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La question du réductionnisme

  " « Big science » n'est en rien la science de l'âme ou de l'esprit humain, mais de préférence ce qui rapporte beaucoup d'argent ou de grosses quantités d'énergie ou ce qui confère une grande puissance, ne serait-ce que le pouvoir de détruire tout ce qui est vraiment grand ou beau. On ne peut nier, en aucune façon, le primat accordé à la physique dans l'ordre des sciences naturelles. Du système à tiroirs et sans contradic­tions des sciences naturelles, la physique consti­tue la base. Chaque analyse réussie à tout niveau intégré des systèmes vivants, même au plus haut, est un pas qui mène, « en descendant », vers la physique. […]
  Et nous tenons à souligner que la physique, de son côté, repose sur un fondement et que ce fondement est une science biologique. à savoir celle de l'esprit vivant de l'homme. […]

  Des formules connues telles que : « Chaque recherche d'un naturaliste contient autant de science qu'elle comporte de mathématiques », ou « La science consiste à mesurer ce qui est mesurable et à rendre mesurable ce qui ne l'est pas », sont aussi bien du point de vue théorique qu'humain, les plus grandes bêtises qui soient tombées des lèvres de ceux qui auraient dû en savoir plus long.
  Bien que la fausseté de cette pseudo-sagesse soit facile à démontrer, ses répercussions se font sentir aujourd'hui encore et exercent une influence prédominante sur la représentation que nous nous faisons de la science. Il est à la mode, de nos jours, d'utiliser autant que possible des méthodes semblables à celles qui sont employées en physique, sans attacher, en fait, d'importance à l'efficacité qu'elles peuvent avoir pour l'investigation de l'objet considéré. […]
  […] la mode incorrigible de s'entêter à singer la physique, s'installe presque partout dans la biologie moderne.
  Les conséquences en sont d'autant plus fâcheuses que le système analysé est complexe et qu'on en sait moins sur lui. En ce sens, il faut désigner en premier lieu le système neuro-senso­riel, qui détermine le comportement des hommes et des animaux supérieurs. La tendance à la mode, de croire qu'il est « plus scientifique» de maintenir la recherche aux niveaux d'intégration les plus bas, conduit facilement à l'atomisation, c'est-à-dire à l'étude partielle de systèmes subor­donnés sans que l'obligation d'étudier la manière dont ces systèmes s'emboîtent dans l'ensemble soit prise en considération. L'erreur de méthode ne consiste donc pas à s'efforcer, comme le font tous les naturalistes, de rapporter même les phénomènes de vie les plus intégrés à des lois naturelles fondamentales, car en ce sens nous sommes tous des réductionnistes.
  Non, cette erreur de méthode, que nous quali­fions de « réductionnisme », consiste à laisser de côté dans l'explication, les structures infiniment complexes par lesquelles s'imbriquent les systè­mes subordonnés et qui, seules, peuvent rendre  compréhensibles les propriétés de l'organisation dans sa totalité."

 

Konrad Lorenz, Les Huit péchés de notre civilisation, 1973, VIII, tr. fr. Elizabeth de Miribel, Flammarion, p. 146-149 et p. 151-152.



  "Réduire, c'est un procédé scientifique, devant la complexité et le chaos des constatations immédiates. Il faut simplifier d'abord, mais ensuite et au plus vite restituer progressivement ce que l'analyse a écarté. Sans quoi l'exigence méthodologique se transforme en servitude et de la réduction légitime on passe au réductionnisme. Ce danger guette sans trêve le savoir. Aucune méthode ne permet de l'éviter, puisqu'il se cache dans la méthode elle-même. Indispensables, les schémas réducteurs se changent en pièges.
  Le réductionnisme s'introduit sous couleur de scientificité. On construit des modèles réduits (de la société, de la ville, des institutions, de la famille, etc.) et l'on s'en tient à ces modèles. C'est ainsi que l'espace social se réduit à l'espace mental par une opération « scientifique » dont la scientificité dissimule l'idéologie. Les réductionnistes font l'éloge inconditionnel de la procédure inhérente à la science, puis la transforment en attitude et par la suite en savoir absolu, sous couleur de science de la science (épistémologie). Alors que la réduction méthodologique appelle dialectiquement la réintroduction d'un contenu, on exalte la forme réduite, la logique interne de la démarche ; sa cohérence. Après quoi la pensée critique (mais le dogmatisme la proscrit) s'aperçoit que la réduction systématisée et le réductionnisme correspondent à une pratique politique. L’État et le pouvoir politique se veulent et se font réducteurs des contradictions; la réduction et le réductionnisme apparaissent donc comme des moyens au service de l'État et du pouvoir : non pas en tant qu'idéologies mais en tant que savoir; non pas au service de tel État, ou de tel gouvernement, mais au service de l'État et du pouvoir en général. comment l'État et le pouvoir politique réduiraient-ils les contradictions (les conflits naissants et renaissants dans la société) sinon par la médiation du savoir, en usant stratégiquement d'une mixture de science et d'idéologie ?

  Qu'il y ait eu un fonctionnalisme réducteur de la réalité et de la connaissance des sociétés, c'est aujourd'hui admis, et l'on se livre volontiers à la critique de ces réductions fonctionnelles. On omet ainsi, ou l'on passe sous silence le fait qu'à leur manière le structuralisme et le formalisme proposent aussi des schémas réducteurs. En privilégiant un concept, en extrapolant, ils réduisent ; inversement, la réduction entraîne l'extrapolation. Il faut corriger, compenser. L'idéologie vient à point, avec le verbiage (le « discours idéologique », pour employer ce jargon) et l'abus des signes, verbaux et autres.
  La réduction ? Elle peut aller loin. Elle peut « descendre », dans la pratique. Les gens, ceux des divers groupes et classes, subissent – inégalement – les effets de multiples réductions portant sur leurs capacités, leurs idées, leurs « valeurs » et en fin de compte sur leurs possibilités, leur espace et leur corps. Les modèles réduits, construits par tel ou tel spécialiste, ne sont pas toujours abstraits d'une abstraction vaine ; construits en vue d'une pratique réductrice, ils parviennent avec un peu de chance à imposer un ordre, à composer les éléments de cet ordre. Par exemple en urbanisme et en architecture. En particulier la classe ouvrière subit les effets des « modèles réduits » : d'espace, de consommation, de « culture », comme on dit.
  Le réductionnisme met un savoir (analytique et non critique) avec les découpages et interprétations qu'il entraîne, au service du pouvoir. Idéologie qui ne dit pas son nom, il se confond avec la « scientificité », bien qu'il outrepasse le savoir et dénie le connaître. Il constitue l'idéologie scientifique par excellence, puisqu'il suffit de passer d’une méthodologie à un dogmatisme pour affirmer l'attitude réductionniste, et de là passer à une pratique homogénéisante sous couverture scientifique.
  Au départ, méthodologiquement, toute démarche scientifique procède réductivement. Un des malheurs du spécialiste, c'est qu'il s'installe dans la réduction ; la creuse ; y trouve bonheur et certitude. Le spécialiste qui a délimité son « champ » est assuré, s'il se donne un peu de mal pour le labourer, d'y faire pousser quelque chose. Ce qu'il trouve, ce qu'il cultive, se définit par les coordonnées locales de sa spécialité et par sa place sur le marché du savoir. Ceci, le spécialiste ne veut justement pas le savoir. Par rapport à la réduction constitutive de son domaine, il prend une attitude qui le justifie, celle de la dénégation."

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 126-128.



  "Le biologisme est la tentative de fonder la structure existante de la société ainsi que les relations des individus à l'intérieur de celle-ci, sur le caractère biologique de l'animal humain. Pour le biologisme, toute la richesse des relations humaines et leurs multiples formes historiques sont purement et simplement le produit des structures biologiques sous-jacentes ; les sociétés humaines sont gouvernées par  les mêmes lois que les sociétés de singes, la façon dont un individu répond à son environnement est déterminée par les propriétés innées des molécules d'ADN de son cerveau et de ses cellules germinales ; en un mot la condition humaine est réduite à la biologie qui, à son tour, n'est rien de plus qu'un exemple des lois de la chimie et donc de la physique.
  Comme modèle théorique, le biologisme est donc une forme de réductionnisme – paradigme dominant de la science occidentale contemporaine. Les prémisses philosophiques du réductionnisme sont les suivantes :
a) les sciences sont disposées en ordre hiérarchique, variant de disciplines de niveau élevé comme l'économie et la sociologie, jusqu'à des niveaux fondamentaux où l'on trouve la biologie, la chimie et, à la base, la physique des particules.
b) les faits, dans les sciences de niveau supérieur, peuvent être réduits sur la base d'une correspondance biunivoque, aux faits et donc aux lois des sciences de niveau inférieur ; et en fin de compte, on pourra trouver les lois physiques qui sous-tendront et expliqueront la sociologie.
  Pour comprendre la signification du réductionnisme comme philosophie, il faut d'abord reconnaître que, en tant qu'approche expérimentale, il a été au cœur de la méthode scientifique depuis l'émergence de la physique moderne avec Galilée et Newton. Le réductionnisme comme méthode consiste à expliquer les propriétés de modèles simplifiés, en gardant constants tous les paramètres sauf un, qu'on fait varier systématiquement. Ceci rend plus accessibles les problèmes expérimentaux étudiés; ce fut la clef du succès de la révolution biologique ) des vingt dernières années. Comme outil de travail, le réductionnisme est sans égal. Les problèmes ne surgissent que lorsque (pour des raisons que nous analyserons brièvement) l'outil est élevé au rang de principe philosophique. On ignore alors que, si l'on veut expliquer complètement un fait ou un processus, il faut l'extraire du vide où il est plongé par le réductionnisme et le replacer dans toute la confusion du monde réel, avec lequel il est en fait en perpétuelle interaction.
  En un sens, c'est le succès même du réductionnisme comme outil de la révolution biologique, dans le décryptage du code génétique et l'exploration de la chimie de la cellule, qui a facilité l'acceptation de ses prémisses philosophiques. Nous voyons des biologistes moléculaires comme Jacques Monod, l'auteur du Hasard et la Nécessité, déclarer qu'à la longue toute la biologie, et donc toutes les sciences « supérieures », dériveront d'une étude des propriétés des macromolécules dont la cellule est composée (par exemple l'ADN) et de leurs interactions, et qu'elles peuvent être comprises au mieux en étudiant la chimie et l'organisation de la bactérie intestinale Escherichia Coli ou – en réduisant encore – d'un bactériophage, le virus qui en est le parasite.
  S'il est devenu très compliqué d'exposer l'idéologie réductionniste, c'est que les modes de pensée de celle-ci sont devenus tellement dominants au cours des dernières années, qu'ils finissent par constituer ce qu'on peut appeler l'idéologie de la science elle-même, qui prétend avoir une importance universelle et remplacer totalement toutes les autres formes de connaissance. L'idéologie du réductionnisme est donc positiviste. Mais elle a également une dimension éthique, lorsqu'elle prétend que la rationalité scientifique qu'elle représente fournit les règles correctes du comportement humain. Le but unique de l'humanité devient, dans cette perspective, l'incorporation systématique de tous les aspects de l'existence humaine dans le canevas fourni par les « lois de la physique » ; la rationalité et l'objectivité du réductionnisme remplacent tout ; elles fournissent leur propre guide pour le progrès humain. La science produit social, devient à la fois le but et la méthode de toute société."

 

Hilary Rose et Steven Rose, "Politique de la neurobiologie : le biologisme au service de l'État", in L'idéologie de/dans la science, Seuil, 1977, p. 166-168.



  "Les savants classiques considèrent les événements à par­tir de leurs parties constituantes. Pas à pas, ils isolent des unités et des éléments importants jusqu'à ce qu'ils puissent formuler des lois générales et abstraites. Or cette approche réduit la réalité vivante, avec toute la richesse de ses détails, à des schémas abstraits. Les propriétés de la vie, appré­hendée comme un tout, sont perdues, ainsi que Goethe le déplora quand il écrivit : « Grise est toute théorie, mais toujours vert est l'arbre de vie.»
  Les savants romantiques ont des positions, des attitudes et des stratégies qui s'opposent en tout point à celles-ci. Ils n'empruntent pas cette voie du réductionnisme qui est la philosophie dominante du groupe classique. Les scienti­fiques romantiques ne veulent ni scinder la réalité en ses constituants élémentaires, ni représenter les événements concrets de la vie au moyen de modèles abstraits qui éva­cuent les propriétés des phénomènes. Pour ces roman­tiques, préserver la richesse de la réalité vivante est de la plus haute importance, et ils rêvent donc d'une science oui conserve cette richesse."

 

Alexandre Luria, The Making of a mind, 1979, Harvard University Press, p. 174.



  "Étroitement associé à la démarche expérimentale, le réductionnisme a un double aspect : ontologique et métho­dologique. Il affirme, d'une part, qu'il n'est rien qui ne soit explicable par des causes physiques. Les faits sociaux et culturels peuvent être appréhendés en assimilant les indivi­dus des organismes et leurs relations aux interactions qu'entretiennent les composants d'un écosystème. Les écosystè­mes peuvent être intégralement décrits par les flux d'énergie et de matière qui circulent, tant entre les orga­nismes qu'entre ceux-ci et le milieu. Le comportement et le métabolisme des organismes peuvent être compris par l'ensemble des réactions physico-chimiques dont ils sont le siège. Et ainsi de suite : tout peut être réduit à un agencement d'atomes en molécules. Mais, d'autre part, le réductionnisme adopte un principe méthodologique qui veut que le comportement de tout système soit intégralement explicable par les propriétés de ses parties.
  Le réductionnisme proprement dit est l'association, ou plutôt la confusion des deux. C'est l'illusion du microscopique, celle qui pose l'identité particule, atome, molécule, cellule, individu, et qui, en outre, explique l'individu par la cellule, la cellule par la molécule, et ainsi de suite.

  Aussi bien, la critique du réductionnisme, ouverte ou dissimulée sous une revendication d'autonomie disciplinaire est-elle ancienne. Le principe avancé (mais pas toujours argumenté) en a toujours été le même : l'irréductibilité. Irréductibilité du vivant, irréductibilité de l'écosystème, irréductibilité du fait social, irréductibilité du langage, irréductibilité des formes, etc."

 

Catherine et Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l'environnement, 1997, Champs essais, 2009, p. 118-119.

 

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Date de création : 12/03/2014 @ 18:18
Dernière modification : 01/01/2019 @ 14:53
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