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Texte à méditer :  Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal.  Ovide
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Hors des sentiers battus
La communauté scientifique

  "L'idée en effet qu'il existe un milieu scientifique homogène, où les seules différences entre les scientifiques seraient purement quantitatives, est en décalage complet par rapport à la réalité. Certes, elle a des racines historiques et trouve sa source dans la situation des scientifiques du XVIIe au XIXe siècle environ. La recherche y était de caractère essentiellement individuel, une sorte d'artisanat à la fois manuel et intellectuel. Dispersés et relativement isolés, faiblement institutionnalisés, les scientifiques se répartissaient en une hiérarchie essentiellement fondée sur la reconnaissance mutuelle des mérites. Mais avec la croissance et l'industrialisation de l'institution scientifique, toujours plus poussées au cours de ce siècle, la situation a radicalement changé. La division du travail s'est imposée ; division en disciplines de plus en plus cloisonnées et même en sous-disciplines : la physique théorique des hautes énergies par exemple n'existe plus que comme conglomérat de spécialités, théorie des groupes, théorie des champs, matrice S, interactions faibles, etc. ; fossé entre théoriciens et expérimentateurs, souvent infranchissable, par exemple en physique des particules ; constitution d'équipes de plus en plus nombreuses et hiérarchisées. L'image du maître travaillant avec quelques élèves dévoués, ses futurs successeurs, et un ou deux techniciens fidèles, dans le respect et l'entraide, si elle a pu refléter (sans doute déjà de façon optimiste !) une réalité du siècle dernier, est définitivement caduque. Aujourd'hui, on trouve dans la recherche des « patrons » qui consacrent la plupart de leur temps à des fonctions administratives et politiques générales, ayant souvent perdu tout contact réel avec la recherche, mais présentant dans les congrès les résultats de « leurs » chercheurs ; des « chercheurs confirmés », qui organisent le travail, répartissent les tâches, surveillent leur exécution et sont souvent les seuls à avoir une idée claire du projet en cours ; des jeunes chercheurs au statut instable, à l'emploi et au salaire incertains, contraints à la docilité pour avoir des chances de progresser. La hiérarchie sociale réelle, celle du pouvoir, dans l'institution et en dehors, est alors complètement discontinue et de véritables rites d'initiation (la thèse, la nomination dans un poste de direction) seuls permettant d'en franchir les échelons. Il n'y a plus aucune unité sociale du milieu scientifique, mais d'aigus conflits d'intérêts en son sein. De plus, la corrélation entre la hiérarchie du pouvoir et celle de la compétence est de plus en plus faible, car la notion même de compétence individuelle tend à perdre toute signification. Quand le travail expérimental devient explicitement collectif (les articles scientifiques comportent de plus en plus de signataires), que les théoriciens eux-mêmes ne font souvent qu'améliorer progressivement une idée largement commune, la reconnaissance individuelle tient souvent à des facteurs extérieurs à la créativité scientifique : bon réseau de « public relations », accès facile aux instruments expérimentaux, appartenance à une institution riche et prestigieuse. Tous ces traits sont évidemment plus ou moins marqués suivant les disciplines ; en physique des hautes énergies, ils sont souvent caricaturaux, mais on les retrouve ailleurs à d'autres degrés dans la plupart des domaines de la physique. Il faut que la nécessité idéologique de l'image du scientifique soit bien forte pour qu'elle continue à s'imposer en dépit de la réalité."

 

Jean-Marc Lévy-Leblond, "Mais ta physique ?", in L'Idéologie de/dans la science, Seuil, 1977, p. 126-128.

 

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Date de création : 21/05/2014 @ 13:42
Dernière modification : 20/11/2023 @ 19:44
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