joie à laquelle il ne parvient qu'en surmon­tant des obstacles, au prix d'un dur effort. Le rythme, voulu par la nature, de contrastes balan­cés entre le flux et reflux des souffrances et des joies, s'atténue en une imperceptible oscillation, ce qui engendre un ennui mortel.
  5. La dégradation génétique. En dehors « du sens naturel du droit » et de certains restes hérités du droit coutumier, il n'existe pas, à l'intérieur de la société moderne, de facteurs de sélection qui viennent exercer leur pression sur le déve­loppement et le maintien des normes de comporte­ment bien que celles-ci deviennent de plus en plus nécessaires avec le développement de la société. Il n'est pas impossible que beaucoup d'infantilismes, qui transforment une grande partie de la jeunesse rebelle d'aujourd'hui en parasites sociaux, soient vraisemblablement d'origine génétique.

  6. La rupture des traditions, résultant du fait que nous avons atteint un point critique où les jeunes générations n'arrivent plus à s'entendre culturellement avec les anciennes, encore moins à s'identifier avec elles. Elles les traitent alors comme un groupe ethnique étranger et les affrontent avec une haine nationale. Les raisons de ce trouble de l'identification viennent avant tout du manque de contacts entre parents et enfants, ce qui déjà chez les nourrissons entraîne des suites pathologiques.
  7. La réceptivité croissante de l'humanité à l'endoctrinement. L'augmentation du nombre d'hommes rassemblés en un seul groupe culturel, s'ajoutant à l'extrême perfectionnement des moyens techniques conduisent à des possibilités, jamais atteintes dans l'histoire humaine, d'influencer l'opinion publique et de créer l'uni­formité des vues. En outre, il faut signaler que la puissance de suggestion d'une doctrine, ferme­ment admise, progresse peut-être en proportion géométrique avec le nombre de ses adhérents.
  Dès maintenant, en certains lieux, un individu qui se soustrait délibérément à l'influence des mass media, par exemple à la télévision, passe pour un cas pathologique.
  Les effets dépersonnalisants de ces moyens sont accueillis avec plaisir par tous ceux qui veulent manipuler les foules. Enquêtes d'opinion, techniques publicitaires et une mode habilement propagée permettent aux magnats de la produc­tion, d'un côté du rideau de fer, et aux fonctionnaires, de l'autre côté, d'exercer un pouvoir iden­tique sur les masses.
  8. L'armement nucléaire, qui fait peser sur l'humanité un danger plus facile à éviter que les sept processus menaçants décrits ci-dessus."

 

Konrad Lorenz, Les Huit péchés de notre civilisation, 1973, Conclusion, tr. fr. Elizabeth de Miribel, Flammarion, p. 163-166.



  "Chaque génération incline à la même cruauté pour celle qui l'a précédée : une cruauté consistant à se prévaloir d'un surcroît de lucidité et à feindre de s'étonner avec commisération des engagements « naïfs » d'autrefois. Mais c'est une démarche abusive. On gagne toujours sans mérite les batailles rétrospectives : on s'affranchit sans gloire des illusions quand le temps les a ruinées. Cette cruauté est facile. Elle n'intervient jamais qu'a posteriori et mène rarement loin : posture triomphante mais misère de la pensée...
  En vérité, on ne devrait jamais sourire sans précaution des utopies révolues, ni se moquer trop imprudemment des vulgates passées de mode. Pour deux raisons au moins. D'abord, parce qu'elles incarnaient, en leur temps, une espérance qui ne mérite pas toujours d'être insultée (seul celui que satisfait l'ordre établi prend plaisir à humilier le rêve). Ensuite parce que rien n'est plus périlleux que le contentement de soi. On a toujours tort de se croire malin. Surtout après-coup. Toute époque adhère, sans le savoir, à ses propres utopies – « l'idéologie invisible » – qu'elle prend pour des projets raisonnables. Elle y croit. Chaque génération veut se convaincre qu'elle en sait plus que la précédente et parle d'une voix forte, alors qu'elle ne fait qu'obéir à un système de croyances et d'hypothèses « falsifiables », au sens où l'entendait Karl Popper. La critique a posteriori d'une utopie se fonde donc le plus souvent – mais inconsciemment – sur une utopie nouvelle qui, demain ou après-demain, risque de se révéler pour ce qu’elle était. Fausse lucidité scientifique tombée de son piédestal, elle se verra toisée, à son tour, par une nouvelle vulgate, et justiciable d'une même férocité prétendument « éclairée ». Et ainsi de suite, comme une morne alternance de vanités et d'aveuglements. Tout dans l'histoire des idées devrait nous inviter à la modestie.

 

Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, 1998, Points Seuil, p. 44-45.

 

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Date de création : 26/01/2014 @ 11:02
Dernière modification : 25/03/2018 @ 16:23
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