"Quiconque pense commence toujours par se tromper. L'esprit juste se trompe d'abord tout autant qu'un autre ; son travail propre est de revenir, de ne point s'obstiner, de corriger selon l'objet la première esquisse. Mais il faut une première esquisse ; il faut un contour fermé. L'abstrait est défini par là. Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. On comprend que le liseur ne regarde pas à une lettre, et que, par un fort préjugé il croit toujours l'avoir lue, même quand il n'a pas pu la lire, et si elle manque, il n'a pas pu la lire. Descartes disait bien que c'est notre amour de la vérité qui nous trompe principalement, par cette précipitation, par cet élan, par ce mépris des détails, qui est la grandeur même. Cette vue est elle-même généreuse ; elle va à pardonner l'erreur ; et il est vrai qu'à considérer les choses humainement, toute erreur est belle. Selon mon opinion, un sot n'est point tant un homme qui se trompe qu'un homme qui répète des vérités, sans s'être trompé d'abord comme ont fait ceux qui les ont trouvées"
Alain, Vigiles de l'esprit, 6 août 1921.
"Si l'on pose maintenant le problème de la nouveauté scientifique sur le plan plus proprement psychologique, on ne peut manquer de voir que cette allure révolutionnaire de la science contemporaine doit réagir profondément sur la structure de l'esprit. L'esprit a une structure variable dés l'instant où la connaissance a une histoire. En effet, l'histoire humaine peut bien, dans ses passions, dans ses préjugés, dans tout ce qui relève des impulsions immédiates, être un éternel recommencement ; mais il y a des pensées qui ne recommencent pas ; ce sont les pensées qui ont été rectifiées, élargies, complétées. Elles ne retournent pas à leur aire restreinte ou chancelante. Or l'esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des cadres de la connaissance. Il juge son passé historique en le condamnant. Sa structure est la conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement, on pense le vrai comme rectification historique d'une longue erreur, on pense l'expérience comme rectification de l'illusion commune et première."
Gaston Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, 1934, PUF, 1966, p. 173.
"Aucune idée isolée ne porte en soi la marque de son objectivité. À toute idée il faut adjoindre une histoire psychologique, un processus d'objectivation pour indiquer comment cette idée est parvenue à l'objectivité. Si intuitive que soit l'origine d'une idée, aucune contemplation ne nous livre cette idée d'emblée. Comment d'ailleurs avoir l'assurance que notre être soit lui-même tout entier dans la contemplation la plus concentrée ? La pensée commence par un dialogue sans précision où le sujet et l'objet communiquent mal, car ils sont tous deux des diversités dépareillées. Il est aussi difficile de se reconnaître comme sujet pur et distinct que d'isoler des centres absolus d'objectivation. Rien ne nous est pleinement et définitivement donné, pas même nous-mêmes à nous-mêmes. La direction générale où nous devons chercher l'objectivité ne se reconnaît pas à un indice initial. D'un autre côté, quand nous exigeons, comme le suggère la prudence, des preuves multiples pour la conscience vraiment substantive, nous voyons se troubler en nous le sens même de l'intimité. Autrement dit, le sujet pur s'éloigne dès que nous avons reconnu la nécessité de purifier les intuitions premières. J'ai besoin de penser quelque chose pour me penser quelqu'un ; j'ai besoin d'un critérium de vérité objective pour établir un critérium de la croyance intime. C'est la réflexion sur l'expérience du cogito qui donne à Descartes son critérium de clarté et de distinction. Inversement, dès que le doute nous touche, nous perdons tout d'un même coup : nous-même et le monde. Pour reconquérir la vérité objective et la conscience il faudra ensuite de lentes manœuvres. Ce ne sera que de proche en proche et sans jamais se référer à des pôles absolus que l'on pourra légitimer les progrès de l'objectivation et de la subjectivation. Ainsi on jugera de la valeur objective d'une idée par la place que cette idée occupe dans le processus d'objectivation qu'on doit nécessairement lui adjoindre pour la rendre claire, efficace, communicable. On jugera de la concentration subjective par la série d'efforts qu'il faut faire pour se garder identique à soi-même dans la diversité et le flux des intuitions et des pensées.
Si les lignes de subjectivation et d'objectivation sont si mal dessinées et si irrégulières, il est sans doute imprudent de les supposer purement et simplement inverses l'une de l'autre. Il est vain aussi de partir d'une expérience centrale bien désignée qu'on analyserait au double point de vue objectif et subjectif. La précision du point de départ n'influe pas sur la sûreté de la démarche. Psychologiquement, l'objectivité est toujours en danger, elle a constamment besoin d'être reconquise, elle doit constamment être doublée d'une conscience explicite de 1'objectivation. Il faut donc méditer sur un rythme oscillatoire d'objectivation et de subjectivation. Il faut penser et se voir penser. L'idéalisme a besoin de détours pour trouver sa voie.
Si l'objectivité a besoin d'être reconquise, elle a besoin aussi d'être perdue pour qu'on en sente et le prix et le sens, pour qu'on l'éprouve sur des plans divers et qu'on lui donne le soutien des corrélations. C'est au point qu'on peut proposer un paradoxe pédagogique à la base même de la culture : l'objectivité d'une idée sera d'autant plus claire, d'autant plus distincte qu'elle apparaîtra sur un fond d'erreurs plus profondes et plus diverses. C'est précisément en fonction du nombre et de l'importance des erreurs antécédentes que se mesure le critérium de distinction posé comme différent du critérium de clarté. Autrement dit encore, pour bien faire valoir le prix d'une idée objective, il faut la replacer dans le halo des illusions immédiates. Il faut errer pour aboutir.
Ainsi toute objectivation procède d'une élimination des erreurs subjectives et, psychologiquement, elle vaut comme une conscience de cette élimination. Ce n'est pas tant une question de fait qu'une question de droit. Une vérité n'a son plein sens qu'au terme d'une polémique. Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n'y a que des erreurs premières. On ne doit donc pas hésiter à inscrire à l'actif du sujet son expérience essentiellement malheureuse. La première et la plus essentielle fonction de l'activité du sujet est de se tromper. Plus complexe sera son erreur, plus riche sera son expérience. L'expérience est très précisément le souvenir des erreurs rectifiées. L'être pur est l'être détrompé."
Gaston Bachelard, "Idéalisme discursif", 1934-1935, in Études, Vrin, 2002, p. 77-79.
"[...] pour bien faire valoir le prix d'une idée objective, il faut la replacer dans le halo des illusions immédiates. Il faut errer pour aboutir.
Ainsi toute objectivation procède d'une élimination des erreurs subjectives et, psychologiquement, elle vaut comme une conscience de cette élimination. Ce n'est pas tant une question de fait qu'une question de droit. Une vérité n'a son plein sens qu'au terme d'une polémique. Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n'y a que des erreurs premières. On ne doit donc pas hésiter à inscrire à l'actif du sujet son expérience essentiellement malheureuse. La première et la plus essentielle fonction de l'activité du sujet est de se tromper. Plus complexe sera son erreur, plus riche sera son expérience. L'expérience est très précisément le souvenir des erreurs rectifiées. L'être pur est l'être détrompé."
Gaston Bachelard, "Idéalisme discursif", 1934-1935, in Études, Vrin, 2002, p. 79.
"On a dit souvent qu'une hypothèse scientifique qui ne peut se heurter à aucune contradiction n'est pas loin d'être une hypothèse inutile. De même, une expérience qui ne rectifie aucune erreur, qui est platement vraie, sans débat, à quoi sert-elle ? Une expérience scientifique est alors une expérience qui contredit l'expérience commune. D'ailleurs, l'expérience immédiate et usuelle garde toujours une sorte de caractère tautologique, elle se développe dans le règne des mots et des définitions ; elle manque précisément de cette perspective d'erreurs rectifiées qui caractérise, à notre avis, la pensée scientifique. [...]
Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation."
Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, 1938, Vrin, 1970, p. 10-14.
"C'est une banalité de dire que la science expulse l'erreur, se substitue à l'ignorance. Mais trop souvent aussi, philosophes ou savants ont conçu l'erreur comme un accident regrettable, une maladresse qu'un peu moins de précipitation ou de prévention nous eût épargnée, et l'ignorance comme une privation du savoir correspondant. Personne encore n'avait dit avec l'insistante assurance de M. Bachelard que l'esprit est d'abord de lui-même pure puissance d'erreur, que l'erreur a une fonction positive dans la genèse du savoir et que l'ignorance n'est pas une sorte de lacune ou d'absence, mais qu'elle a la structure et la vitalité de l'instinct. De même, la prise de conscience du caractère nécessairement hypothético-déductif de quelque science que ce soit avait conduit les philosophes, dès la fin du XIXe siècle, à suspecter d'insuffisance la notion de principes intuitifs, évidences, données ou grâces, sensibles ou intellectuelles. Mais personne encore n'avait consacré autant d'énergie et d'obstination que M. Bachelard à affirmer que la science se fait contre l'immédiat, contre les sensations, que « l'évidence première n'est pas une vérité fondamentale », que le phénomène immédiat n'est pas le phénomène important. La malveillance critique n'est pas une pénible nécessité dont le savant pourrait souhaiter se voir dispensé, car elle n'est pas une conséquence de la science mais son essence. La rupture avec le passé des concepts, la polémique, la dialectique c'est tout ce que nous trouvons au terme de l'analyse des moyens du savoir. Sans outrance mais non sans paradoxe, M. Bachelard place dans le refus le ressort propulseur de la connaissance. Mais surtout personne autant que lui n'avait mis de patience, d'ingéniosité, de culture à multiplier les exemples invoqués à l'appui de cette thèse. Le modèle de ce genre d'exercice nous semble résider dans le passage où l'exemple de l'atomisme est appelé à témoigner du fait que le bénéfice de la connaissance tient uniquement dans ce que la rectification d'un concept « retranche » d'une intuition ou d'une image initiale. « L'atome est exactement la somme des critiques auxquelles on soumet son image première. » Et encore : « Le schéma de l'atome proposé par Bohr, il y a un quart de siècle, a, dans ce sens, agi comme une bonne image : il n'en reste plus rien. » Déjà, dans un ouvrage où il se montrait moins sévère pour le schéma de Bohr, M. Bachelard avait dénoncé « le caractère illusoire de nos intuitions premières ». Pour un philosophe selon qui « le réel n'est jamais ce qu'on pourrait croire mais toujours ce qu'on aurait dû penser », le vrai ne peut être que la limite des illusions perdues."
Georges Canguilhem, "Sur une épistémologie concordataire", in Hommage à G. Bachelard, P.U.F., 1957, p. 6-7.
"Quand je suis curieux d'une chose, mathématique ou autre, je l'interroge. Je l'interroge, sans me soucier si ma question est peut-être stupide ou si elle va paraître telle, sans qu'elle soit à tout prix mûrement pesée. Souvent la question prend la forme d'une affirmation – une affirmation qui, en vérité, est un coup de sonde. J'y crois plus ou moins, à mon affirmation, ça dépend bien sûr du point où j'en suis dans la compréhension des choses que je suis en train de regarder. Souvent, surtout au début d'une recherche, l'affirmation est carrément fausse – encore fallait-il la faire pour pouvoir s'en convaincre. Souvent, il suffisait de l'écrire pour que ça saute aux yeux que c'est faux, alors qu'avant de l'écrire il y avait un flou, comme un malaise, au lieu de cette évidence. Ça permet maintenant de revenir à la charge avec cette ignorance en moins, avec une question-affirmation peut-être un peu moins « à côté de la plaque ». Plus souvent encore, l'affirmation prise au pied de la lettre s'avère fausse, mais l'intuition qui, maladroitement encore, a essayé de s'exprimer à travers elle est juste, tout en restant floue. Cette intuition peu à peu va se décanter d'une gangue toute aussi informe d'abord d'idées fausses ou inadéquates, elle va sortir peu à peu des limbes de l'incompris qui ne demande qu'à être compris, de l'inconnu qui ne demande qu'à se laisser connaître, pour prendre une forme qui n'est qu'à elle, affiner et aviver ses contours, au fur et à mesure que les questions que je pose à ces choses devant moi se font plus précises ou plus pertinentes, pour les cerner de plus en plus près.
Mais il arrive aussi que par cette démarche, les coups de sonde répétés convergent vers une certaine image de la situation, sortant des brumes avec des traits assez marqués pour entraîner un début de conviction que cette image-là exprime bien la réalité – alors qu'il n'en est rien pourtant, quand cette image est entachée d'une erreur de taille, de nature à la fausser profondément. Le travail, parfois laborieux, qui conduit au dépistage d'une telle idée fausse, à partir des premiers « décollages » constatés entre l'image obtenue et certains faits patents, ou entre cette image et d'autres qui avaient également notre confiance – ce travail est souvent marqué par une tension croissante, au fur et à mesure qu'on approche du noeud de la contradiction, qui de vague d'abord se fait de plus en plus criante – jusqu'au moment où enfin elle éclate, avec la découverte de l'erreur et l'écroulement d'une certaine vision des choses, survenant comme un soulagement immense, comme une libération. La découverte de l'erreur est un des moments cruciaux, un moment créateur entre tous, dans tout travail de découverte, qu'il s'agisse d'un travail mathématique, ou d'un travail de découverte de soi.
C'est un moment où notre connaissance de la chose sondée soudain se renouvelle.
Craindre l'erreur et craindre la vérité est une seule et même chose. Celui qui craint de se tromper est impuissant à découvrir. C'est quand nous craignons de nous tromper que l'erreur qui est en nous se fait immuable comme un roc. Car dans notre peur, nous nous accrochons à ce que nous avons décrété « vrai » un jour, ou à ce qui depuis toujours nous a été présenté comme tel. Quand nous sommes mûs, non par la peur de voir s'évanouir une illusoire sécurité, mais par une soif de connaître, alors l'erreur, comme la souffrance ou la tristesse, nous traverse sans se figer jamais, et la trace de son passage est une connaissance renouvelée."
Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles, I, 1986, Première partie, § 5.2, Gallimard, 2022, p. 128-129.
"La découverte de l'erreur est un des moments cruciaux, un moment créateur entre tous, dans tout travail de découverte, qu'il s'agisse d'un travail mathématique, ou d'un travail de découverte de soi.
C'est un moment où notre connaissance de la chose sondée soudain se renouvelle.
Craindre l'erreur et craindre la vérité est une seule et même chose. Celui qui craint de se tromper est impuissant à découvrir. C'est quand nous craignons de nous tromper que l'erreur qui est en nous se fait immuable comme un roc. Car dans notre peur, nous nous accrochons à ce que nous avons décrété "vrai" un jour, ou à ce qui depuis toujours nous a été présenté comme tel. Quand nous sommes mûs, non par la peur de voir s'évanouir une illusoire sécurité, mais par une soif de connaître, alors l'erreur, comme la souffrance ou la tristesse, nous traverse sans se figer jamais, et la trace de son passage est une connaissance renouvelée."
Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles, I, 1986, Première partie, § 5.2, Gallimard, 2022, p. 129.
"On mesure la teneur en vérité d'une vérité à la quantité d'erreurs qu'elle a dû traverser, combattre, surmonter, et, à la fin des fins, conserver ; une vérité qui aurait fait l'économie, non seulement de cette traversée, mais de cette conservation, une vérité qui ne serait pas muée en musée de ses propres erreurs et négativités, une vérité qui, en un mot, ne rayonnerait plus que de sa positivité de vérité souveraine, cette vérité-là serait une vérité vulnérable, sans défenses, au sens où on le dit d'un corps qui a perdu ses immunités et que la moindre attaque suffit à infecter – ce serait une vérité fragile, chétive, littéralement débile et, surtout, désarmée face à la contre-attaque, toujours possible, de l'erreur."
Bernard Henri-Lévy, Le Siècle de Sartre, 2000, Grasset, p. 495.
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