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Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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L'apparition de la polis/politique

  "L'apparition de la polis constitue, dans l'histoire de la pensée grecque, un événement décisif. Certes, sur le plan intellectuel comme dans le domaine des institutions, il ne portera toutes ses conséquences qu'à terme ; la polis connaîtra des étapes multiples, des formes variées. Cependant, dès son avènement, qu'on peut situer entre le VIIIe et le VIIe siècle, elle marque un commencement, une véritable invention ; par elle, la vie sociale et les relations entre les hommes prennent une forme neuve, dont les Grecs sentiront pleinement l'originalité.
  Ce qu'implique le système de la polis, c'est d'abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l'outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l'État, le moyen de commandement et de domination sur autrui. Cette puissance de la parole – dont les Grecs feront une divinité : Peitho, la force de persuasion – rappelle l'efficacité des mots et des formules dans certains rituels religieux, ou la valeur attribuée aux « dits » du roi quand il prononce souverainement la thémis ; cependant, il s'agit, en réalité, de tout autre chose. La parole n'est plus le mot rituel, la formule juste, mais le débat contradictoire, la discussion, l'argumentation. Elle suppose un public auquel elle s'adresse comme à un juge qui décide en dernier ressort, à mains levées, entre les deux partis qui lui sont présentés ; c'est ce choix purement humain qui mesure la force de persuasion respective des deux discours, assurant la victoire d'un des orateurs sur son adversaire.

  Toutes les questions d'intérêt général que le Souverain avait pour fonction de régler et qui définissent le champ de l'archè sont maintenant soumises à l'art oratoire et devront se trancher au terme d'un débat ; il faut donc qu'elles puissent se formuler en discours, se couler dans le moule de démonstrations antithétiques, d'argumentations opposées. Entre la politique et le logos, il y a ainsi rapport étroit, lien réciproque. L'art politique est, pour l'essentiel, maniement du langage ; et le logos à l'origine, prend conscience de lui-même, de ses règles, de son efficacité, à travers sa fonction politique. Historiquement, ce sont la rhétorique et la sophistique qui, par l'analyse qu'elles entreprennent des formes du discours en tant qu'instrument de victoire dans les luttes de l'assemblée et du tribunal, ouvrent la voie aux recherches d'Aristote définissant, à côté d'une technique de la persuasion, des règles de la démonstration et posant une logique du vrai, propre au savoir théorique, en face de la logique du vraisemblable ou du probable qui préside aux débats hasardeux de la pratique.
  Un second trait de la polis est le caractère de pleine publicité donnée aux manifestations les plus importantes de la vie sociale. On peut même dire que la polis existe dans la mesure seulement où s'est dégagé un domaine public, aux deux sens, différents mais solidaires, du terme : un secteur d'intérêt commun, s'opposant aux affaires privées ; des pratiques ouvertes, établies au grand jour, s'opposant à des procédures secrètes. Cette exigence de publicité conduit à confisquer progressivement au profit du groupe et à placer sous le regard de tous l'ensemble des conduites, des procédures, des savoirs qui constituaient à l'origine le privilège exclusif du basileus, ou des genè détenteurs de l'archè. Ce double mouvement de démocratisation et de divulgation aura, sur le plan intellectuel, des conséquences décisives. La culture grecque se constitue en ouvrant à un cercle toujours plus large – finalement au démos tout entier – l'accès au monde spirituel réservé au départ à une aristocratie de caractère guerrier et sacerdotal (l'épopée homérique est un premier exemple de ce processus : une poésie de cour, chantée d'abord dans les salles des palais, s'en évade, s'élargit, et se transpose en poésie de fête.) Mais cet élargissement comporte une profonde transformation. En devenant les éléments d'une culture commune, les connaissances, les valeurs, les techniques mentales sont elles-mêmes portées sur la place publique, soumises à critique et à controverse. Elles ne sont plus conservées, comme gages de puissance, dans le secret de traditions familiales ; leur publication nourrira des exégèses, des interprétations diverses, des oppositions, des débats passionnés. Désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique. Le contrôle constant de la communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures de l'État. La loi de la polis, par opposition au pouvoir absolu du monarque, exige que les unes et les autres soient également soumises à « redditions de comptes », euthunai. Elles ne s'imposent plus par la force d'un prestige personnel ou religieux ; elles doivent démontrer leur rectitude par des procédés d'ordre dialectique.
  C'était la parole qui formait, dans le cadre de la cité, l'instrument de la vie politique ; c'est l'écriture qui va fournir, sur le plan proprement intellectuel, le moyen d'une culture commune et permettre une complète divulgation de savoirs préalablement réservés ou interdits. Empruntée aux Phéniciens et modifiée pour une transcription plus précise des sons grecs, l'écriture pourra satisfaire à cette fonction de publicité parce qu'elle même est devenue, presque au même titre que la langue parlée, le bien commun de tous les citoyens. Les inscriptions les plus anciennes en alphabet grec que nous connaissions montrent que dès le VIIIe siècle il ne s'agit plus d'un savoir spécialisé, réservé à des scribes, mais d'une technique à large usage librement diffusée dans le public. À côté de la récitation par cœur de textes d'Homère ou d'Hésiode – qui demeure traditionnelle – l'écriture constituera l'élément de base de la paideia grecque.
  On comprend ainsi la portée d'une revendication qui surgit dès la naissance de la cité : la rédaction des lois. En les écrivant, on ne fait pas que leur assurer permanence et fixité ; on les soustrait à l'autorité privée des basileis dont la fonction était de « dire » le droit ; elles deviennent bien commun, règle générale, susceptible de s'appliquer à tous de la même façon. Dans le monde d'Hésiode, antérieur aux règles de la Cité, la dikè jouait encore sur deux plans, comme écartelée entre le ciel et la terre : pour le petit cultivateur béotien, la dikè est ici bas une décision de fait dépendant de l'arbitraire des rois « mangeurs de présents » ; au ciel, elle est une divinité souveraine mais lointaine et inaccessible. Au contraire, par la publicité que lui confère l'écrit, la dikè, sans cesser d'apparaître comme une valeur idéale, va pouvoir s'incarner sur un plan proprement humain, se réaliser dans la loi, règle commune à tous mais supérieure à tous, norme rationnelle, soumise à discussion et modifiable par décret, mais qui n'en exprime pas moins un ordre conçu comme sacré. […]
  Aux deux aspects que nous avons signalés – prestige de la parole, développement des pratiques publiques –, un autre trait s'ajoute pour caractériser l'univers spirituel de la polis. Ceux qui composent la cité, si différents qu'ils soient par leur origine, leur rang, leur fonction, apparaissent d'une certaine façon « semblables » les uns aux autres. Cette similitude fonde l'unité de la polis, parce que, pour les Grecs, seuls des semblables peuvent se trouver mutuellement unis par la Philia, associés en une même communauté. Le lien de l'homme avec l'homme va prendre ainsi, dans le cadre de la cité, la forme d'une relation réciproque, réversible, remplaçant les rapports hiérarchiques de soumission et de domination. Tous ceux qui participent à l'État vont se définir comme des Homoioi, des semblables, puis, de façon plus abstraite, comme des Isoi, des égaux. En dépit de tout ce qui les oppose dans le concret de la vie sociale, les citoyens se conçoivent, sur le plan politique, comme des unités interchangeables à l'intérieur d'un système dont la loi est l'équilibre, la norme l'égalité. Cette image du monde humain trouvera au VIe siècle son expression rigoureuse dans un concept, celui d'isonomia : égale participation de tous les citoyens à l'exercice du pouvoir."

 

Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, 1962, chap. IV, PUF, 2013, p. 56-60.


 

  "[…] la Grèce présente un phénomène remarquable, on pourrait même dire extraordinaire. Pour la première fois, semble-t-il, dans l'histoire humaine, se dégage un plan de la vie sociale qui fait l'objet d'une recherche délibérée, d'une réflexion consciente. Les institutions de la cité n'impliquent pas seulement l'existence d'un domaine « politique », mais aussi d'une « pensée politique ». L'expression qui désigne le domaine politique : τά κοινά, signifie : ce qui est commun à tous, les affaires publiques. Il y a en effet, pour le Grec, dans la vie humaine, deux plans bien séparés : un domaine privé, familial, domestique (ce que les Grecs appellent économie : οίκονομία) et un domaine public qui comprend toutes les décisions d'intérêt commun, tout ce qui fait de la collectivité un groupe uni et solidaire, une « polis » au sens propre. Dans le cadre des institutions de la cité – (cette cité qui surgit précisément entre l'époque d'Hésiode et celle d'Anaximandre) – rien de ce qui appartient au domaine public ne peut plus être réglé par un individu unique, fût-il le roi. Toutes les choses « communes » doivent être l'objet entre ceux qui composent la collectivité politique, d'un libre débat, d'une discussion publique, au grand jour de l'agora, sous forme de discours argumentés. La polis suppose donc un processus de désacralisation et de rationalisation de la vie sociale. Ce n'est plus un roi prêtre qui, par l'observance d'un calendrier religieux, va faire, au nom du groupe et pour le groupe humain, ce qui est à faire, ce sont les hommes qui prennent eux-mêmes en mains leur destin « commun », qui en décident après discussion [...]. pour les citoyens, les affaires de la cité ne peuvent être réglées qu'au terme d'un débat public où chacun peut librement intervenir pour y développer ses arguments. Le logos, instrument de ces débats publics, prend alors un double sens. Il est d'une part la parole, le discours que prononcent les orateurs à l'assemblée ; mais il est aussi la raison, cette faculté d'argumenter qui définit l'homme en tant qu'il n'est pas simplement un animal mais, comme « animal politique », un être raisonnable.

  À cette importance que prend la parole, devenu désormais l'instrument par excellence de la vie politique, correspond aussi un changement dans la signification sociale de l'écriture. Dans les royaumes du Proche-orient l'écriture était la spécialité et le privilège des scribes. Elle permettait à I'administration royale de contrôler en la comptabilisant la vie économique et sociale de l'État. Elle visait à constituer des archives toujours tenues plus ou moins secrètes à l'intérieur du palais. Cette forme d'écriture a existé dans le monde mycénien entre 1450 et 1200 avant J.-.C. Mais elle disparaît dans la ruine de la civilisation mycénienne, et là où nous nous plaçons, c'est-à-dire au moment de là naissance de la cité, elle est remplacée par une écriture qui a une fonction exactement inverse. Au lieu d'être le privilège d'une caste, le secret d'une classe de scribes travaillant pour le palais du roi, l'écriture devient « chose commune » à tous les citoyens, un instrument de publicité. Elle permet de verser dans le domaine public tout ce qui, dépassant la sphère privée, intéresse la communauté. Les lois doivent être écrites ; par là elles deviennent véritablement la chose de tous. Les conséquences de cette transformation du statut social de l'écriture seront fondamentales pour l'histoire intellectuelle. Si l'écriture permet de rendre public, de placer sous les yeux de tous, ce qui dans les civilisations orientales restait toujours plus ou moins secret, il en résulte que les règles du jeu politique, c'est-à-dire le libre débat, la discussion publique, l'argumentation contradictoire, vont devenir aussi les règles du jeu intellectuel. Comme les affaires politiques, les connaissances, les découvertes, les théories sur la nature de chaque philosophe vont être mises en commun ; elles vont devenir choses communes : κοινά."

 

Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs,  1965, Éd. Maspéro, t.1, p.177-178.


 

  "On entend maintenant dire : les Grecs ont inventé le politique. On peut créditer les Grecs de beaucoup de choses – surtout : d'autres choses que celles dont on les crédite d'habitude –, mais certainement pas de l'invention de l'institution de la société, ou même du pouvoir explicite. Les Grecs n'ont pas inventé « le » politique, au sens de la dimension de pouvoir explicite toujours présente dans la société ; ils ont inventé ou mieux, créé, la politique, ce qui est tout autre chose. On se dispute parfois pour savoir dans quelle mesure il y a de la politique avant les Grecs. Vaine querelle, termes vagues, pensée confuse. Avant les Grecs (et après) il y a des intrigues, des conspirations, des trafics d'influence, des luttes sourdes ou ouvertes pour s'emparer du pouvoir explicite, il y a un art (fantastiquement développé en Chine, par exemple) de gérer le pouvoir existant, même de l' « améliorer ». Il y a des changements explicites et décidés de certaines institutions – même des ré-institutions radicales (« Moïse » ou en tout cas Mahomet). Mais dans ces derniers cas, le législateur excipe d'un pouvoir d'instituer qui est de droit divin, qu'il soit Prophète ou Roi. Il invoque ou produit des Livres sacrés. Mais si les Grecs ont pu créer la politique, la démocratie, la philosophie, c'est aussi parce qu'ils n'avaient ni Livre sacré, ni prophètes. Ils avaient des poètes, des législateurs et des politai.
  La politique, telle qu'elle a été créée par les Grecs, a été la mise en question explicite de l'institution établie de la société – ce qui présupposait, et cela est clairement affirmé au Ve siècle, qu'au moins de grandes parties de cette institution n'ont rien de « sacré », ni de « naturel », mais qu'elles relèvent du nomos. Le mouvement démocratique s'attaque à ce que j'ai appelé le pouvoir explicite et vise à le ré-instituer."

 

Cornélius Castoriadis, Le Monde morcelé, Les Carrefours du labyrinthe III, 1990, Seuil, p. 126-127.

 

  "On entend maintenant dire : les Grecs ont inventé le politique. On peut créditer les Grecs de beaucoup de choses – surtout : d'autres choses que celle dont on les crédite d'habitude –, mais certainement pas de l'invention de l'institution de la société, ou même du pouvoir explicite. Les Grecs n'ont pas inventé « le » politique, au sens de la dimension de pouvoir explicite toujours présente dans la société ; ils ont inventé ou mieux, créé, la politique, ce qui est tout autre chose. On se dispute parfois pour savoir dans quelle mesure il y a de la politique avant les Grecs. Vaine querelle, termes vagues, pensée confuse. Avant les Grecs (et après) il y a des intrigues, des conspirations, des trafics d'influence, des luttes sourdes ou ouvertes pour s'emparer du pouvoir explicite, il y a un art (fantastiquement développé en Chine, par exemple) de gérer le pouvoir existant, même de l' « améliorer ». Il y a des changements explicites et décidés de certaines institutions – même des ré-institutions radicales (« Moïse » ou en tout cas Mahomet). Mais dans ces derniers cas, le législateur excipe d'un pouvoir d'instituer qui est de droit divin, qu'il soit Prophète ou Roi. Il invoque ou produit des Livres sacrés. Mais si les Grecs ont pu créer la politique, la démocratie, la philosophie, c'est aussi parce qu'ils n'avaient ni Livre sacré, ni prophètes. Ils avaient des poètes, des législateurs et des politai.
  La politique, telle qu'elle a été créée par les Grecs, a été la mise en question explicite de l'institution établie de la société – ce qui présupposait, et cela est clairement affirmé au Ve siècle, qu'au moins de grandes parties de cette institution n'ont rien de « sacré », ni de « naturel », mais qu'elles relèvent du nomos. Le mouvement démocratique s'attaque à ce que j'ai appelé le pouvoir explicite et vise à le ré-instituer. Comme on le sait, il échoue (ou n'arrive morne pas à prendre un vrai départ) dans la moitié des poleis. Il n'empêche que son émergence travaille presque toutes les poleis, puisque aussi bien les régimes oligarchiques ou tyranniques doivent, face à lui, se définir comme tels, donc apparaître pour ce qu'ils sont. Mais il ne se borne pas à cela, il vise potentiellement la ré-institution globale de la société et cela s'actualise par la création de la philosophie. Non plus commentaire ou interprétation de textes traditionnels ou sacrés, la pensée grecque est ipso facto mise en question de la dimension la plus importante de l'institution de la société : des représentations et des normes de la tribu, et de la notion même de vérité. Il y a certes, partout et toujours, « vérité », socialement instituée, équivalent de la conformité canonique des représentations et des énoncés avec ce qui est socialement institué comme l'équivalent d' « axiomes » et de « procédures de validation ». Il vaut mieux l'appeler simplement correction (Richtigkeit). Mais les Grecs créent la vérité comme mouvement interminable de la pensée mettant constamment à l'épreuve ses bornes et se retournant sur elle-même (réflexivité), et ils la créent comme philosophie démocratique : penser n'est plus l'affaire de rabbins, de prêtres, de mollahs, de courtisans ou de renonçants – mais de citoyens qui veulent discuter dans un espace public créé par ce même mouvement.
  Aussi bien la politique grecque, que la politique kata ton orthon logon, peuvent être définies comme l'activité collective explicite se voulant lucide (réfléchie et délibérée), se donnant comme objet l'institution de la société comme telle. Elle est donc une venue au jour, partielle certes, de l'instituant en personne (dramatiquement, mais non exclusivement, illustrée, par les moments de révolution). La création de la politique a lieu lorsque l'institution donnée de la société est mise en cause comme telle et dans ses différents aspects et dimensions (ce qui en fait découvrir rapidement, expliciter, mais aussi articuler autrement la solidarité), donc, lorsqu'un autre rapport, inédit jusqu'alors, est créé entre l'instituant et l'institué".

 

Cornélius Castoriadis, Le Monde morcelé, Les Carrefours du labyrinthe III, 1990, Seuil, p. 126-127.

 

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Date de création : 05/02/2014 @ 16:32
Dernière modification : 07/11/2022 @ 08:34
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