"Dans toutes les sciences démonstratives, les règles sont certaines et infaillibles, mais lorsque nous les appliquons, nos facultés incertaines et faillibles sont fortement sujettes à s'en écarter et à tomber dans l'erreur. Il nous faut, par conséquent, former, pour chacun de nos raisonnements, un nouveau jugement pour vérifier ou contrôler notre croyance ou jugement premier ; notre vision doit s'élargir jusqu'à inclure une sorte d'historique de tous les cas où notre entendement nos a trompés, comparés à ceux où son témoignage était juste et vrai. Nous pouvons donc considérer notre jugement comme une sorte de cause, dont la vérité est l'effet naturel, mais un effet tel qu'il peut fréquemment être empêché par l'irruption d'autres causes ainsi que par l'inconstance des pouvoirs de notre esprit. La conséquence en est que toute connaissance dégénère en probabilité, et cette probabilité est plus ou moins grande suivant l'expérience que nous avons de la véracité ou du caractère trompeur de notre entendement, et aussi selon la simplicité ou la complexité de la question."
Hume, Traité de la nature humaine, 1740, Livre I, IV, 1, tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995, p. 261.
"La raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée de questions qu'elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu'elles dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine.
Ce n'est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l'usage est inévitable dans le cours de l'expérience et en même temps suffisamment garanti par cette expérience. Aidée par eux, elle monte toujours plus haut (comme du reste le comporte sa nature), vers des conditions plus éloignées. Mais s'apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions n'ont jamais de fin, elle se voit dans la nécessité d'avoir recours à des principes qui dépassent tout usage possible dans l'expérience et paraissent néanmoins si dignes de confiance qu'ils sont même d'accord avec le sens commun. De ce fait, elle se précipite dans une telle obscurité et dans de telles contradictions qu'elle peut en conclure qu'elle doit quelque part s'être appuyée sur des erreurs cachées, sans toutefois pouvoir les découvrir, parce que les principes dont elle se sert, dépassant les limites de toute expérience, ne reconnaissent plus aucune pierre de touche de l'expérience. Le terrain [Kampfplatz] où se livrent ces combats sans fin se nomme la Métaphysique."
Kant, Critique de la raison pure, 1781, Préface à la 1ère édition, tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, p. 5.
"[…] une partie de ces connaissances [a priori], les connaissances mathématiques, sont depuis longtemps en possession de la certitude, et font espérer le même succès pour les autres, quoique celles-ci soient peut-être d'une nature toute différente. En outre, dès qu'on a mis le pied hors du cercle de l'expérience, on est sûr de ne plus être contredit par elle. Le plaisir d'étendre ses connaissances est si grand que l'on ne pourrait être arrêté dans sa marche que par une évidente contradiction, contre laquelle on viendrait se heurter. Or il est aisé d'éviter cette pierre d'achoppement, pour peu que l'on se montre avisé dans ses fictions, qui n'en restent pas moins des fictions. L'éclatant exemple des mathématiques nous montre jusqu'où nous pouvons aller dans la connaissance a priori sans le secours de l'expérience. Il est vrai qu'elles ne s'occupent que d'objets et de connaissances qui peuvent être représentés dans l'intuition ; mais on néglige aisément cette circonstance, puisque l'intuition dont il s'agit ici peut être elle-même donnée a priori, et que, par conséquent, elle se distingue à peine d'un simple et pur concept. Entraînés par cet exemple de la puissance de la raison, notre penchant à étendre nos connaissances ne connaît plus de bornes. La colombe légère, qui, dans son libre vol, fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle volerait bien mieux encore dans le vide. C'est ainsi que Platon, quittant le monde sensible, qui renferme l'intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l'entendement pur. Il ne s'apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu'il n'avait pas de point d'appui où il pût appliquer ses forces pour changer l'entendement de place. C'est le sort commun de la raison humaine dans la spéculation, de commencer par construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s'assurer si les fondements en sont solides."
Kant, Critique de la raison pure, 1781, Introduction, § 3, tr. fr. J. Barni et P. Archambault, GF, 1987, p. 62.
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