"[…] une partie de la métaphysique gravite, consciemment ou non, autour de la question de savoir pourquoi quelque chose existe : pourquoi la matière, ou pourquoi des esprits, ou pourquoi Dieu, plutôt que rien ? Mais cette question présuppose que la réalité remplit un vide, que sous l'être il y a le néant, qu'en droit il n'y aurait rien, qu'il faut alors expliquer pourquoi, en fait, il y a quelque chose. Et cette présupposition est illusion pure, car l'idée de néant absolu a tout juste autant de signification que celle d'un carré rond. L'absence d'une chose étant toujours la présence d'une autre - que nous préférons ignorer parce qu'elle n'est pas celle qui nous intéresse ou celle que nous attendions - une suppression n'est jamais qu'une substitution, une opération à deux faces que l'on convient de ne regarder que par un côté : l'idée d'une abolition de tout est donc destructive d'elle-même, inconcevable ; c'est une pseudo-idée, un mirage de représentation. Mais, pour des raisons que nous exposions jadis, l'illusion est naturelle ; elle a sa source dans les profondeurs de l'entendement. Elle suscite des questions qui sont la principale origine de l'angoisse métaphysique."
Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre III, Alcan, p. 266-267.
"On peut ranger les énoncés (doués de sens) de la manière suivante : en premier lieu, ceux qui sont vrais en vertu de leur seule forme (ou « tautologies » d'après Wittgenstein, ils correspondent à peu près aux « jugements analytiques » kantiens). Ils ne disent rien sur le réel. À cette espèce appartiennent les formules de la logique et de la mathématique ; elles ne sont pas elles-mêmes des énoncés sur le réel, mais servent à leur transformation. En second, viennent les négations des premiers (ou « contradictions ») qui sont contradictoires, c'est-à-dire fausses en vertu de leur forme. Pour décider de la vérité ou fausseté de tous les autres énoncés, il faut s'en remettre aux énoncés protocolaires, lesquels (vrais ou faux) sont par là même des énoncés d'expérience (Erfahrungssätze), et relèvent de la science empirique. Si l'on veut construire un énoncé qui n'appartient pas à l'une de ces espèces, cet énoncé sera automatiquement dénué de sens.
Et puisque la métaphysique ne veut ni formuler d'énoncés analytiques ni se couler dans le domaine de la science empirique, elle est contrainte d'employer des mots en l'absence de tout critère, des mots qui sont de ce fait privés de signification, ou bien de combiner des mots doués de sens de sorte qu'il n'en résulte ni énoncés analytiques (éventuellement contradictoires) ni énoncés empiriques. Dans un cas comme dans l'autre, on obtient inévitablement des simili-énoncés. […]
Mais que reste-t-il alors finalement à la philosophie, si tous les énoncés qui disent quelque chose sont de nature empirique et appartiennent à la science du réel ? Ce qui reste, ce n'est ni des énoncés, ni une théorie, ni un système, mais seulement une méthode : la méthode de l'analyse logique. Nous avons montré dans ce qui précède comment appliquer cette méthode dans son usage négatif : elle sert en ce cas à éradiquer les mots dépourvus de signification, les simili-énoncés dépourvus de sens. Dans son usage positif, elle sert à clarifier les concepts et les énoncés doués de sens, pour fonder logiquement la science du réel et la mathématique. L'application négative de la méthode est, dans la situation historique présente, nécessaire et importante."
Rudolf Carnap, "Le dépassement de la métaphysique", 1932, dans Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, trad. collective sous la direction d'Antonia Soulez, PUF, 1985, p. 172-174.
Retour au menu sur la philosophie