"La nature nous a montré dans le sommeil et dans les évanouissements, un échantillon qui nous doit faire juger que la mort n'est pas une cessation de toutes les fonctions, mais seulement une suspension de certaines fonctions plus remarquables. Et j'ai expliqué ailleurs un point important, lequel, n'ayant pas été assez considéré, a fait donner plus aisément les hommes dans l'opinion de la mortalité des âmes ; c'est qu'un grand nombre de petites perceptions égales et balancées entre elles, qui n'ont aucun relief ni rien de distinguant, ne sont point remarquées et on ne saurait s'en souvenir. Mais d'en vouloir conclure qu'alors l'âme est tout fait sans fonctions, c'est comme le vulgaire croit qu'il y a un vide ou rien là où il n'y a point de matière notable, et que la terre est sans mouvement parce que son mouvement n'a rien de remarquable, étant uniforme et sans secousses. Nous avons une infinité de petites perceptions et que nous ne saurions distinguer : un grand bruit étourdissant comme par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé de tous les petits murmures de personnes particulières qu'on ne remarquerait pas à part mais dont on a pourtant un sentiment, autrement on ne sentirait point le tout. Ainsi quand l'animal est privé des organes capables de lui donner des perceptions assez distinguées, il ne s'ensuit point qu'il ne lui reste point de perceptions plus petites et plus uniformes, ni qu'il soit privé de tous organes et de toutes les perceptions. Les organes ne sont qu'enveloppés et réduits en petit volume, mais l'ordre de la nature demande que tout se redéveloppe et retourne un jour à un état remarquable."
Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1704, Préface.
"Apercevoir, c'est sentir ; comparer, c'est juger ; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s'offrent moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l'être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce : je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l'objet total formé des deux ; mais, n'ayant aucune force pour les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point."
Rousseau, Émile ou de l'éducation, 1762, Livre IV, Profession de foi du vicaire savoyard, GF, 2010, p. 57-58.
"Ainsi le premier examen fait ressortir, caractère particulier de la perception, ce que nous exprimons de manière intelligible par ces mots : l'objet se tient là dans la perception comme en chair et en os, il se tient là, à parler plus exactement encore, comme actuellement présent, comme donné en personne dans le Maintenant actuel. Dans l'imagination, l'objet ne se tient pas là sur le mode de la présence-en-chair-et-en-os de l'effectivité, de la présence actuelle. Il se tient certes devant nos yeux, mais non comme un donné en acte maintenant ; éventuellement il peut être pensé comme un Maintenant, ou comme simultané par rapport au Maintenant actuel, mais ce Maintenant est un maintenant pensé, et non ce Maintenant-là qui appartient à la présence-en-chair-et-en-os, à la présence de perception. L'imaginé est simplement « représenté », il représente ou expose seulement, « mais ne se donne pas » comme Soi-même et Maintenant actuels.
De même, dans l'image, le sujet, le représenté en image, ne se tient pas là en chair et en os, mais seulement comme en chair et en os ; une réalité en chair et en os, qui accède à la donation dans l'image, expose une réalité qui n'est pas donnée en chair et en os, et ce de la manière qui est propre à la figuration par image."
Husserl, Chose et Espace, 1907, trad. Jean-François Lavigne, coll. « Épiméthée, PUF, 1989, p. 36.
"[…] L'expérience donatrice originaire est la perception, prise au sens habituel du mot. C'est une seule et même chose qu'une réalité naturelle nous soit originairement donnée et que nous nous « en apercevions » (gewahren) ou que nous « la percevions » dans une intuition simple (schlicht). Nous avons une expérience originaire des choses physiques dans la « perception externe » ; nous ne l'avons plus dans le souvenir ou dans l'anticipation de l'attente ; nous avons une expérience originaire de nous-même et de nos états de conscience dans la perception dite interne ou perception de soi ; nous n'en avons pas d'autrui et de son vécu dans « l'intropathie » (Einfühlung). Nous « apercevons (ansehen) les vécus d'autrui » en nous fondant sur la perception de ses manifestations corporelles. Cette aperception par intropathie est bien un acte intuitif et donateur, mais non plus donateur originaire. Nous avons bien conscience d'autrui et de sa vie psychique comme étant « là en personne » (selbst da), inséparable de son corps donné là ; mais à la différence du corps, la conscience d'autrui n'est pas une donnée originaire".
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Première section, Chapitre premier, § 1, trad. Paul Ricoeur, p. 8 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 15.
"Chaque perception est muable et seulement probable ; si l'on veut ce n'est qu'une opinion ; mais ce qui ne l'est pas, ce que chaque perception, même fausse, vérifie, c'est l'appartenance de chaque expérience au même monde, leur égal pouvoir de le manifester, à titre de possibilités du même monde. Si l'une prend si bien la place de l'autre — au point qu'on ne trouve plus trace un moment après de l'illusion —, c'est précisément qu'elles ne sont pas des hypothèses successives touchant un Être inconnaissable, mais des perspectives sur le même Être familier dont nous savons qu'il ne peut exclure l'une sans inclure l'autre, et qu'en tout état de cause, il est lui, hors de contexte. Et c'est pourquoi la fragilité même de telle perception, attestée par son éclatement et la substitution d'une autre perception, loin qu'elle nous autorise à effacer en elles toutes l'indice de « réalité », nous oblige à le leur accorder à toutes, à reconnaître en elles toutes des variantes du même monde, et enfin à les considérer non comme toutes fausses, mais comme « toutes vraies », non comme des échecs répétés dans la détermination du monde, mais comme des approches progressives. Chaque perception enveloppe la possibilité de son remplacement par une autre et donc d'une sorte de désaveu des choses, mais cela veut dire aussi : chaque perception est le terme d'une approche, d'une série d'« illusions » qui n'étaient pas seulement de simples « pensées », au sens restrictif de l'Être-pour-soi et du « rien que pensé », mais des possibilités qui auraient pu être, des rayonnements de ce monde unique qu'« il y a »... — et qui, à ce titre, ne font jamais retour au néant ou à la subjectivité, comme si elles n'étaient jamais apparues, mais sont plutôt, comme le dit bien Husserl, « barrées », ou « biffées », par la « nouvelle » réalité. La philosophie réflexive n'a pas tort de considérer le faux comme une vérité mutilée ou partielle : son tort est plutôt de faire comme si le partiel n'était qu'absence de fait de la totalité, qui n'a pas besoin qu'on en rende compte, ce qui finalement supprime toute consistance propre de l'apparence, l'intègre par avance à l'Être, lui ôte, comme partiel, sa teneur de vérité, l'escamote dans une adéquation interne où l'Être et les raisons d'être ne font qu'un."
Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Gallimard, 1964, p. 64-65.
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