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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
L'organisation du village bororo

  "Je me trouve au milieu d'une clairière bordée d'un côté par le fleuve et de tous les autres, par des lambeaux de forêt dissimulant les jardins. […] Le pourtour est occupé par des huttes – 26 exactement – semblables à la mienne et disposées en cercle, sur un seul rang. Au centre, une hutte, longue de 20 mètres environ et large de 8 mètres, beaucoup plus grande que les autres par conséquent. C'est le baitemannageo, maison des hommes où dorment les célibataires et où la population masculine passe la journée quand elle n'est pas occupée à la pêche et à la chasse, ou encore par quelque cérémonie publique. […] L'accès de cette dernière est rigoureusement interdit aux femmes ; celles-ci possèdent les maisons périphériques et leurs maris font, plusieurs fois par jour, l'aller retour entre leur club et le domicile conjugal, suivant le sentier qui les relie l'un à l'autre à travers la broussaille de la clairière. Vu du haut d'un arbre ou d'un toit, le village bororo est semblable à une roue de charrette dont les maisons familiales dessineraient le cercle, les sentiers, les rayons, et au centre de laquelle la maison des hommes figurerait le moyeu. […]

Village-de-Kejara.jpg

  La distribution circulaire des huttes autour de la maison des hommes est d'une telle importance en ce qui concerne la vie sociale et la pratique du culte, que les missionnaires salésiens de la région du Rio-das-Garças ont vite appris que le plus sûr moyen de convertir les Bororo, consiste à leur faire abandonner leur village pour un autre où les maisons sont disposées en rangées parallèles. […]
  Le village circulaire de Kejara est tangent à la rive gauche du Rio Vermelho. Celui-ci coule dans une direction approximative est-ouest. Un diamètre du village, théoriquement parallèle au fleuve, partage la population en deux groupes : au nord, les Cera (prononcer tchéra ; je transcris tous les termes au singulier), au sud les Tugaré. Il semble – mais le point n'est pas absolument certain – que le premier terme signifie : faible, et le second : fort. Quoiqu'il en soit, la division est essentielle pour deux raisons : d'abord, un individu appartient toujours à la même moitié que sa mère, ensuite, il ne peut épouser qu'un membre de l'autre moitié. Si ma mère est cera, je le suis aussi et ma femme sera tugaré.

  Les femmes habitent et héritent les maisons où elles sont nées. Au moment de son mariage, un indigène masculin traverse donc la clairière, franchit le diamètre idéal qui sépare les moitiés et s'en va résider de l'autre côté. La maison des hommes tempère de déracinement puisque sa position centrale empiète sur le territoire des deux moitiés. Mais les règles de résidence expliquent que la porte qui donne en territoire cera s'appelle porte tugaré, et celle en territoire tugaré porte cera. En effet, leur usage est réservé aux hommes, et tous ceux qui résident dans un secteur sont originaires de l'autre et inversement.
  Dans les maisons de famille, un homme marié ne se sent donc jamais chez lui : sa maison où il est né et où s'attachent ses impressions d'enfance est située de l'autre côté : c'est la maison de sa mère et de ses sœurs, maintenant habitée par leurs maris. Néanmoins, il y retourne quand il veut : sûr d'être toujours bien accueilli. Et quand l'atmosphère du domicile conjugal lui paraît trop lourde (par exemple si ses beaux-frères y sont en visite) il peut aller dormir dans la maison des hommes où il retrouve ses souvenirs d'adolescent, la camaraderie masculine et une ambiance religieuse nullement exclusive de la poursuite d'intrigues avec des filles non mariées.
  Les moitiés ne règlent pas seulement les mariages, mais d'autres aspects de la vie sociale. Chaque fois qu'un membre d'une moitié se découvre sujet de droit ou de devoir, c'est au profit ou avec l'aide de l'autre moitié. Ainsi les funérailles d'un Cera sont conduites par les Tugaré et réciproquement. Les deux moitiés du village sont donc des partenaires, et tout acte social ou religieux implique l'assistance du vis-à-vis qui joue le rôle complémentaire de celui qui vous est dévolu. Cette collaboration n'exclut pas la rivalité : il y a un orgueil de moitié et des jalousies réciproques. Imaginons donc une vie sociale à l'exemple de deux équipes de football qui, au lieu de chercher à contrarier leurs stratégies respectives, s'appliqueraient à se servir l'une l'autre et mesureraient l'avantage au degré de perfection et de générosité qu'elles réussiraient chacune à atteindre."

 

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXII, Pocket, p. 254-257.


 

  "Rappelons rapidement la structure du village bororo. Au centre, la maison des hommes, demeure des célibataires, lieu de réunion des hommes mariés et strictement interdite aux femmes. Tout autour, une vaste friche circulaire ; au milieu, la place de danse, adjacente à la maison des hommes. C'est une aire de terre battue, libre de végétation, circonscrite par des piquets. À travers la broussaille qui couvre le reste, des petits sentiers conduisent aux huttes familiales du pourtour, distribuées en cercle à la limite de la forêt. Ces huttes sont habitées par des couples mariés et leurs enfants. La filiation est matrilinéaire, la résidence matrilocale. L'opposition entre centre et périphérie est donc aussi celle des hommes (propriétaires de la maison collective) et des femmes, propriétaires des huttes familiales du pourtour. Nous sommes en présence d'une structure concentrique, pleinement consciente à la pensée indigène, où le rapport entre le centre et la périphérie exprime deux oppositions, celle entre mâle et  femelle, comme on vient de le voir, et une autre entre sacré et profane : l'ensemble central, formé par la maison des hommes et la place de danse, sert de théâtre à la vie cérémonielle tandis que la périphérie est réservée aux activités domestiques des femmes, exclues par nature des mystères de la religion (ainsi, la fabrication et la manipulation des rhombes qui ont lieu dans la maison des hommes et sont, sous peine de mort, interdites aux regards féminins). Pourtant, cette structure concentrique coexiste avec plusieurs autres, de type diamétral. Le village bororo est d'abord divisé en deux moitiés, par un axe est-ouest qui répartit les huit clans en deux groupes de quatre, ostensiblement exogamiques. Cet axe est recoupé par un autre, qui lui est perpendiculaire dans la direction nord-sud, et qui redistribue les huit clans en deux autres groupes de quatre, dits respectivement « du haut » et « du bas », ou quand le village est en bordure de rivière – « de l'amont » et « de l'aval ». Cette disposition complexe s'impose, non seulement aux villages permanents, mais aux campements improvisés pour la nuit : dans ce dernier cas, les femmes et les enfants s'installent en cercle à la périphérie dans l'ordre de placement des clans, tandis que les jeunes hommes débroussaillent au centre un terrain tenant lieu de maison des hommes et de place de danse."

 

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, tome 1, chap. VIII, Plon, 1958, p. 156-157.

 

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Date de création : 30/01/2014 @ 16:48
Dernière modification : 30/01/2014 @ 16:51
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