"Dans la pensée du Moyen-Âge, les légions des animaux, nommés une fois pour toutes par Adam, portaient symboliquement les valeurs de l'humanité. Mais au début de la Renaissance, les rapports avec l'animalité se renversent ; la bête se libère ; elle échappe au monde de la légende et de l'illustration morale pour acquérir un fantastique qui lui est propre. Et par un étonnant renversement, c'est l'animal, maintenant, qui va guetter l'homme, s'emparer de lui et le révéler à sa propre vérité. Les animaux impossibles, issus d'une imagination en folie, sont devenus la secrète nature de l'homme ; et lorsque au dernier jour l'homme de péché apparaît dans sa nudité hideuse, on s'aperçoit qu'il a la figure monstrueuse d'un animal délirant [...]. L'animalité a échappé à la domestication par les valeurs et les symboles humains ; et si c'est elle maintenant qui fascine l'homme par son désordre, sa fureur, sa richesse de monstrueuses impossibilités, c'est elle qui dévoile la sombre rage, la folie infertile qui est au cœur de l'homme.
Au pôle opposé à cette nature de ténèbres, la folie fascine parce qu'elle est savoir. Elle est savoir, d'abord, parce que toutes ces figures absurdes sont en réalité les éléments d un savoir difficile, fermé, ésotérique. Ces formes étranges sont situées, d'emblée, dans l'espace du grand secret, et le saint Antoine qui est tenté par elles n'est pas soumis à la violence du Désir, mais à l'aiguillon, bien plus insidieux, de la curiosité[1] [...]. Son mouvement de recul n'est autre que celui par lequel il se défend de franchir les limites interdites du savoir […] Ce savoir, si inaccessible, et si redoutable, le Fou, dans sa niaiserie innocente, le détient. Tandis que l'homme de raison et de sagesse n'en perçoit que des figures fragmentaires – d'autant plus inquiétantes – le Fou le porte tout entier en une sphère intacte : cette boule de cristal, qui pour tous est vide, est pleine, ses yeux, de l'épaisseur d'un invisible savoir [...]. C'est elle, cette bulle irisée du savoir, qui se balance, sans se briser jamais – lanterne dérisoire mais infiniment précieuse – au bout de la perche que porte sur l'épaule Margot la Folle[2]. C'est elle aussi qui figure au revers du jardin des Délices. Autre symbole du savoir, l'arbre (l'arbre interdit, l'arbre de l'immortalité promise et du péché), jadis planté au cœur du Paradis terrestre, a été déraciné et forme maintenant le mât du navire des fous [...] ; c'est lui [...] qui se balance au-dessus de la Nef des Fous de Bosch. Qu'annonce-t-il ce savoir des fous ? Sans doute, puisqu'il est le savoir interdit, il prédit à la fois le règne de Satan et la fin du monde ; le dernier bonheur et le châtiment suprême ; la toute-puissance sur terre, et la chute infernale [...].
Mais, si le savoir est si important dans la folie, ce n'est pas que celle-ci puisse en détenir les secrets ; elle est au contraire le châtiment d'une science déréglée et inutile. Si elle est la vérité de la connaissance, c'est que celle-ci est dérisoire, et qu'au lieu de s'adresser au grand Livre de l'expérience elle se perd dans la poussière des livres et dans les discussions oiseuses ; la science verse dans la folie par l'excès même des fausses sciences [...].
Conformément au thème longtemps familier à la satire populaire, la folie apparaît ici comme La punition comique du savoir et de sa présomption ignorante."
Michel Foucault, Histoire de la Folie à l'âge classique, coll. 10-18, 1961, p. 34-40.
[1] Les théologiens du Moyen Age distinguaient parmi les passions pernicieuses de l'homme, la "libido sciendi" ou le désir de savoir.
[2] Margot la Folle est un tableau du peintre flamand Brueghel.