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Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.   Vassili Grossman


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Espace sacré et espace profane

  "Supposons des esprits... préoccupés avant tout et presque uniquement de forces occultes et de puissances mystiques dont l'action se manifeste de manière immédiate. Ces esprits ne se représenteront pas l'espace comme un quantum uniforme et indifférent. Au contraire, il leur apparaîtra chargé de qualités : ses régions auront des vertus propres, elles participeront des puissances mystiques qui s'y révéleront. Il ne sera pas tant représenté que senti, et les différentes directions et situations dans l'espace se distingueront qualitativement les unes des autres.
  En dépit des apparences, l'espace homogène n'est donc pas plus une donnée naturelle de l'esprit humain que le temps homogène. Sans doute, le primitif se meut dans l'espace exactement comme nous ; sans doute, pour lancer ses projectiles ou pour atteindre un but éloigné, il sait, comme nous, et parfois mieux que nous, évaluer rapidement les distances, retrouver une direction, etc. Mais autre chose est l'action dans l'espace, autre chose la représentation de cet espace."

 

Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, 1922, chapitre II, 6, 1947, p. 92.


 

  "Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d'espace qualitativement différentes des autres. « N'approche pas d'ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte les chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu te tiens est une terre sainte » (Exode, III, 5). Il y a donc un espace sacré, et par conséquent « fort », significatif, et il y a d'autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. Plus encore : pour l'homme religieux, cette non-homogénéité spatiale se traduit par l'expérience d'une opposition entre l'espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l'étendue informe qui l'entoure.
  Disons tout de suite que l'expérience religieuse de la non-homogénéité de l'espace constitue une expérience primordiale, homologable à une « fondation du Monde ». Il ne s'agit pas d'une spéculation théorique, mais d'une expérience religieuse primaire, antérieure à toute réflexion sur le Monde. C'est la rupture opérée dans l'espace qui permet la constitution du monde, car c'est elle qui découvre le « point fixe », l'axe central de toute orientation future. Lorsque le sacré se manifeste par une hiérophanie quelconque, il n'y a pas seulement rupture dans l'homogénéité de l'espace, mais aussi révélation d'une réalité absolue, qui s'oppose à la non-réalité de l'immense étendue environnante. La manifestation du sacré fonde ontologiquement le Monde. Dans l'étendue homogène et infinie, où aucun point de repère n'est possible, dans laquelle aucune orientation ne peut s'effectuer, la hiérophanie révèle un « point fixe » absolu, un « Centre ».

  On voit donc en quelle mesure la découverte, c'est-à-dire la révélation, de l'espace sacré a une valeur existentielle pour l'homme religieux : rien ne peut commencer, se faire, sans une orientation préalable, et toute orientation implique l'acquisition d'un point fixe. Pour cette raison l'homme religieux s'est efforcé de s'établir au « Centre du Monde ». Pour vivre dans le Monde, il faut le fonder, et aucun monde ne peut naître dans le « chaos » de l'homogénéité et de la relativité de l'espace profane. La découverte ou la projection d'un point fixe –  « Centre » - équivaut à la Création du Monde […]
  Par contre, pour l'expérience profane, l'espace est homogène et neutre : aucune rupture ne différencie qualitativement les diverses parties de sa masse. L'espace géométrique peut être débité et délimité en quelque direction que ce soit, mais aucune différenciation qualitative, aucune orientation ne sont données de par sa propre structure. Évidemment, il ne faut pas confondre le concept de l'espace géométrique, homogène et neutre, avec l'expérience de l'espace « profane » qui s'oppose à l'expérience de l'espace sacré […] Ce qui intéresse notre recherche est l'expérience de l'espace telle qu'elle est vécue par l'homme non-religieux, par un homme qui refuse la sacralité du Monde, qui assume uniquement une existence « profane », purifiée de toute présupposition religieuse."

 

Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1957, Folio Essais, 2001, p. 25-27.


 

  "Pour mettre en évidence la non-homogénéité de l'espace, telle qu'elle est vécue par l'homme religieux, on peut faire appel à un exemple banal : une église, dans une ville moderne. Pour le croyant, cette église participe à un autre espace que la rue où elle se trouve. La porte qui s'ouvre vers l'intérieur de l'église marque une solution de continuité. Le seuil qui sépare les deux espaces indique en même temps la distance entre les deux modes d'être, profane et religieux. Le seuil est à la fois la borne, la frontière qui distingue et oppose deux mondes, et le lieu paradoxal où ces mondes communiquent, où peut s'effectuer le passage du monde profane au monde sacré.
  Une fonction rituelle analogue est dévolue au seuil des habitations humaines, et c'est pourquoi il jouit d'une telle considération. De nombreux rites accompagnent le passage du seuil domestique : on lui lait des révérences ou des prosternations, on le touche pieusement avec la main, etc. Le seuil a ses « gardiens » : dieux et esprits qui défendent l'entrée aussi bien à la malveillance des hommes qu'aux puissances démoniaques et pestilentielles. C'est sur le seuil qu'on offre des sacrifices aux divinités gardiennes. C'est également là que certaines cultures paléo-orientales (Babylone, Egypte, Israël) situaient le jugement. Le seuil, la porte montrent d'une façon immédiate et concrète la solution de continuité de l'espace; d'où leur grande importance religieuse, car ils sont tout ensemble les symboles et les véhicules du passage.

  On comprend dès lors pourquoi l'église participe à tout autre espace que les agglomérations humaines qui l'entourent. À l'intérieur de l'enceinte sacrée, le monde profane est transcendé. Aux niveaux plus archaïques de culture, cette possibilité de transcendance s'exprime par les différentes images d'une ouverture : là, dans l'enceinte sacrée, la communication avec les dieux est rendue possible ; par conséquent, il doit exister une « porte » vers l'en-haut, par où les dieux peuvent descendre sur la Terre et l'homme peut monter symboliquement au Ciel. […] tel a été le cas dans de nombreuses religions : le temple constitue à proprement parler une « ouverture » vers le haut et assure la communication avec le monde des dieux.
  Tout espace sacré implique une hiérophanie, une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent. Lorsque, à Caran, Jacob vit en songe l'échelle qui atteignait le ciel et sur laquelle les anges montaient et descendaient, et entendit le Seigneur au sommet, qui disait : « Je suis l'Éternel, le Dieu d'Abraham ! », il s'éveilla saisi de crainte et s'écria : « Combien ce lieu est redoutable ! C'est bien ici la maison de Dieu : c'est ici la porte de Cieux ! » Il prit la pierre dont il avait fait son chevet, il l'érigea en monument, et il versa de l'huile sur son sommet. Il appela cet endroit Béthel c'est-à-dire « Maison de Dieu » (Genèse, XXVIII, 12-19)."

 

Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, 1957, Folio Essais, 2001, p. 28-30.


 

  "L'espace n'est pas neutre, il n'est pas neutre, il n'est pas un cadre vide à remplir de comportements, il est cause, source de comportements. L'être réagit aux valeurs des particularités de cet environnement, en cherchant à les maîtriser, c'est ce but que la science poursuit sous le nom de « Physique appliquée », « Science de la nature » et de « Géographie » (maîtrise cognitive de la Terre). Mais ce but a toujours échappé à l'esprit humain, et d'autant plus qu'on recule plus loin dans le passé. Quelle que soit notre maîtrise technologique, une partie de ce réel nous paraît incompréhensible, en ce sens qu'il échappe à notre raison raisonnante et à nos connaissances. C'est de là que sont nés les systèmes religieux, car « l'homme ne peut supporter longtemps de vivre dans un monde dépourvu de sens » (Jung). Son mouvement spontané est de donner un sens au monde : les divinités, le Sacré, ont été les produits humains de ce besoin de comprendre, là où la Science n'était pas encore établie. Et, bien sûr, il y a entre rationalité et sacré tous les stades de la magie, des pseudo-sciences, des parasciences."

 

Abraham A. Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, 1998, L'Harmattan, p. 111.


 

  "À une certaine époque de l'évolution - pensons à l'idéologie scientiste du XIXe siècle - il y aurait un « domaine de la science » et un « domaine du Sacré » : la religion, avec ses préposés aux choses vagues, ses domaines et ses fidèles, ces domaines coexisteraient dans un combat douteux en se disputant tous les terrains spatiaux et temporels de l'expérience vitale : on enfermera Dieu dans le ghetto des églises en même temps qu'on l'expulse des centrales électriques. […] Ceci suppose d'une quelconque façon un processus qui suivrait un développement continu où le Monothéisme n'apparaît comme un progrès que dans la mesure même où « Un » est compris entre « Beaucoup » et « Zéro ». Ce développement ira en parallèle avec une domination croissante de l'homme sur l'environnement. Il y aurait alors désacralisation apparente du Monde, la quantité de Sacré diminuerait au fur et à mesure qu'il est évacué des prairies, des montages électroniques et des salles de bains, pour s'en aller rassembler ses forces déclinantes à l'intérieur des temples.
  Mais, précisément, l'hypothèse qui est sous-jacente à cette théorie est celle de la domination du monde par la Raison de l'homme. Or elle se trouve de plus en plus mise en question par l'analyse de la vie quotidienne, celle de l'homme individuel et non pas de l'Homme en général. Si l'on peut admettre que par la technologie ou la Science appliquée, l'Homme ou les hommes, ou quelques hommes (les savants ? et lesquels ?), se trouvent dominer rationnellement des parts de plus en plus larges du monde naturel, par contre, en même temps, l'environnement s'artificialise de plus en plus : la Nature est une (belle) erreur, le Monde se complexifie sans cesse et s'il échappe de moins en moins à l'espèce humaine, il échappe de plus en plus à chacun des individus qui la composent. Il leur échappe, par exemple, par les « interdits » sans évidence, les nouveaux impératifs catégoriques, l'opacification des règlements, le recours aux spécialistes - vagues préposés aux choses précises - le monde m'échappe en bref de par ma position en tant qu'être, certes déterminé et pourvu de logique, mais situé dans une interférence imprévisible avec d'autres « lignes d'univers », d'autres êtres ou organismes, non moins déterminées que la mienne : c'est la définition du hasard selon Cournot ; les multiples causalités particulières m'échappent, elles nous échappent à tous.
  Alors le Sacré réapparaît dans le monde quotidien, sous la forme de dieux innombrables qui n'osent pas dire leur nom : quand je suis sur le quai de mon métro et que j'attends la rame, du point de vue opératoire, le fait que cette rame soit conduite par un mécanicien raisonnable, qu'elle soit planifiée par un sage ingénieur, voire par un ordinateur, et par tout un mélange de technologie et d'organisation, ne m'est pas d'un secours beaucoup plus grand que ne l'était au primitif l'attente de la pluie ou de l'orage. Pascal disait : « Ce qui fait la grandeur de l'homme c'est qu'il sait que l'univers l'écrase, l'Univers n'en sait rien. » Mais qu'advient-il de cette grandeur au moment où la pensée elle-même perd toute son opérationalité et se réduit à une vague croyance de principe dans sa force mais sans porribilité de vérification. Si le primitif invoquait le dieu de la pluie ou les anges de la grêle, pourquoi, sinon par pudeur de la raison, n'invoquerais-je pas le dieu du Métro ? Nous parvenons à une religion « sociothéiste »

Une conservation de la quantité de sacré

  En bref, nous admettrons – au titre d'hypothèse de travail, et sans la discuter – que le Sacré, dont les dieux sont les formes invisiblement visibles, dirions-nous les « Sources », ne se réduit guère dans notre société, mais qu'il change d'apparences – d'incarnations dirait peut-être le théologien ? Il est lié aux comportements humains et tant que l'homme n'est pas modifié dans son être, il n'est pas déraisonnable d'accepter que la quantité de Sacré per capita reste constante. Le Sacré se dilue donc à nouveau, à son tour, dans l'ensemble de la vie quotidienne, comme sa traduction de la révérence apparente – voire institutionnalisée et ritualisée - devant les forces qui régissent notre être, dans les actes de la vie quotidienne, pour lesquels le fait qu'il existe quelque part – dans les livres – une explication rationnelle (?) m'est d'un bien faible secours ici et maintenant. La somme globale du Sacré dans l'espace social reste constante puisqu'il est un sous-produit des manques de ma maîtrise de l'Univers.
  Il en garde toutes les caractéristiques extérieurs, tous les traits que l'on attribue au Tout Autre de R. Otto : l'effroi, la transcendance, le mystère et le seuil. L'homme s'incline révérentiellement devant le « défense d'entrer », devant les prêtres du sacré fonctionnarial ; il connaît les lieux interdits, les lieux où des mystères insondables s'accomplissent en dehors de lui comme témoin, ceux auxquels on ne parvient que par un rituel ou par des sacrifices, les petits autels des guichets, le remplissage de questionnaires et formulaires, les offrandes du timbre légal faites selon des règles compliquées et incompréhensibles, en tout cas incomprises; et il connaît les gardiens des temples qui revêtent les formes les plus diverses : la muse des P.T.T. derrière son guichet, l'huissier, l'hôtesse de l'air qui veille aux portes du temple des transports aériens et dont les décrets insondables sont bien ceux d'un Dieu jaloux qui domine l'impétrant.

  L'homme confronté à des forces qui le dépassent retrouve ce Sacré existentiel, il révère la préposée qui est l'Autorité – combien risible à la Raison, combien forte dans ma situation moutonnière – il retrouve des lieux sacrés dans toutes les frontières mystérieuses et infranchissables, dans les commissariats de police où des barrières successives de secret s'intercalent entre lui et les effrayants mystères qui amorcent les dédales du Château de justice.
  Résumons : nous voyons émerger d'une part une désaffection vis-à-vis des dieux traditionnels en bonne et due forme, ceux dont les théologiens se sont surtout occupés jusqu'à présent, et, d'autre part, la reconversion de la matière divine dans la vie quotidienne avec une sorte de dilution, et surtout un : camouflage derrière la Déesse de la Raison, une raison qui est une déesse dans la mesure même où elle n'est pas opératoire. L'individu est aussi humble qu'il l'était sur les marches du temple, le Sacré sera étudié comme un ensemble de modes de comportements : l'effroi, la révérence, l'hésitation sur le seuil, l'offrande, l'humilité. C'est ainsi que le Sacré pénètre notre culture, et la culture du Sacré reste le sujet d'une sociomythologie de la vie quotidienne."

 

Abraham Moles et Élisabeth Rohmer, Psychosociologie de l'espace, L'Harmattan, 1998, p. 115-117.

 

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Date de création : 30/03/2014 @ 12:27
Dernière modification : 30/03/2014 @ 12:27
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