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Hors des sentiers battus
Espace social et champs sociaux chez Bourdieu

  "Construire l'espace social, cette réalité invisible, que l'on ne peut ni montrer ni toucher du doigt, et qui organise les pratiques et les représentations des agents, c'est se donner du même coup la possibilité de construire des classes théoriques aussi homogènes que possible du point de vue des deux déterminants majeurs des pratiques et de toutes les propriétés qui s'ensuivent. Le principe de classification ainsi mis en oeuvre est véritablement explicatif : il ne se contente pas de décrire l'ensemble des réalités classées mais, comme les bonnes taxinomies des sciences naturelles, il s'attache à des propriétés déterminantes qui, par opposition aux différences apparentes des mauvaises classifications, permettent de prédire les autres propriétés et qui distinguent et rassemblent des agents aussi semblables que possible entre eux et aussi différents que possible des membres des autres classes, voisines ou éloignées.
  Mais la validité même de la classification risque d'inciter à percevoir les classes théoriques, regroupements fictifs qui n'existent que sur le papier, par une décision intellectuelle du chercheur comme des classes réelles, des groupes réels, constitués comme tels dans la réalité. Danger d'autant plus grand que la recherche fait en effet apparaître que les divisions dessinées dans La Distinction correspondent bien à des différences réelles dans les domaines les plus différents, voire les plus inattendus, de la pratique. Ainsi, pour prendre l'exemple d'une propriété bizarre, la distribution des propriétaires de chiens et de chats s'organise selon le modèle, l'amour des premiers étant plus probable chez les patrons du commerce (à droite dans le schéma) tandis que l'affection pour les seconds se rencontre plus souvent chez les intellectuels (à gauche dans le schéma).

  Le modèle définit donc des distances qui sont prédictives de rencontres, d'affinités, de sympathies ou même de désirs : concrètement, cela signifie que les gens qui se situent dans le haut de l'espace ont peu de chances de se marier avec des gens qui sont situés vers le bas, d'abord parce qu'ils ont peu de chances de les rencontrer physiquement (sinon dans ce que l'on appelle des « mauvais lieux », c'est-à-dire au prix d'une transgression des limites sociales qui viennent redoubler les distances spatiales) ; ensuite, parce que s'ils les rencontrent en passant, à l'occasion et comme par accident, ils ne « s'entendront pas », ils ne se comprendront pas vraiment et ils ne se plairont pas mutuellement. Au contraire, la proximité dans l'espace social prédispose au rapprochement : les gens inscrits dans un secteur restreint de l'espace seront à la fois plus proches (par leurs propriétés et leurs dispositions, leurs goûts) et plus enclins à se rapprocher ; plus faciles aussi à rapprocher, à mobiliser. Mais cela ne signifie pas qu‘ils constituent une classe au sens de Marx, c'est-à-dire un groupe mobilisé en vue d'objectifs communs et en particulier contre une autre classe."

 

Pierre Bourdieu, "Espace social et espace symbolique", 1989, in Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Points essais, 1996, p. 25-26.



  "Les champs se présentent à l'appréhension synchronique comme des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéristiques de leurs occupants (en partie déterminées par elles). Il y a des lois générales des champs : des champs aussi différents que le champ de la politique, le champ de la philosophie, le champ de la religion ont des lois de fonctionnement invariantes (c'est ce qui fait que le projet d'une théorie générale n'est pas insensé et que l'on peut se servir de ce que l'on apprend du fonctionnement de chaque champ particulier pour interroger et interpréter d'autres champs) […]. Mais on sait que dans tout champ on trouvera une lutte, dont il faut chaque fois rechercher les formes spécifiques, entre le nouvel entrant qui essaie de faire sauter les verrous du droit d'entrée et le dominant qui essaie de défendre le monopole et d'exclure la concurrence.
  Un champ, s'agirait-t-il du champ scientifique, se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d'autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes) et qui ne sont pas perçus de quelqu'un qui n'a pas été construit pour entrer dans ce champ (chaque catégorie d'intérêts implique l'indifférence à d'autres intérêts, d'autres investissements, ainsi voués à être perçus comme absurdes, insensés, ou sublimes, désintéressés). Pour qu'un champ marche il faut qu'il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l'habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance des lois immanentes du jeu, des enjeux, etc.
[…]
  La structure du champ est un état du rapport de force entre les agents ou les institutions engagés dans la lutte ou, si l'on préfère, de la distribution du capital spécifique qui, accumulé au cours des luttes antérieures, oriente les stratégies ultérieures. Cette structure qui est au principe des stratégies destinées à la transformer, est-elle même toujours en jeu : les luttes dont le champ est lieu ont pour enjeu le monopole de la violence légitime (autorité spécifique) qui est caractéristique du champ considéré, c'est à dire, en définitive, la conservation ou la subversion de la structure de la distribution du capital spécifique. (Parler de capital spécifique, c'est dire que le capital vaut en relation avec un certain champ, donc dans les limites de ce champ, et qu'il n'est convertible en une autre espèce de capital que sous certaines conditions. […]
  Ceux qui, dans un état déterminé du rapport de force, monopolisent (plus ou moins complètement) le capital spécifique, fondement du pouvoir ou de l'autorité spécifique caractéristique d'un champ, sont inclinés à des stratégies de conservation – celles qui, dans les champs de production de biens culturels, tendent à la défense de l'orthodoxie –, tandis que les moins pourvus de capital.(qui sont aussi souvent les nouveaux venus, donc, la plupart du temps, les plus jeunes) sont enclins aux stratégies de subversion – celles de l'hérésie. C'est l'hérésie, l'hétérodoxie, comme rupture critique, souvent liée à la crise, avec la doxa, qui fait sortir les dominants du silence et qui leur impose de produire le discours défensif de l'orthodoxie, pensée droite et de droite visant à restaurer l'équivalent de l'adhésion silencieuse de la doxa.
  Autre propriété, déjà moins visible, d'un champ : tous les gens qui sont engagés dans un champ ont en commun un certain nombre d'intérêts fondamentaux, à savoir tout ce qui est lié à l'existence même du champ : de là une complicité objective qui est sous-jacente à tous les antagonismes. On oublie que la lutte présuppose un accord entre les antagonistes sur ce qui mérité qu'on lutte et qui est refoulé dans le cela-va-de-soi, laissé à l'état de doxa, c'est-à-dire tout ce qui fait le champ lui-même, le jeu, les enjeux, tous les présupposés qu'on accepte tacitement, sans même le savoir, par le fait de jouer, d'entrer dans le jeu. Ceux qui participent à la lutte contribuent à la reproduction du jeu en contribuant, plus ou moins complètement selon les champs, à produire la croyance dans la valeur des enjeux. Les nouveaux entrants doivent payer un droit d'entrée qui consiste dans la reconnaissance de la valeur du jeu (la sélection et la cooptation accordent toujours beaucoup d'attention aux indices de l'adhésion au jeu, de l'investissement) et dans la connaissance (pratique) des principes de fonctionnement du jeu. Ils sont voués aux stratégies de subversion, mais qui, sous peine d'exclusion, restent cantonnées dans certaines limites. Et de fait, les révolutions partielles dont les champs sont continûment le lieu ne mettent pas en question les fondements mêmes du jeu, son axiomatique fondamentale, le socle de croyances ultimes sur lesquelles repose tout le jeu".

 

Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, 1984, Paris, Éditions de Minuit, 2011, p. 113-116.



  "En termes analytiques, un champ peut être défini comme un réseau ou une configuration de relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu'elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l'accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ et, du même coup, par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie, etc.). Dans les sociétés hautement différenciées, le cosmos social est constitué de l'ensemble de ces microcosmes sociaux relativement autonomes, espaces de relations objectives qui sont le lieu d'une logique et d'une nécessité spécifiques et irréductibles à celles qui régissent les autres champs. [...] On peut comparer le champ à un jeu (bien que, à la différence d'un jeu, il ne soit pas le produit d'une création délibérée et qu'il obéisse à des règles ou, mieux, des régularités qui ne sont pas explicitées et codifiées). On a ainsi des enjeux qui sont, pour l'essentiel, le produit de la compétition entre les joueurs ; un investissement dans le jeu, illusio (de ludus, jeu) : les joueurs sont pris au jeu, ils ne s'opposent, parfois férocement, que parce qu'ils ont en commun d'accorder au jeu, et aux enjeux, une croyance (doxa), une reconnaissance, qui échappe à la mise en question (les joueurs acceptent, par le fait de jouer le jeu, et non par un « contrat », que le jeu vaut la peine d'être joué, que le jeu en vaut la chandelle) et cette collusion est au principe de leur compétition et de leurs conflits".

 

Pierre Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, 1992, Seuil, p. 72-73.
 

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Date de création : 03/02/2014 @ 13:42
Dernière modification : 10/02/2014 @ 16:32
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