"Considérant alors l'ensemble de mon époque, [...] je m'efforçai de ne percevoir que les circonstances les plus simples et les plus générales, qui fussent en même temps des circonstances nouvelles.
Je constatai presque aussitôt un événement considérable, un fait de première grandeur, que sa grandeur même, son évidence, sa nouveauté, ou plutôt sa singularité essentielle avaient rendu imperceptible à nous autres ses contemporains.
Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée entre des nations. L'ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l'ère de libre expansion est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires n'engendrent quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de l'écriture, de divers humanistes lointains dans leurs bureaux. Le temps du monde fini commence. Le recensement général des ressources, la statistique de la main-d'œuvre, le développement des organes de relation se poursuivent. Quoi de plus remarquable et de plus important que cet inventaire, cette distribution et cet enchaînement des parties du globe ? Leurs effets sont déjà immenses. Une solidarité toute nouvelle, excessive et instantanée, entre les régions et les événements est la conséquence déjà très sensible de ce grand fait. Nous devons désormais rapporter tous les phénomènes politiques à cette condition universelle récente ; chacun d'eux représentant une obéissance ou une résistance aux effets de ce bornage définitif et de cette dépendance de plus en plus étroite des agissements humains. Les habitudes, les ambitions, les affections contractées au cours de l'histoire antérieure ne cessent point d'exister – mais insensiblement transportées dans un milieu de structure très différente, elles y perdent leur sens et deviennent causes d'efforts infructueux et d'erreurs.
La reconnaissance totale du champ de la vie humaine étant accomplie, il arrive qu'à cette période de prospection succède une période de relation. Les parties d'un monde fini et connu se relient nécessairement entre elles de plus en plus.
Or, toute politique jusqu'ici spéculait sur l'isolement des événements. L'histoire était faite d'événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; ses effets étaient nuls à distance suffisamment grande ; tout se passait à Tokyo comme si Berlin fût à l'infini. Il était donc possible, il était même raisonnable de prévoir, de calculer et d'entreprendre. Il y avait place dans le monde pour une ou plusieurs grandes politiques bien dessinées et bien suivies.
Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d'intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d'événements immédiats, un désordre de résonance dans une enceinte fermée. Les effets des effets, qui étaient autrefois insensibles ou négligeables relativement à la durée d'une vie humaine, et à l'air d'action d'un pouvoir humain, se font sentir presque instantanément à toute distance, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s'amortissent que dans l'imprévu. L'attente du calculateur est toujours trompée, et l'est en quelques mois ou en peu d'années.
En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l'ami en ennemi, l'ennemi en allié, la victoire en défaite. Aucun raisonnement économique n'est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne.
Il n'est de prudence, de sagesse ni de génie que cette complexité ne mette rapidement en défaut, car il n'est plus de durée, de continuité ni de causalité reconnaissable dans cet univers de relations et de contacts multipliés. Prudence, sagesse, génie ne sont jamais identifiés que par une certaine suite d'heureux succès ; dès que l'accident et le désordre dominent, le jeu savant ou inspiré devient indiscernable d'un jeu de hasard ; les plus beaux dons s'y perdent.
Par là, la nouvelle politique est à l'ancienne ce que les brefs calculs d'un agioteur, les mouvements nerveux de la spéculation dans l'enceinte du marché, ses oscillations brusques, ses retournements, ses profits et ses pertes instables sont à l'antique économie du père de famille, à l'attentive et lente agrégation des patrimoines... Les desseins longuement suivis, les profondes pensées d'un Machiavel ou d'un Richelieu auraient aujourd'hui la consistance et la valeur d'un « tuyau de Bourse »."
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1945, Folio essais, 2009, p. 20-23.
"Le monde est plein.
Toute ressemblance avec l'expression « full house » est une pure coïncidence – une fiction insinuée par la syntaxe. Quand on lit pareil avis placardé devant un cinéma ou une salle de concert, on sait que, ce soir, il ne reste plus de place dans le bâtiment en question ; et que l'on va devoir faire de nouveaux projets pour la soirée. Cette « maison pleine », n'est cependant qu'un seul petit endroit parmi de nombreux autres. Et lorsqu'on lit cet avis, on se trouve à l'extérieur de la « maison » qui est « pleine ». On peut se rendre dans d'autres bâtiments, et si l'on souhaite vraiment entrer dans celui-ci, ce sera peut-être possible plus tard.
Il n'en va cependant pas ainsi dans un « monde plein » – pour la bonne raison qu'il n'y a pas de hors du monde... il n'y a pas de « dehors », pas d'échappatoire ou d'endroit où s'abriter, pas d'autre endroit où s'isoler et se cacher. On ne peut nulle part prétendre avec la moindre certitude se trouver chez soi, libre d'agir comme on l'entend, chercher à atteindre ses propres buts, et considérer que tout le reste est hors de propos. L'époque qui débuta par la construction du mur d'Hadrien ou de la Grande Muraille de Chine et se termina par le mur de Berlin est terminée. Dans notre espace planétaire global, on ne peut plus tracer de frontière derrière laquelle on pourrait se sentir vraiment en sécurité. Un point c'est tout – pour aujourd'hui comme pour tout autre jour à l'avenir. Tout site imaginable que l'on occupe actuellement ou dans lequel on pourrait être amené à s'installer se trouve à l'intérieur de ce monde et risque fort d'y demeurer « pour toujours » (du moins ce que l'on entend par cette expression). Dans ce monde plein, nous sommes tous des gens de l'intérieur, des résidents permanents qui n'ont nulle part ailleurs où aller.
Cette plénitude, nous la connaissons de l'intérieur. Cette plénitude n'est pas simplement une info de plus. On la ressent, on la vit au quotidien et, quoi que l'on fasse ou puisse faire, cette expérience de la plénitude ne s'en ira pas. Malheur à ceux qui essaient de l'oublier ou bien sont suffisamment vaniteux pour se fier à leur faculté d'évasion de la société. Le réveil risque de s'avérer d'une cruauté dévastatrice, comme ce matin du 11 septembre le fut pour ceux parmi les New-Yorkais qui croyaient peut-être que ce qui se passait « là-bas, au loin », de l'autre côté de la frontière bien protégée, n'affectait et n'affecterait pas leur bien-être, et que tous les crayons nécessaires au tracé de la limite entre le bonheur et le malheur se trouvaient de ce côté-ci de la frontière, et qu un bouclier anti-missile dernier cri viendrait bientôt rendre la fermeture de cette frontière intégrale et infaillible.
Le terme de « globalisation », s'emploie couramment pour rendre compte de cette étrange expérience qui voit « le monde se remplir ». La rapidité de transmission (ainsi que celle des signaux qui provoquent l'action) approchant de sa limite – la vitesse de la lumière –, la quasi-instantanéité de la succession des causes et des effets transforme même la plus grande des distances en proximité et finit par ruiner jusqu à la distinction cause/effet elle-même. En pratique, nous nous trouvons actuellement dans le voisinage propre, même intime, les uns des autres.
Parce qu'elle implique de pousser la vitesse à ses limites et de réduire la distance à un facteur toujours plus négligeable dans les calculs de l'action, la globalisation ne ressemble à aucune expansion territoriale d'autrefois. Comme le disait Paul Virilio, « nous vivons dans un monde qui n est plus basé sur l'étendue géographique mais sur une distance temporelle que nous faisons constamment décroître par nos capacités de transport, de transmission et de télé-action. [...] Le nouvel espace est l'espace-vitesse ; ce n'est plus un espace-temps » […].
L'un des effets peut-être les plus conséquents de cette nouvelle situation est la porosité et la fragilité endémiques de toute limite, et la futilité innée, ou du moins la nature irrémédiablement provisoire et la révocabilité incurable, de tout tracé de limite. Toutes les limites sont ténues, fragiles et poreuses. Elles partagent ce nouveau mécanisme de disparition : elles s'effacent en se traçant, ne laissant derrière elles – comme le chat du Cheshire son sourire – que le souvenir (tout aussi instable) du tracé. La discontinuité géographique ne compte plus, puisque l'espace-vitesse, enveloppant la totalité de la surface du globe, amène tout endroit à la même distance environ des autres, et les rend tous mutuellement contigus.
Il y a plus de deux cents ans (en 1784), Emmanuel Kant énonça une vision prophétique du monde à venir dans Ideen zu einer allgemeine Geschichte in weltbürgerlicher Absicht[1] : « die vollkommene bürgerliche Vereinigung in der Menschengattung », l'unification parfaite de l'espèce humaine à travers la citoyenneté commune. Ce serait là, faisait remarquer Kant, l'accomplissement de « was die Natur zur höchsten Absicht hat », le dessein suprême de la Nature. Tel devait être, selon Kant, le dessein de la Nature dès le départ : puisque le globe que nous habitons est une sphère, on ne peut agrandir une distance sans finir par l'annuler, la surface du globe sur lequel nous vivons empêche la « dispersion infinie » et au final nous devons tous être des voisins, pour la bonne raison que nous n'avons nul autre endroit où aller. Nous partageons la propriété de la surface de la Terre, aucun d'entre nous n'a plus le « droit » de l'occuper que tout autre membre de l'espèce humaine. Et donc, en fin de compte, au moment où les limites de la dispersion se font sentir, nous ne pourrons faire autrement que de vivre ensemble et nous soutenir les uns les autres.
Cette époque doit enfin être arrivée, dans la mesure où les médiations philosophiques de Kant sur le futur de l'humanité qui, deux siècles durant, ont sagement pris la poussière, lues seulement par une poignée d'experts de l'Ideengeschichte [l'histoire des idées], sont brusquement remontées du tréfonds de l'oubli dans lequel elles étaient plongées, pour rejaillir au cœur même du débat politique. Élaborer des théories sur l'art de vivre à la surface d'une planète sphérique fut peut-être jadis un luxe que l'on se permettait loin des foules exaspérantes, dans la quiétude provinciale de Königsberg ; aujourd'hui – ainsi que les habitants du globe l'apprennent chaque jour à leurs dépens, et que les politiciens devront au final, même à contrecoeur, admettre – la question figure en tête des préoccupations liées à la survie de l'homme."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, Introduction, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 24-27.
[1] C'est plutôt dans le Projet de paix perpétuelle (1795) que les idées évoquées par Bauman sont développées par Kant.
"L'époque de l'espace commença avec la muraille de Chine et le mur d'Hadrien des anciens empires, se poursuivit avec les douves, ponts-levis et tourelles des villes du Moyen Âge, et connut son apogée avec les lignes Maginot et Siegfried des États modernes, avant d'aboutir aux murs de l'Atlantique et de Berlin, ceux des blocs militaires supranationaux. Au cours de cette période, le territoire constituait la plus convoitée des ressources, le premier prix des luttes pour le pouvoir, la marque de distinction entre les vainqueurs et les vaincus. On reconnaissait ceux qui étaient sortis vainqueurs d'une bataille car ils étaient encore (vivants) sur le champ de bataille après la fin du combat. Mais surtout, le territoire fut, durant toute cette époque, la garantie première de la sécurité : c'est en termes de la longueur et de la profondeur des territoires contrôlés que l'on réfléchissait aux questions de sécurité, et qu'on les traitait. L'époque de l'espace fut celle du « profond de l'arrière-pays », du Lebensraum [habitat], des cordons sanitaires – et des maisons des Anglais qui pour eux étaient des châteaux. Le pouvoir était territorial, de même que l'intimité et la liberté vis-à-vis des interventions de ce pouvoir. Le « chez soi » était un lieu où l'on pouvait imperméabiliser les frontières ; où l'on pouvait efficacement priver d'accès les contrevenants, et où l'entrée était strictement régulée et contrôlée. La terre était un abri et une cachette ; un endroit où l'on pouvait s'enfuir, et dans lequel on pouvait s'enfermer à clé, « prendre le maquis » et se sentir en sécurité. Les autorités constituées auxquelles on voulait échapper s'arrêtaient à la frontière.
Cette époque est désormais révolue, et ce depuis fort longtemps, sans pénurie de signaux […] – mais l'évidence aveuglante de cette fin n'apparut que le 11 septembre. Les événements du 11 septembre montrèrent que personne, malgré les ressources du monde et l'éloignement, ne pouvait plus s'isoler du reste du monde.
Il devint en outre clair que la suppression de la capacité protectrice de l'espace était à double tranchant : personne ne peut parer ses coups, et aucun lieu n'est suffisamment éloigné pour qu'on ne puisse y fomenter des coups et les lancer de cet endroit. Les lieux ne protègent plus, quand bien même on les a armés et fortifiés. Force et faiblesse, menace et sécurité sont à présent devenues, essentiellement, des questions extraterritoriales (et diffuses) qui échappent aux solutions territoriales (et centrées)."
Zygmunt Bauman, La Société assiégée, 2002, III, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, p. 126-127.
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