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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Homogénéité ou hétérogénéité de l'espace

  "Supposons des esprits... préoccupés avant tout et presque uniquement de forces occultes et de puissances mystiques dont l'action se manifeste de manière immédiate. Ces esprits ne se représenteront pas l'espace comme un quantum uniforme et indifférent. Au contraire, il leur apparaîtra chargé de qualités : ses régions auront des vertus propres, elles participeront des puissances mystiques qui s'y révéleront. Il ne sera pas tant représenté que senti, et les différentes directions et situations dans l'espace se distingueront qualitativement les unes des autres.
  En dépit des apparences, l'espace homogène n'est donc pas plus une donnée naturelle de l'esprit humain que le temps homogène. Sans doute, le primitif se meut dans l'espace exactement comme nous ; sans doute, pour lancer ses projectiles ou pour atteindre un but éloigné, il sait, comme nous, et parfois mieux que nous, évaluer rapidement les distances, retrouver une direction, etc. Mais autre chose est l'action dans l'espace, autre chose la représentation de cet espace."

 

Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, 1922, chapitre II, 6, 1947, p. 92.



  "Pour pouvoir opérer la construction d'un espace entièrement rationnel, c'est-à-dire infini, continu, et homogène, on présuppose facilement dans toute cette « perspective centrale » deux données essentielles : d'abord, que notre vision est le fait d'un oeil unique et immobile ; ensuite que le plan d'intersection de la pyramide visuelle peut à juste titre passer pour une reproduction adéquate de l'image visuelle. Or ces deux présupposés reviennent en vérité à faire hardiment abstraction de la réalité, s'il nous est permis dans ce cas de désigner par « réalité » l'impression visuelle subjective. En effet, la structure d'un espace infini, continu et homogène, en un mot d'un espace purement mathématique, se situe très précisément à l'opposé de la structure de l'espace psychophysiologique : « La perception sensible ne connaît pas la notion d'infini ; elle est au contraire d'emblée restreinte par les limites de là faculté même de perception, et donc bornée à un canton bien délimité de l'élément spatial. Pas plus que d'infinité on ne peut parler d'homogénéité de l'espace perçu. L'homogénéité de l'espace géométrique repose en dernière analyse sur le fait que tous les points qui s'agglomèrent dans cet espace ne sont rien d'autre que de simples déterminations topologiques qui ne possèdent, en dehors de cette relation, de cette « situation » dans laquelle ils se trouvent, aucun contenu propre et autonome. Leur réalité est intégralement contenue dans leur rapport réciproque ; il s'agit d'une réalité « fonctionnelle » et non plus substantielle. Étant donné que ces points sont au fond vides de tout contenu, et qu'ils sont simplement devenus l'expression de relations idéelles, il ne peut être question, pour eux aussi, d'une quelconque diversité de contenu. Leur homogénéité ne signifie rien d'autre que cette identité de structure, qui est fondée sur le caractère commun de leur tâche logique, de leur signification et de leur détermination idéelles. L'espace homogène n'est donc jamais un espace donné : c'est un espace engendré par une construction. Ainsi donc le concept géométrique d'homogénéité peut très exactement être exprimé par le postulat selon lequel, à partir de chaque point de l'espace, il est possible d'effectuer des constructions semblables en tous lieux et dans`toutes les directions. Dans l'espace de la perception immédiate, ce postulat ne peut jamais être satisfait. On ne trouve dans cet espace aucune homogénéité des lieux et des directions : chaque lieu a sa modalité propre et sa valeur. L'espace visuel comme l'espace tactile s'accordent sur un point : à l'inverse de l'espace métrique de la géométrie euclidienne, ils sont « anisotropes » et « inhomogènes ». Dans ces deux espaces physiologiques, les trois directions principales : devant et derrière, haut et bas, droite et gauche, ne sont pas équivalentes » [Ernst Cassirer, 1925, pp. 107 sq.].

  Pour la vision psychophysiologique de l'espace, il existe, plus accentuée encore que dans le cas de l' « avant », et de l' « arrière », ou de toute autre direction corporelle, une différence de valeur entre les corps solides et l'étendue intermédiaire d'espace libre, celui-ci étant, dans la perception immédiate et non rationalisée mathématiquement et d'un point de vue qualitatif, totalement différent des « choses » (cf. sur cette question E. R. Jaensch).

  De cette structure propre à l'espace psychophysiologique, la construction qui vise à la perspective exacte fait radicalement abstraction. En effet, tout se passe comme si elle avait pour fin, et non seulement pour effet, de réaliser dans la représentation de l'espace cette infinité et cette inhomogénéité dont l'expérience immédiatement vécue de ce même espace ne sait rien, de transformer en quelque sorte l'espace psychophysiologique en espace mathématique. Elle nie par conséquent la différence entre devant et derrière, gauche et droite, corps et étendue intermédiaire (« espace libre ») afin de fondre l'ensemble des parties de l'espace et de ses contenus en un seul et unique quantum continuum ; elle ignore que notre vision est le fait non pas d'un oeil unique et immobile, mais de deux yeux constamment en mouvement et que, par conséquent, le « champ visuel » prend la forme d'une sphéroïde ; elle ne se soucie pas davantage de l'énorme différence existant entre l' « image visuelle », psychologiquement conditionnée, qui transmet le monde visible à notre conscience, et l' « image rétinienne », mécaniquement conditionnée, qui se peint sur l'oeil, organe anatomique."

 

Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, 1927, I, tr. fr. Guy Ballangé (dir.), Les Éditions de Minuit, 1975, p. 41-43.



  "Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d'espace qualitativement différentes des autres. « N'approche pas d'ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte les chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Exode, III, 5). Il y a donc un espace sacré, et par conséquent « fort », significatif, et il y a d'autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. Plus encore : pour l'homme religieux, cette non-homogénéité spatiale se traduit par l'expérience d'une opposition entre l'espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l'étendue informe qui l'entoure.
  Disons tout de suite que l'expérience religieuse de la non-homogénéité de l'espace constitue une expérience primordiale, homologable à une « fondation du Monde ». Il ne s'agit pas d'une spéculation théorique, mais d'une expérience religieuse primaire, antérieure à toute réflexion sur le Monde. C'est la rupture opérée dans l'espace qui permet la constitution du monde, car c'est elle qui découvre le « point fixe », l'axe central de toute orientation future. […]

  Par contre, pour l'expérience profane, l'espace est homogène et neutre : aucune rupture ne différencie qualitativement les diverses parties de sa masse. L'espace géométrique peut être débité et délimité en quelque direction que ce soit, mais aucune différenciation qualitative, aucune orientation ne sont données de par sa propre structure. Évidemment, il ne faut pas confondre le concept de l'espace géométrique, homogène et neutre, avec l'expérience de l'espace « profane » qui s'oppose à l'expérience de l'espace sacré […] Ce qui intéresse notre recherche est l'expérience de l'espace telle qu'elle est vécue par l'homme non-religieux, par un homme qui refuse la sacralité du Monde, qui assume uniquement une existence « profane », purifiée de toute présupposition religieuse."

 

Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1957, Folio Essais, 2001, p. 25-27.



  "Il n'est pas besoin d'examiner longtemps les villes modernes, et les banlieues, et les constructions nouvelles, pour constater que tout se ressemble. La dissociation plus ou moins poussée entre ce qu'on nomme « architecture » et ce qu'on nomme « urbanisme », c'est-à-dire entre le « micro » et le « macro », entre ces préoccupations et ces deux professions, n'a pas accentué la diversité. Au contraire. Triste évidence : le répétitif l'emporte sur l'unicité, le factice et le sophistiqué sur le spontané et le naturel, donc le produit sur l'œuvre. Ces espaces répétitifs sortent de gestes répétitifs (ceux des travailleurs) et de dispositifs à la fois répétés et à répétition : les machines, bulldozers, bétonneuses, grues, marteaux-piqueurs, etc. Ces espaces sont-ils échangeables parce qu'homologues ? Sont-ils homogènes pour pouvoir s'échanger, s'acheter et se vendre, n'ayant entre eux que des différences appréciables en argent, donc quantifiables (volumes, distances)? La répétition règne. Un tel espace peut-il encore se dire « œuvre » ? Sans conteste, c'est un produit, au sens le plus rigoureux : répétable, résultat d'actes répétitifs. Il y a donc à coup sûr production d'espace, même quand cette production n'a pas l'ampleur des grandes autoroutes ; des aérodromes, des ouvrages d'art. Notez encore ceci : ces espaces ont un caractère visuel de plus en plus prononcé. On les fabrique pour le visible : gens et choses, espaces et ceux qu'ils emboîtent. Ce trait dominant, la visualisation (plus important que la « mise en spectacle », que d'ailleurs il inclut) masque la répétition. Les gens regardent, confondant la vie, la vue, la vision. On construit sur dossiers et plans. On achète sur images. La vue et la vision, figures classiques en Occident de l'intelligible, se changent en pièges ; ils permettent dans l'espace social la simulation de la diversité, le simulacre de la lumière intelligible : la transparence."

 

Henri Lefebvre, La production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 91-92.

 

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Date de création : 26/03/2014 @ 17:01
Dernière modification : 26/03/2014 @ 17:05
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