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Texte à méditer :  Time is money.
  
Benjamin Franklin
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Hors des sentiers battus
La vérité en histoire

  "D'ailleurs, n'en déplaise à Messieurs les Mathématiciens, il ne leur est pas aussi aisé d'arriver à la vérité qu'il leur faut, qu'il est aisé aux historiens d'arriver à la vérité qui leur suffit. Jamais on n'objectera rien qui vaille contre cette vérité de fait, que César a battu Pompée ; et dans quelque sorte de principes qu'on veuille passer en disputant, on ne trouvera guère de choses plus inébranlables que cette proposition : César et Pompée ont existé et n'ont pas été une simple modification de l'âme de ceux qui ont écrit leur vie : mais pour ce qui est de l'objet des mathématiques, il est non seulement très-mal-aisé de prouver qu'il existe hors de notre esprit ; et il est encore fort aisé de prouver qu'il ne peut être qu'une idée de notre âme."


Pierre Bayle, Projet et fragments d'un dictionnaire critique, 1692, in Dictionnaire historique et critique, Tome 3, 1702, p. 3134.



  "Tous ceux qui savent les lois de l'histoire, tombent d'accord qu'un écrivain qui veut remplir fidèlement ses devoirs, doit se dépouiller de l'esprit de flatterie et de l'esprit de médisance, et se mettre, autant qu'il est possible, dans l'état d'un stoïcien, qui n'est agité d'aucune passion. Insensible à tout le reste, il ne doit être attentif qu'aux intérêts de la vérité, et sacrifier à cela le ressentiment d'une injure, le souvenir d'un bienfait, l'amour même de la patrie.
  Il doit oublier qu'il est d'un certain pays, qu'il a été élevé dans une certaine communion, qu'il est redevable de sa fortune à tels et à tels : il doit méconnaître jusqu'à ses parents et ses amis. Un historien, en tant que tel, est comme Melchisédech, sans père sans mère, sans généalogie. Si on lui demande : D'où êtes-vous ? il faut qu'il réponde : Je ne suis ni Français ni Allemand, ni Anglais, ni Espagnol, etc. : je suis citoyen du monde : je ne sers ni l'empereur, ni le roi de France ; mais je suis au service de la Vérité : c'est ma seule Reine ; je n'ai prêté qu'à elle le serment d'obéissance : je suis son chevalier ; j'ai fait vœu de la défendre envers tous et contre tous.

  Tout ce qu'il donne à l'amour de la patrie est autant de pris sur les attributs de l'histoire, et il devient un mauvais historien à proportion qu'il se montre bon sujet."

 

Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 1702 (2e édition), article "Usson", remarque F.


 

  "Il y a trois manières d'étudier tout récit concernant des événements passés, que la tradition soit orale ou écrite.
  Le récit peut être d'une vérité exacte. C'est-à-dire que les mots, pris dans leur sens naturel, et interpré­tés selon les règles de la grammaire, peuvent trans­mettre à l'esprit de celui qui écoute ou qui lit une idée correspondant exactement à celle qui serait restée dans l'esprit d'un témoin. Par exemple, l'as­sertion que Charles Ier a été décapité, à Whitehall, le 30 janvier 1649, est d'une vérité aussi exacte qu'au­cune proposition de mathématiques ou de physique ; nul ne doute qu'une personne jouissant de ses facul­tés, bien placée, ayant passé toute cette journée à Whitehall, et ayant tenu ses yeux ouverts, aurait vu couper la tête au Roi, et qu'il serait resté dans son esprit une notion de ce fait qu'elle aurait traduite en mots de la même valeur que ceux dont nous nous servons pour l'exprimer.

  Ou bien, le récit peut être en partie vrai et en partie faux. Ainsi, quelques histoires des temps nous disent ce qu'a dit le Roi et ce qu'a dit l'évêque Juxon ; ou bien elles signalent des conspirations royalistes dans le but de sauver le Roi ; ou bien, elles donnent, en détail, les motifs qui ont décidé les chefs de la chose pub1ique à ordonner la mort du Roi. Un des récits déclare que le Roi s'agenouilla sur un billot élevé ; un autre qu'il se coucha, posant le cou sur une simple planche. Il y a des représentations picturales con­temporaines de ces deux modes. De tels récits, tout en étant véridiques quant à l'événement princi­pal, peuvent représenter, et représentent réellement divers degrés d'erreur de présentation, consciente ou inconsciente, de suppression, d'invention au point de devenir à peine distincts des vraies fictions. Ainsi ces récits présentent une forme de passage vers les narrations de la troisième catégorie, où l'élément fictif domine. Ici, encore, nous retrouvons toutes les gradations imaginables, depuis les ouvrages tels que le récit presque historique de l'année de la peste par Defoe, qui donne probablement une idée plus vraie de cet horrible temps qu'aucune histoire authen­tique, passant ensuite aux romans, drames ou épopées historiques. jusqu'aux créations du génie imaginatif telles que les anciennes Arabian Nights, ou le moderne Shaving of Shagpat. Il n'est pas nécessaire au but que je me propose en ce moment de m'oc­cuper des narrations de fiction délibérée. Il n'est pourtant peut-être pas inutile que je me disculpe de toute intention d'amoindrir leur valeur, en insis­tant sur la nécessité dominante de se rappeler qu'il n'y a aucun rapport entre l'importance esthétique, ou éthique, ou même scientifique, d'ouvrages semblables, et leur valeur comme documents historiques. Nul doute que pour le poète, ou même pour celui qui étudie la psychologie, Hamlet et Macbeth ne puissent en apprendre plus que tous les livres d'un troupeau de professeurs d'esthétique ou de philosophie morale. Mais comme témoignages d'événements qui se sont passés en Danemark ou en Écosse, aux temps et aux endroits indiqués, ils n'ont point de valeur ; on peut les admirer profondément et reconnaître de la plus vive façon leur influence, tout en sachant que,  historiquement parlant, ce sont des fables sans va­leur, où le fondement quelconque de réalité qui peut exister est noyé dans l'amas des additions dues à l'imagination."

 

Thomas Henry Huxley, Science et religion, 1893, tr. fr. H. de Varigny, Librairie J.-B. Baillière et Fils, p. 357-359.



  "Se mettre dans la tradition et se tenir dans la tradition, tel est manifestement le chemin de la vérité qu'il s'agit de trouver en sciences humaines. Et toute critique que nous pouvons faire de la tradition en tant qu'historiens ne sert finalement qu'à nous rattacher à la véritable tradition dans laquelle nous nous tenons. Le fait d'être conditionné n'est donc pas un empêchement de la connaissance historique, mais un moment de la vérité elle-même. Elle doit elle-même être pensée si l'on ne veut pas y succomber de manière arbitraire. Ce qui compte ici d'un point de vue scientifique », c'est justement de détruire le fantôme d'une vérité qui serait indépendante du point de vue de celui qui connaît. C'est là la marque de notre finitude, dont il est indispensable de prendre conscience si l'on veut se prémunir contre l'illusion. La foi naïve en l'objectivité de la méthode historique était une telle illusion. Mais ce qui vient la remplacer, ce n'est pas un relativisme las, car ce que nous sommes et ce que nous pouvons entendre du passé n'est ni arbitraire ni aléatoire.
Ce que nous connaissons par l'histoire, c'est en fin de compte nous-mêmes. La connaissance en sciences humaines a toujours quelque chose d'une connaissance de soi. Nulle part la tromperie n'est-elle plus facile et plus naturelle que dans la connaissance de soi, mais nulle part ne signifie-t-elle autant pour l'être de l'homme, cette connaissance de soi, que lorsqu'elle réussit. En sciences humaines, ce qu'il s'agit d'apprendre de la tradition historique, ce n'est pas seulement ce que nous sommes tels que nous nous connaissons déjà, mais justement quelque chose d'autre, notamment recevoir d'elle une impulsion qui nous transporte au-delà de nous-mêmes. Ici, ce n'est pas ce qui ne fait pas problème et ce qui vient seulement satisfaire les attentes de notre recherche qu'il faut encourager. Il faut plutôt découvrir, et contre nous-mêmes, d'où peuvent provenir de nouvelles impulsions."

 

Hans-Georg Gadamer, "La vérité dans les sciences humaines", 1953, tr. fr. Jean Grondin, in La philosophie herméneutique, PUF, 1996.



  "Qu'est-ce donc que l'histoire ? Je proposerai de répondre : L'histoire est la connaissance du passé humain. L'utilité pratique d'une telle définition est de résumer dans une brève formule l'apport des discussions et gloses qu'elle aura provoquées. Commentons-la : nous dirons connaissance et non pas, comme tels autres, « narration du passé humain », ou encore « oeuvre littéraire visant à le retracer » ; sans doute, le travail historique doit normalement aboutir à une oeuvre écrite [...], mais il s'agit là d'une exigence de caractère pratique (la mission sociale de l'historien...) : de fait, l'histoire existe déjà, parfaitement élaborée dans la pensée de l'historien avant même qu'il l'ait écrite ; quelles que puissent être les interférences des deux types d'activité, elles sont logiquement distinctes.
  Nous dirons connaissance et non pas, comme d'autres, « recherche » ou « étude » (bien que ce sens d'« enquête » soit le sens premier du mot grec historia), car c'est confondre la fin et les moyens ; ce qui importe c'est le résultat atteint par la recherche : nous ne la poursuivrions pas si elle ne devait pas aboutir ; l'histoire se définit par la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer. Car, en disant connaissance, nous entendons connaissance valide, vraie : l'histoire s'oppose par là à ce qui serait, à ce qui est représentation fausse ou falsifiée, irréelle du passé, à l'utopie à l'histoire imaginaire [...], au roman historique, au mythe, aux traditions populaires ou aux légendes pédagogiques — ce passé en images d'Épinal que l'orgueil des grands Etats modernes inculque, dès l'école primaire, à l'âme innocente de ses futurs citoyens.

  Sans doute cette vérité de la connaissance historique est-elle un idéal, dont, plus progressera notre analyse, plus il apparaîtra qu'il n'est pas facile à atteindre : l'histoire du moins doit être le résultat de l'effort le plus rigoureux, le plus systématique pour s'en rapprocher. C'est pourquoi on pourrait peut-être préciser utilement « la connaissance scientifiquement élaborée du passé », si la notion de science n'était elle-même ambiguë : le platonicien s'étonnera que nous annexions à la « science » cette connaissance si peu rationnelle, qui relève tout entière du domaine de la doxa ; l'aristotélicien pour qui il n'y a de « science » que du général sera désorienté lorsqu'il verra l'histoire décrite (et non sans quelque outrance, on le verra sous les traits d'une « science du concret » (Dardel), voire du « singulier » (Rickert).
  Précisons donc (il faut parler grec pour s'entendre) que si l'on parle de science à propos de l'histoire c'est non au sens d'epistémè mais bien de tekhnè, c'est-à-dire, par opposition à la connaissance vulgaire de l'expérience quotidienne, une connaissance élaborée en fonction d'une méthode systématique et rigoureuse, celle qui s'est révélée représenter le facteur optimum de vérité."

 

Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Paris, Points Histoire, 1975, p. 29-31.



  "Cette connaissance élaborée par et pour l'historien sera également valable pour tous ceux qui se révèleront capables de la partager, c'est-à-dire de la comprendre, de la retrouver comme vraie.
  La solution du problème de la vérité historique doit être formulée à la lumière de tout ce que nous a fait découvrir notre analyse critique : ni objectivisme pur, ni subjectivisme radical ; l'histoire est à la fois saisie de l'objet et aventure spirituelle du sujet connaissant ; elle est ce rapport

h = P/p

établi entre deux plans de la réalité humaine : celle du Passé, bien entendu, mais celle aussi du présent de l'historien, agissant et pensant dans sa perspective existentielle avec son orientation, ses antennes, ses aptitudes – et ses limites, ses exclusives (il y a des aspects du passé que, parce que je suis moi et non tel autre, je ne suis pas capable de percevoir ni de comprendre). Que dans cette connaissance il y ait nécessairement du subjectif, quelque chose de relatif à ma situation d'être dans le monde, n'empêche pas qu'elle puisse être en même temps une saisie authentique du passé. En fait, lorsque l'histoire est vraie, sa vérité est double, étant faite à la fois de vérité sur le passé et de témoignage sur l'historien."

 

Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Paris, Points Histoire, 1975, p. 220-221.



  "Si tout ce qui est arrivé est également digne de l'histoire, celle-ci ne devient-elle pas un chaos  Comment un fait y serait-il plus important qu'un autre  Comment tout ne se réduit-il pas à une grisaille d'événements singuliers  La vie d'un paysan nivernais vaudrait celle de Louis XIV  ce bruit de klaxons qui monte en ce moment de l'avenue vaudrait une guerre mondiale... Peut-on échapper à l'interrogation historiste ? Il faut qu'il y ait un choix en histoire, pour échapper à l'éparpillement en singularités et à une indifférence où tout se vaut.  La réponse est double. D'abord l'histoire ne s'intéresse pas à la singularité des événements individuels, mais à leur spécificité […] ; ensuite les faits, comme on va voir, n'existent pas comme autant de grains de sable. L'histoire n'est pas un déterminisme atomique : elle se déroule dans notre monde, où effectivement une guerre mondiale a plus d'importance qu'un concert de klaxons ; à moins que – tout est possible – ce concert ne déclenche lui-même une guerre mondiale ; car les « faits » n'existent pas à l'état isolé : l'historien les trouve tout organisés en ensembles où ils jouent le rôle de causes, fins, occasions, hasards, prétextes, etc. Notre propre existence, après tout, ne nous apparaît pas comme une grisaille d'incidents atomiques ; elle a d'emblée un sens, nous la comprenons ; pourquoi la situation de l'historien serait-elle plus kafkéenne ? L'histoire est faite de la même substance que la vie de chacun de nous. 
  Les faits ont donc une organisation naturelle, que l'historien trouve toute faite, une fois qu'il a choisi son sujet, et qui est inchangeable : l'effort du travail historique consiste justement à retrouver cette organisation : causes de la guerre de 1914, buts de guerre des belligérants, incident de Sarajevo; les limites de l'objectivité des explications historiques se ramènent en partie au fait que chaque historien parvient à pousser plus ou moins loin l'explication. À l'intérieur du sujet choisi, cette organisation des faits leur confère une importance relative: dans une histoire militaire de la guerre de 1914, un coup de main aux avant-postes importe moins qu'une offensive qui occupa à juste raison les grands titres des journaux ; dans la même histoire militaire, Verdun compte davantage que la grippe espagnole. Bien entendu, dans une histoire démographique, ce sera l'inverse. Les difficultés ne commenceraient que si l'on s'avisait de demander lequel, de Verdun et de la grippe, compte le plus absolument, du point de vue de l'Histoire. Ainsi donc : les faits n'existent pas isolément, mais ont des liaisons objectives ; le choix d'un sujet d'histoire est libre, mais, à l'intérieur du sujet choisi, les faits et leurs liaisons sont ce qu'ils sont et nul n'y pourra rien changer ; la vérité historique n'est ni relative, ni inaccessible comme un ineffable au-delà de tous les points de vue, comme un « géométral ». "


Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire, 1971, Seuil, p. 50.
 

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Date de création : 24/04/2014 @ 16:10
Dernière modification : 02/09/2024 @ 09:14
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