"La vérité, dit-on, consiste dans l'accord de la connaissance avec l'objet. Selon cette simple définition de mots, ma connaissance doit donc s'accorder avec l'objet pour avoir valeur de vérité. Or le seul moyen que j'ai de comparer l'objet avec ma connaissance, c'est que je le connaisse. Ainsi, ma connaissance doit se confirmer elle-même ; mais c'est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l'objet est hors de moi, et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier, c'est si ma connaissance de l'objet s'accorde avec ma connaissance de l'objet. Les Anciens appelaient diallèle un tel cercle dans la définition Et effectivement, c'est cette faute que les sceptiques n'ont cessé de reprocher aux logiciens ; ils remarquaient qu'il en est de cette définition de la vérité comme d'un homme qui ferait une déposition au tribunal et invoquerait comme témoin quelqu'un que personne ne connaît, mais qui voudrait être cru en affirmant que celui qu'il invoque comme témoin est un honnête homme. Reproche absolument fondé, mais la solution du problème en question est totalement impossible pour tout le monde."
Kant, Logique, 1800, introduction, VII, tr. fr. Louis Guillermit, Vrin, 1989, p. 54-55.
"La vérité, vous dira n'importe quel dictionnaire, est une propriété que possèdent certaines de nos idées : elle consiste dans ce fait qu'elles sont « d'accord », de même que l'erreur consiste dans ce fait qu'elles sont « en désaccord », avec la réalité. Les pragmatistes et les intellectualistes s'entendent pour admettre cette définition comme une chose qui va de soi. Ils ne cessent de s'entendre qu'au moment ou l'on soulève la question de savoir exactement ce que signifie le terme « accord », et ce que signifie le terme « réalité » – lorsque l'on voit dans la réalité quelque chose avec quoi nos idées doivent « s'accorder ». [...]
L'opinion courante, là-dessus, c'est qu'une idée vraie doit être la copie de la réalité correspondante. De même que d'autres conceptions courantes, celle-ci est fondée sur une analogie que fournit l'expérience la plus familière. Lorsqu'elles sont vraies, nos idées des choses sensibles reproduisent ces dernières, en effet. Fermez les yeux, et pensez à cette horloge, là-bas, sur le mur : vous avez bien une copie ou reproduction vraie du cadran. Mais l'idée que vous avez du « mouvement d'horlogerie », à moins que vous ne soyez un horloger, n'est plus, à beaucoup près au même degré, une copie, bien que vous l'acceptiez comme telle, parce qu'elle ne reçoit de la réalité aucun démenti. Se réduisît-elle à ces simples mots, « mouvement d'horlogerie », ces mots font pour vous l'office de mots vrais. Enfin, quand vous parlez de l'horloge comme ayant pour « fonction » de « marquer l'heure », ou quand vous parlez de « l'élasticité » du ressort, il est difficile de voir au juste de quoi vos idées peuvent bien être la copie !
Vous voyez qu'il y a ici un problème. Quand nos idées ne peuvent pas positivement copier leur objet, qu'est-ce qu'on entend par leur « accord » avec cet objet ? Quelques idéalistes semblent dire qu'elles sont vraies toutes les fois qu'elles sont ce qui, dans les intentions de Dieu, doit être pensé par nous sur l'objet. D'autres s'en tiennent résolument à la théorie de l'« idée-image » et s'expriment, à cet égard, comme si nos idées étaient plus ou moins vraies, suivant qu'elles se rapprochent plus ou moins du point où elles reproduiraient exactement la pensée éternelle de l'Absolu.
Ces conceptions exigent d'être discutées au point de vue pragmatique."
William James, Le Pragmatisme, 1907, traduction de E. Le Brun, Flammarion, p. 142-143.
"À partir de Kant (et quel qu'ait pu être sur ce point le flottement de la langue de Kant lui-même), objet et objectif ne peuvent avoir qu'un sens : ce n'est pas ce qui est en soi, hors de notre esprit et de tout esprit, car ce qui ne serait pour personne serait nul et non avenu pour tout le monde, et même, ce me semble, totalement inexistant : car je ne peux concevoir une existence qui ne soit pas posée, affirmée par un esprit ; – ce ne serait pas non plus ce qui est représenté en commun par tous les esprits, ou du moins ce ne serait pas cela primitivement et directement ; car des esprits qui rêveraient tous en même temps le même rêve, n'en rêveraient pas moins pour cela : on peut, à la rigueur, s'accorder dans le faux aussi bien que dans le vrai, et cela arrive même souvent sur bien des points. Que sera-ce donc ? Ce ne peut être, ce me semble, que ce qui est que ce qui est le fondement même de l'accord des esprits, c'est ce qui est EN SOI dans notre esprit et dans tout esprit, par opposition non évidemment à ce qui est hors de tout esprit, mais à ce qui, dans un esprit quelconque, est pure représentation, contingente et passagère et dont on ne peut rien dire, sinon qu'on l'a. C'est ce qu'on a raison de se représenter, parce qu'il y a une raison pour qu'on se le représente, raison tirée, non d'un état antécédent de tel ou tel esprit, mais de la nature même de la chose : c'est, en un mot, une représentation de droit par opposition à une représentation de fait. — Les hommes ont eu assurément de tout temps l'idée de la vérité : mais ils ont eu bien de la peine à s'en rendre compte. On définit la vérité l'accord de la pensée avec la chose : mais un accord ne peut constituer par lui-même aucune vérité ; on suppose, quand on dit cela, que la chose est vraie par elle-même et, par conséquent, d'une vérité autre que celle qu'on définit. Mais en quoi peut consister cette vérité de la chose ? Est-ce à être donnée, à être là ? Mais d'abord c'est une grosse question (celle du rêve et de la veille, celle de l'idéalisme vulgaire), de savoir si la chose est réellement donnée, est réellement là. Mais supposons que la chose soit là, dans un espace ou réceptacle quelconque, hors de l'esprit, en sera-t-elle plus vraie pour cela ? Elle sera, si l'on veut, un fait ; mais une représentation qui est dans mon esprit, et qui ne s'accorde pas avec cette chose est, elle aussi, un fait : lequel de cas deux faits a raison d'être ce qu'il est, et lequel a tort de ne pas ressembler à l'autre ? Il faut donc bien en venir à l'idée d'une vérité intrinsèque, qui porte en elle-même sa raison d'être vraie, en un mot à l'idée d'une représentation de droit. Il n'y a pas de vérité possible pour le pur empirisme."
Jules Lachelier, Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande, 1926, article Objectif 2, 6e édition, 1951, P.U.F., p. 695-697.
"De même, c'est parce que le logos est un faire-voir qu'il peut être vrai ou faux. L'important, ici encore, est de se dégager de tout concept construit de la vérité au sens d'un « accord ». Car cette idée n'est nullement primordiale dans le concept de l'aletheia. L'« être-vrai » du logos comme aletheuein veut dire : soustraire à son retrait, dans le legein comme apophainesthai, l'étant dont il est parlé et le faire voir comme non-retiré (alethes), le découvrir. De même, l'« être-faux » (pseudesthai) signifie autant que tromper au sens de recouvrir : placer quelque chose devant quelque chose (sur le mode du faire-voir) et ainsi le donner comme quelque chose qu'il n'est pas.
Mais si la « vérité » a ce sens et si le logos est un mode déterminé du faire-voir, alors le logos ne saurait justement pas être considéré comme le « lieu » primaire de la vérité. Lorsque l'on détermine, comme c'est devenu aujourd'hui chose tout à fait courante, la vérité comme ce qui appartient « proprement » au jugement, et que de surcroît on invoque Aristote à l'appui de cette thèse, une telle invocation est tout aussi illégitime que, surtout, le concept grec de la vérité est incompris. Est « vraie » au sens grec, et certes plus originellement que le logos cité, aisthesis, l'accueil pur et simple, sensible de quelque chose. Tandis qu'une aisthesis vise ses idia, c'est-à-dire l'étant qui essentiellement n'est accessible que par elle et pour elle, par exemple le voir des couleurs, alors cet accueil est toujours vrai. Ce qui veut dire que le voir découvre toujours des couleurs, l'entendre toujours des sons. Mais est « vrai » au sens le plus pur et le plus originel — autrement dit découvre sans jamais pouvoir recouvrir — le pur noein, l'accueil purement et simplement considératif des déterminations d'être les plus simples de l'étant comme tel. Ce noein ne peut jamais recouvrir, jamais être faux, il peut tout au plus être non-accueil, agnoein, ne pas suffire à l'accès pur et simple, adéquat."
Heidegger, Être et temps, 1927, § 7B, tr. fr. E. Martineau, Authentica, 1985, p. 46.
"Nous parlons de concordance en divers sens. Nous disons par exemple en présence de deux pièces de cinq marks posées sur la table : il y a concordance entre elles. Elles sont en concordance par l'identité de leur aspect. Elles ont donc cet aspect en commun et, de ce point de vue, sont pareilles. Nous parlons encore de concordance lorsque, par exemple nous disons d'une des pièces : cette pièce de monnaie est ronde. Ici, c'est l'énoncé qui est en concordance avec la chose. La relation, à présent ne s'établit plus d'une chose à une chose mais entre un énoncé et une chose. En quoi cependant la chose et l'énoncé peuvent-ils se convenir, là où manifestement les termes de la relation diffèrent par leur aspect ? La pièce de monnaie est faite de métal. L'énoncé n'est aucunement matériel. La pièce est ronde. L'énoncé n'a aucun caractère spatial. La pièce permet d'acheter un objet. L'énoncé n'est jamais un moyen de paiement. Mais en dépit de toutes les différences, l'énoncé en question concorde, en tant que vrai, avec la pièce de monnaie. Et cet accord, conformément au concept courant de la vérité, doit être conçu comme une adéquation.
Comment ce qui est complètement différent, l'énoncé, peut-il se faire adéquat à la pièce de monnaie ? Cet énoncé devrait donc devenir une pièce de monnaie et ainsi cesser absolument d'être lui-même. C'est ce qui ne saurait se faire. Au moment où pareille transmutation viendrait à s'accomplir, il serait impossible qu'un énoncé puisse encore, en tant que tel, être en concordance avec la chose. Pour réaliser l'adéquation, l'énoncé devra rester, voire devenir ce qu'il est. En quoi consiste donc son essence, foncièrement différente de celle de toute chose ? Comment un énoncé, tout en maintenant son essence, peut-il se faire adéquat à l'autre, à une chose ?
L'adéquation ne saurait signifier ici le fait que deux choses de nature dissemblable deviennent réellement identiques. L'essence de l'adéquation se détermine plutôt par la nature de la relation qui règne entre l'énoncé et la chose. Tant que cette « relation » demeurera indéterminée et non fondée en son essence, toute discussion sur la possibilité ou l'impossibilité, sur la nature et le degré de cette adéquation, se déroule dans le vide."
Heidegger, "De l'essence de la vérité",1954, tr. fr. Alphonse de Waehlens et Walter Biemel, Questions I et II, Gallimard, tel, 1990, p. 168-169.
"[…] n'est-ce pas que ces questions du bon, du juste, de l'équitable, du mérite sont tout à fait distinctes de la question du vrai et du faux ? Celle-ci, n'est-ce pas qui est une affaire très simple, du noir au blanc : ou l'énoncé correspond au fait ou il n'y correspond pas, et voilà tout.
Quant à moi, je ne le crois pas. Prenons les assertions suivantes :
- La France est hexagonale
- Lord Raglan a gagné la bataille de l'Alma
- Oxford est à 100 km de Londres
Il est bien vrai que, pour chacune de ces assertions, on peut poser la question, « vraie ou fausse ? ». Mais ce n'est que dans les cas assez favorables que nous devons attendre une réponse « oui ou non », une fois pour toutes. En posant la question, on comprend que l'énoncé doit être confronté de façon ou d'autre avec les faits. Bien sûr. Confrontons donc « La France est hexagonale » avec la France. Que dire ? Est-ce vrai ou non ? Question, on le voit, simpliste. Eh bien si vous voulez, jusqu'à un certain point, on peut voir ce que vous voulez dire, oui peut-être dans tel but, ou à tel propos, pour les généraux cela pourrait aller, mais pas pour les géographes. Et ainsi de suite. C'est une assertion-ébauche […] mais on ne peut pas dire qu'elle soit fausse tout court. Et l'Alma, bataille du simple soldat si jamais il en fut : c'est vrai que Lord Raglan avait le commandement de l'armée alliée, et que cette armée a gagné dans une certaine mesure une espèce confuse de victoire ; oui, cela serait justifié, mérité même, pour les écoliers tout au moins, quoique vraiment un peu exagéré. Et Oxford, oui c'est vrai que cette ville est à 100 km de Londres, si vous ne voulez qu'un certain degré de précision.
Sous le titre du « vrai » ce que nous avons en effet n'est point une simple qualité, ni une relation, ni une chose quelconque, mais plutôt toute une dimension de critique. On peut se faire une idée, peut-être pas très claire, de cette critique : ce qui est clair c'est qu'il y a un tas de choses à considérer et à peser dans cette seule dimension, – les faits, oui, mais aussi la situation de celui qui a parlé, le but dans lequel il parlait, son auditoire, questions de précision, etc. […]. Ce dont on a besoin, il me semble, c'est d'une doctrine nouvelle, à la fois complète et générale, de CE QUE L'ON FAIT EN DISANT QUELQUE CHOSE, dans tous les sens de cette phrase ambiguë, et de ce que j'appelle l'acte de discours, non pas sous tel ou tel aspect seulement, mais pris dans sa totalité."
John Langshaw Austin, "Performatif-constatif", in La Philosophie analytique, Cahiers de Royaumont. Philosophie, n° IV, 1958, Éd. de Minuit, 1962, p. 280-281.
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