"Le lien entre savoir et pouvoir qui avait auparavant existé sur une base relativement fluide – étroit en temps de guerre, lâche en temps de paix – s'est définitivement resserré vers le milieu du XXe siècle où il s'est institutionnalisé. Cependant cet accomplissement apparent des thèses de Bacon sur le progrès humain qui sous-tendaient sa vision de la nouvelle Atlantis, n'est en fait que la quête du progrès technique. C'est ainsi qu'Edward Teller, le père de la bombe H américaine, faisant le panégyrique de l'opération Plowshare, projet d'utilisation d'explosifs nucléaires pour creuser des ports de mer de grande profondeur, identifiait la science au progrès, pour ajouter que « le progrès ne peut être, ni ne sera arrêté »[1].
Alors que dans le passé l'idéologie de la science proclamait que sa fonction sociale était libératrice (comme le fait encore la science officielle soviétique), Nagasaki et Hiroshima révélaient sans équivoque, ce dont on n'apercevait auparavant que des lueurs, la relation entre la domination de la nature par le savoir et la domination de l'humanité par le pouvoir.
En partie à cause de la Bombe, les scientifiques, en tant qu'élite, étaient désormais dans l'impossibilité de soutenir que science et technologie étaient socialement progressistes ; du coup, ils pensaient avoir des responsabilités politiques particulières, puisque la recherche qu'ils faisaient, contrairement, croyaient-ils, à celle de l'historien ou de l'artiste, agissait très directement sur la société. Le danger existait également que la Bombe soit considérée comme le résultat inévitable de la physique, de sorte que quiconque, physicien, serait en proie aux remords devrait abandonner la physique (et, de fait, beaucoup se convertirent à la biologie pour cette raison). La réponse à cette attaque morale fut d'affirmer la neutralité de la science, force, bonne ou mauvaise, selon les lubies de la société. C'était donc simplement l'application de la science qui n'était pas neutre. Cette conjecture commode permit à de nombreux scientifiques, au cours des deux décennies qui suivirent, de continuer simultanément à faire de la haute science – en acceptant parfois des crédits des militaires – tout en professant en même temps des opinions politiques radicales ou en s'opposant à certains développements de la course aux armements. Le divorce entre la réalité objective des utilisations de la science et la conscience des scientifiques devint presque total."
Hilary Rose et Steven Rose, "L'enrôlement de la science", 1976, in L'idéologie de/dans la science, Seuil, 1977, p. 48-49.