* *

Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
* *
Figures philosophiques

Espace élèves

Fermer Cours

Fermer Méthodologie

Fermer Classes préparatoires

Espace enseignants

Fermer Sujets de dissertation et textes

Fermer Elaboration des cours

Fermer Exercices philosophiques

Fermer Auteurs et oeuvres

Fermer Méthodologie

Fermer Ressources en ligne

Fermer Agrégation interne

Hors des sentiers battus
Différences culturelles dans l'appréhension de l'espace

  "On n'a pas encore assez remarqué l'importance pour la culture sociale du fait que le raffinement de la civilisation entraîne de toute évidence une baisse de la véritable acuité des sens et en revanche une hausse de leur capacité au plaisir et déplaisir. Et je crois en fait que la sensibilité accrue de ce côté apporte dans l'ensemble bien plus de souffrances et de répulsions que de joies et d'attractions. L'homme moderne se choque d'une infinité de choses, d'innombrables objets lui paraissent insupportables pour ses sens, alors que des tempéraments moins différenciés et plus robustes le supporteraient sans la moindre réaction de ce genre. La tendance à l'individualisation de l'homme moderne, sa personnalité accrue et le choix plus large de ses engagements doivent avoir partie liée avec ce phénomène. Avec son type de réaction tantôt directement sensuel, tantôt esthétique, il ne peut plus aussi facilement entrer dans les liens traditionnels, dans des relations étroites où on ne se pose pas la question du goût personnel, de la sensibilité personnelle. Et cela entraîne inévitablement davantage d'isolement, une délimitation plus stricte de la sphère personnelle. Cette évolution trouve peut-être son symptôme le plus flagrant dans l'odorat : les efforts d'hygiène et de propreté de notre époque en sont autant la conséquence que la cause. En général, plus la civilisation s'élève, moins les sens ont d'effet au loin, et plus ils en ont tout près : non seulement nous devenons myopes, mais tous nos sens se réduisent à une courte portée ; mais sur ces distances réduites nous n'en sommes que plus sensibles. Or, l'odorat est par avance un sens plus conçu pour la proximité que la vue ou l'ouïe, et si par son truchement nous ne pouvons plus avoir autant de perceptions objectives que bien des peuples primitifs, nos réactions subjectives à ses impressions sont d'autant plus vigoureuses. La tendance qui englobe ce phénomène est là encore celle que nous avons dégagée plus haut, mais à un degré supérieur à celui des autres sens : un homme avec un nez particulièrement subtil tire de ce raffinement sûrement bien plus de désagréments que de joies. En outre, cette répulsion facteur d'isolement que nous devons à l'affinement de nos sens est encore renforcée par le facteur que voici. Lorsque nous sentons quelque chose, nous aspirons cette impression ou l'objet dont elle émane profondément en nous, au centre de nous-mêmes, nous l'assimilons presque par le processus vital de la respiration intimement à un point impossible pour tout autre sens face à un objet – même en le mangeant. Quand nous sentons l'atmosphère de quelqu'un, c'est la perception la plus intime de sa personne : il entre pour ainsi dire sous une forme aérienne au plus profond de nos sens, et il est évident qu'en cas de sensibilité accrue aux odeurs cela conduit par nécessité à une discrimination et à une distanciation qui est dans une certaine mesure un des fondements sensoriels de la réserve sociologique de l'individu moderne."

 

Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, tr. fr. Lyliane Deroch-Gurcel et Sibylle Muller, PUF, Quadrige 1999, p. 638-639.



  "Pousser et jouer des coudes en public sont des traits caractéristiques de la culture du Moyen-Orient. Mais ce comportement n'a pas exactement la signification – sans gêne et mauvaise éducation – que lui attribuent les Américains. Il découle d'un tout autre ensemble de motivations liées non seulement à la conception des rapports inter-individuels, mais à l'expérience personnelle du corps. Paradoxalement, les Arabes trouvent aussi que les Américains et les Européens du Nord manquent d'éducation. J'ai été frappé par cette constatation dés le début de mes recherches. Comment les Américains qui gardent leurs distances physiques et évitent les contacts physiques pouvaient-ils passer pour envahissants ? Je demandai l'explication à des Arabes. Aucun d'entre eux ne fut en mesure de préciser quelle particularité du comportement américain il fallait incriminer, mais ils furent unanimes à reconnaître son effet déplaisant sur la plupart des Arabes. Après des essais répétés et infructueux pour comprendre ce point de vue et cette réaction, j'y renonçai finalement, me fiant au seul temps pour résoudre le problème. Et lorsque la lumière se fit enfin, ce fut de façon tout à fait inopinée.
  J'attendais un ami dans le hall d'un hôtel à Washington et, afin d'être à la fois seul et repérable, je m'étais assis dans un fauteuil situé à l'écart du flot des gens qui entraient et sortaient. En pareil cas, les Américains adoptent une règle d'autant plus impérative qu'ils la respectent sans y penser : si quelqu'un s'arrête ou s'assied dans un lieu public, il se trouvé immédiatement protégé par une petite sphère d'isolement considérée comme inviolable. La taille de cette enceinte protectrice varie avec la densité de la foule, l'âge, le sexe, l'importance de l'individu et l'environnement. Toute personne qui pénètre dans cette zone et y demeure, est considérée comme une intruse. Et si elle a cependant une raison précise de le faire, elle traduira son sentiment d'intrusion en faisant précéder sa requête de mots d'excuse.

  J'attendais donc dans le hall, maintenant désert, lors qu'un étranger se dirigea vers l'endroit où j'étais assis et vint se placer si près de moi que non seulement je l'aurais facilement touché mais que je pouvais même l'entendre respirer. En outre la masse sombre de son corps remplissait entièrement la partie gauche de mon champ visuel périphérique. Si le hall avait été bondé, j'aurais pu comprendre son comportement, mais dans cet espace vide, la proximité de sa présence me mit mal à I'aise. Irrité de cette intrusion, je fis un mouvement du corps destiné à exprimer mon déplaisir. Mais, curieusement, au lieu de l'inciter à partir, ma réaction sembla plutôt lui produire l'effet inverse, car il se rapprocha encore davantage. Alors malgré ma tentation de fuir, je décidai de ne pas abandonner mon poste. Je pensais : « Qu'il aille au diable ! Pourquoi m'en irais-je ? J'étais le premier sur les lieux, je ne vais pas laisser cet individu m'en chasser, même si c'est un malotru. » Heureusement l'arrivée d'un groupe qu'il rejoignit aussitôt me libéra bientôt de mon envahisseur. Leur mimique m'expliqua son comportement, car à leur façon de parler et à leurs gestes, je compris que c'étaient des Arabes. Je n'avais pas pu établir ce point capital en regardant cet homme seul, car il n'avait pas parlé et était vêtu à l'américaine.
  Plus tard, en décrivant la scène à un collègue arabe, je vis apparaître le contraste de deux structures proxémiques différentes. L'idée et le sentiment que je me faisais de ma sphère personnelle d'isolement dans un endroit « public » parurent à mon ami arabe à la fois étranges et surprenants, car après tout ne s'agissait-il pas effectivement d'un lieu public ? Je découvris par la suite qu'aux yeux d'un Arabe, le fait d'occuper un point particulier dans un endroit public ne me conférait aucun droit : ni mon corps, ni la place que je pouvais occuper n'étaient considérés comme inviolables. Pour l'Arabe, l'idée d'une intrusion en public n'est pas concevable. Ce qui est public est effectivement public. Cette révélation me permit de commencer à comprendre enfin toute une série de comportements qui m'avaient étonné, irrité, et parfois même effrayé. J'appris, par exemple, que si un individu A se tient au coin d'une rue, et qu'un individu B convoite sa place, B est dans son droit en faisant son possible pour rendre la situation désagréable au point que A s'en aille. À Beyrouth, seuls les « durs » parviennent à rester assis aux derniers rangs dans les cinémas : en effet, les spectateurs debout et désireux de s'asseoir se montrent habituellement si envahissants et gênants que la plupart de ceux qui sont assis abandonnent la partie et quittent la salle.
  L'Arabe qui avait « violé » mon espace dans le hall de l'hôtel avait de toute évidence choisi cet endroit pour la même raison que moi : c'était un endroit commode pour surveiller à la fois les deux portes et l'ascenseur. Les signes de mon irritation, au lieu de l'éloigner, n'avaient fait que l'encourager. Il pensait être sur le point de réussir à me faire partir.
  Le comportement désinvolte des Américains en matière de circulation routière constitue une autre source cachée de frictions entre Américains et Arabes. D'une manière générale, aux Etats-Unis on cède le pas aux véhicules les plus grands, plus rapides, plus puissants ou lourdement chargés. Même si c'est à contrecoeur, le piéton trouve normal de se serrer sur le côté pour laisser passer une voiture, rapide. Il sait qu'en se déplaçant, il ne dispose plus sur son espace proche du droit qu'il possède dans l'immobilité (comme c'était mon cas dans le hall de l'hôtel). L'inverse est vrai des Arabes qui acquièrent des droits sur l'espace à mesure qu'ils s'y déplacent. Si un étranger se déplace dans le même espace qu'un Arabe, il sera considéré comme violant les droits de ce dernier. De même, l'Arabe sera furieux de voir couper sa file devant lui sur une autoroute. C'est le comportement cavalier des Américains dans l'espace de mouvement qui les font qualifier d'agressifs et de sans gêne par les Arabes."

 

Edward T. Hall, La dimension cachée, 1966, tr. fr. Amélie Petita, Points Seuil, 1978, p. 190-192.



  "[…] l'espace est chargé de culture […] il varie selon les sociétés et selon les systèmes de valeur et de socialisation. Il est bien évident que ce que l'on perçoit, ce que l'on apprécie dans la nature, dans un monument, dans un paysage, ce sont les traits que notre éducation y a déposés et que nous déchiffrons directement lorsque nous découvrons un nouvel environnement. Ainsi, l'expérience du monde extérieur ne prend de sens que si elle est lisible, que si elle évoque des résonances et nous renvoie à des sentiments, à des notions, elles-mêmes apprises en fonction du milieu dans lequel nous vivons. Les valeurs que la société attache à l'espace sont donc très diverses : on peut apprécier l'espace en fonction des jouissances qu'il procure et qu'on apprécie – on parle qualité du milieu et de l'environnement –, on est sensible aux sentiments qu'inspirent la nature, la campagne, la ville, aux mouvements affectifs que le sens de la familiarité avec les lieux développe. On peut ainsi valoriser l'espace en tant qu'il véhicule des éléments culturels : l'espace n'est  plus alors apprécié pour lui-même, mais pour les activités sociales qu'il autorise, ou vient gêner. Il tire sa signification comme support d'activités et de positions par rapport aux membres la société qui l'utilisent."

 

Gustave-Nicolas Fischer, La psychosociologie de l'espace, 1964, PUF, Que-sais-je ?, 1981, p. 20-21.
 

Retour au menu sur l'espace


Date de création : 17/03/2014 @ 09:52
Dernière modification : 17/03/2014 @ 15:54
Catégorie :
Page lue 4223 fois


Imprimer l'article Imprimer l'article

Recherche



Un peu de musique
Contact - Infos
Visites

   visiteurs

   visiteurs en ligne

^ Haut ^