"SOCRATE
- Consentirais-tu, Protarque, à passer toute ta vie dans la jouissance des plus grands plaisirs ?
PROTARQUE
- Pourquoi non ?
- Croirais-tu avoir encore besoin de quelque chose, si tu en avais la jouissance complète ?
- Pas du tout
- Examine bien si tu n'aurais pas besoin de penser, de comprendre, de calculer tes besoins, et de toutes les facultés de ce genre ?
- En quoi en aurais-je besoin ? J'aurais tout, je pense, si j'avais le plaisir.
- Alors, en vivant ainsi, tu jouirais des plus grands plaisirs durant toute ta vie ?
- Sans doute.
- Mais, ne possédant ni intelligence, ni mémoire, ni science, ni opinion vraie, il est tout d'abord certain que tu ignorerais forcément si tu as du plaisir ou si tu n'en as pas, puisque tu es dénué de toute intelligence.
- C'est forcé.
- Et de même, si tu n'avais pas de mémoire, tu ne pourrais même pas te rappeler que tu aies jamais eu du plaisir, ni garder le moindre souvenir du plaisir qui t'arrive dans le moment présent. Si, en outre, tu n'avais pas d'opinion vraie, tu ne pourrais pas penser que tu as du plaisir au moment où tu en as, et, si tu étais privé de ton raisonnement, tu ne serais même pas capable de calculer que tu auras du plaisir dans l'avenir. Ta vie ne serait pas celle d'un homme, mais d'une huître ou de ces animaux de mer qui vivent dans des coquilles ! Est-ce vrai, ou peut-on s'en faire quelque autre idée ?
- Comment le pourrait-on ?
- Eh bien, une pareille vie est-elle désirable ?
- Ton argumentation, Socrate, me réduit en ce moment au silence absolu."
Platon, Philèbe 21a - 21d.
"Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l'ataraxie de l'âme, puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d'éviter la douleur physique et le trouble de l'âme. Lorsqu'une fois nous y avons réussi, toute l'agitation de l'âme tombe, l'être vivant n'ayant plus à s'acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l'âme et celui du corps. Nous n'avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur; et quand nous n'éprouvons pas de douleur nous n'avons plus besoin du plaisir. [...]
C'est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu'il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l'abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l'opulence qui ont le moins besoin d'elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, et ce qui ne répond pas à un désir naturel, malaisé à se procurer. [...]
Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l'homme déréglé, ni de ceux qui consistent dans les jouissances matérielles, ainsi que l'écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps à ne pas souffrir et, pour l'âme, à être sans trouble".
Épicure (341-270 av. J.-C.), Lettre à Ménécée, trad. O. Hamelin, Nathan, 1982, p. 77-79.
Littéralement, absence de trouble. Quiétude d'esprit que rien ne trouble.
"I. 1. Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les oeuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c'est notre corps, c'est la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas.
2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement, sans entraves ; celles qui n'en dépendent pas, inconsistantes, serviles, capables d'être empêchées, étrangères.
3. Souviens-toi donc que si tu crois libre ce qui par nature est servile, et propre à toi ce qui t'est étranger, tu seras entravé, affligé, troublé, et tu t'en prendras aux Dieux et aux hommes. Mais, si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui t'est en effet étranger, nul ne pourra jamais te contraindre, nul ne t'entravera ; tu ne t'en prendras à personne, tu n'accuseras personne, tu ne feras rien malgré toi ; nul ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible.
[...]
VIII. Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux."
Épictète (50-130 ap. JC), Manuel, § I et VIII, tr. M. Meunier, GF, p. 183 et 187.
"Souviens-toi que la fin de tes désirs, c'est d'obtenir ce que tu désires, et que la fin de tes craintes, c'est d'éviter ce que tu crains. Celui qui n'obtient pas ce qu'il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu'il craint est misérable. Si tu n'as donc de l'aversion que pour ce qui est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi, tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie ou la pauvreté, tu seras misérable.
Transporte donc tes craintes, et reporte-les, des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles qui en dépendent ; et, pour tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car, si tu désires quelqu'une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux ; et, pour les choses qui sont en notre pouvoir, tu n'es pas encore en état de connaître celles qu'il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves, et sans te hâter."
Épictète (50-130 ap. JC), Manuel, § II.
"Que se passe-t-il donc dans l'âme, quand elle goûte plus de joie à trouver ou à récupérer ce qu'elle aime qu'à le posséder constamment ? Car tout l'atteste, tout est plein de témoignages qui clament : il en est bien ainsi ! L'empereur victorieux triomphe. Il n'aurait pas vaincu sans combat, et plus le péril a été grand dans la bataille, plus la joie est grande dans le triomphe. La tempête secoue des navigateurs et les menace du naufrage. Tous pâlissent à l'idée de la mort prochaine. Le ciel et la mer se calment et l'excès de leur allégresse naît de l'excès de leur peur. Un être cher est malade ; l'état de son pouls révèle son mal ; tous ceux qui souhaitent sa guérison souffrent avec lui par sympathie. Mais le voici mieux, il se promène encore affaibli, et c'est une telle joie que jamais on n'en ressentit de pareille quand il allait et venait, fort et bien portant. Même les plaisirs de la vie humaine, ce n'est pas inopinément et sans le concours de la volonté que les hommes en jouissent, c'est au prix de désagréments prémédités et voulus. Il n'y a aucun plaisir à boire et à manger si l'on n'a pas senti d'abord l'aiguillon de la soif et de la faim. Les ivrognes mangent de certaines salaisons pour se donner une importune inflammation de gosier : ils boivent pour la calmer, et c'est délicieux. L'usage veut que les fiancées, l'engagement une fois conclu, ne soient pas livrées tout de suite : le mari mépriserait le don, si le fiancé n'avait pas eu à attendre et à soupirer.
Ainsi dans la joie honteuse et détestable, comme dans la joie permise et licite, dans la plus pure et la plus vertueuse amitié, comme dans l'aventure de « celui qui était mort et qui est ressuscité, qui s'était perdu et qui a été retrouvé », partout une allégresse plus vive est précédée d'une plus vive peine."
Augustin, Les Confessions, Livre VIII, chapitre 3, trad. Joseph Trabucco, Garnier-Flammarion, 1978, p. 159.
"Les hommes se trompent quand ils décident lequel vaut le mieux du présent ou du passé, attendu qu'ils n'ont pas une connaissance aussi parfaite de l'un que de l'autre ; le jugement que portent des vieillards sur ce qu'ils ont vu dans leur jeunesse, et qu'ils ont bien observé, bien connu, semblerait n'être pas également sujet à erreur. Cette remarque serait juste si les hommes à toutes les époques de leur vie conservaient la même force de jugement et les mêmes appétits, mais ils changent ; et quoique les temps ne changent pas réellement, ils ne peuvent paraître les mêmes à des hommes qui ont d'autres appétits d'autres plaisirs et une autre manière de voir. Nous perdons beaucoup de nos forces physiques en vieillissant ; et nous gagnons en jugement et en prudence ; ce qui nous paraissait supportable ou bon dans notre jeunesse, nous paraît mauvais et insupportable : nous devrions n'accuser de ce changement que notre jugement - nous en accusons les temps. D'ailleurs les désirs de l'homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n'est pas a sa portée de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n'est pas à sa portée de tout acquérir. Il en résulte pour lui un mécontentement habituel et le dégoût de ce qu'il possède ; c'est ce qui lui fait blâmer le présent, louer le passé, désirer l'avenir, et tout cela sans aucun motif raisonnable."
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1518, II.
"Il me semble que l'erreur que l'on commet le plus ordinairement touchant les désirs est qu'on ne distingue pas assez les choses qui dépendent entièrement de nous de celles qui n'en dépendent point : car, pour celles qui ne dépendent que de nous, c'est-à-dire de notre libre arbitre, il suffit de savoir quelles sont bonnes pour ne les pouvoir désirer avec trop d'ardeur, à cause que c'est suivre la vertu que de faire les choses bonnes qui dépendent de nous, et il est certain qu'on ne saurait avoir un désir trop ardent pour la vertu, outre que ce que nous désirons en cette façon ne pouvant manquer de nous réussir, puisque c'est de nous seuls qu'il dépend, nous en recevons toujours toute la satisfaction que nous en avons attendue. Mais la faute qu'on a coutume de commettre en ceci n'est jamais qu'on désire trop, c'est seulement qu'on désire trop peu ; et le souverain remède contre cela est de se délivrer l'esprit autant qu'il se peut de toutes sortes d'autres désirs moins utiles, puis de tâcher de connaître bien clairement et de considérer avec attention la bonté de ce qui est à désirer."
Descartes, Traité des passions (1649), Seconde partie, article 144.
"Nous devons considérer que la félicité en cette vie ne consiste pas dans le repos d'une âme satisfaite. En effet, il n'existe rien de tel que cette finis ultimus (fin dernière), ou ce summum bonum (bien suprême), comme on le dit dans les livres de la morale vieillie des philosophes. Nul ne peut vivre non plus si ses désirs touchent à leur fin, non plus que si ses sensations et son imagination s'arrêtent. La félicité est une progression ininterrompue du désir allant d'un objet à un autre, de telle sorte que parvenir au premier n'est jamais que la voie menant au second. La cause en est que l'objet du désir humain n'est pas de jouir une fois seulement, et pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir futur. Et donc, les actions volontaires et les penchants humains ne visent pas seulement à procurer une vie heureuse, mais encore à la garantir ; et ils diffèrent seulement dans la voie qu'ils suivent. [...]
C'est pourquoi je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d'acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu'à la mort. Et la cause de cela n'est pas toujours que l'on espère une jouissance plus grande que celle qu'on vient déjà d'atteindre, ou qu'on ne peut se contenter d'une faible puissance, mais qu'on ne peut garantir la puissance et les moyens de vivre bien dont on dispose dans le présent sans en acquérir plus. C'est ce qui fait que les rois dont la puissance est la plus grande orientent leurs efforts en vue de la garantir, à l'intérieur par les lois, et à l'extérieur par les guerres. Et, quand cela est accompli, un nouveau désir succède à l'ancien : pour les uns, c'est le désir de gloire acquise lors d'une conquête ; pour les autres c'est le désir d'une vie facile et de plaisirs sensuels ; chez d'autres encore, c'est le désir d'être admirés ou flattés pour leur excellence dans tel ou tel art ou pour une autre aptitude de l'esprit".
Hobbes, Léviathan (1651), I, 11, De la diversité des m½urs, Folio Essais, p. 186-188.
"Il n'y a certainement qu'une torve et triste superstition pour interdire qu'on prenne du plaisir. Car en quoi est-il plus convenable d'éteindre la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Voici ma règle, et à quoi je me suis résolu. Il n'y a ni dieu ni personne, à moins d'un envieux, pour prendre plaisir à mon impuissance et à ma peine, et pour nous tenir pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte et les autres choses de ce genre, qui marquent une âme impuissante ; mais, au contraire, plus grande est la Joie qui nous affecte, plus grande la perfection à laquelle nous passons, c'est-à-dire, plus nous participons, nécessairement, de la nature divine. Et donc user des choses, et y prendre plaisir autant que faire se peut (non, bien sûr, jusqu'à la nausée, car ce n'est plus prendre plaisir), est d'un homme sage. Il est, dis-je, d'un homme sage de se refaire et recréer en mangeant et buvant de bonnes choses modérément, ainsi qu'en usant des odeurs, de l'agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux qui exercent le corps, des théâtres, et des autres choses de ce genre dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Car le Corps humain se compose d'un très grand nombre de parties de nature différente, qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée pour que le Corps tout entier soit partout également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et par conséquent pour que l'Esprit soit lui aussi partout également apte à comprendre plusieurs choses à la fois. Et donc cette règle de vie convient excellemment et avec nos principes, et avec la pratique commune ; cette règle de vie, si elle n'est pas la seule, est donc la meilleure de toutes, et doit être recommandée de toutes les manières, et il n'est pas besoin d'en traiter plus clairement ni plus longuement".
Spinoza, Éthique (1675), livre IV, prop. XLV, scolie, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988.
"C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le poursuivre ; quand on croit l'atteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien ; celui qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse. Ainsi l'on s'épuise sans arriver au terme ; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'éloigne de nous.
Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux. Il n'est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir.
Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini ; ne pouvant élargir l'un, rétrécissons l'autre; car c'est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux."
Rousseau, Émile, Livre II, in Oeuvres IV, Pléiade, p. 304, p. 140 en Folio Essais.
"C'est une des singularités du coeur humain que malgré le penchant qu'ont tous les hommes à juger favorablement d'eux-mêmes, il y a des points sur lesquels ils s'estiment encore plus méprisables qu'ils ne sont en effet. Tel est l'intérêt qu'ils regardent comme leur passion dominante, quoiqu'ils en aient une autre plus forte, plus générale, et plus facile à rectifier, qui ne se sert de l'intérêt que comme d'un moyen pour se satisfaire ; c'est l'amour des distinctions. On fait tout pour s'enrichir, mais c'est pour être considéré qu'on veut être riche. Cela se prouve en ce qu'au lieu de se borner à cette médiocrité qui constitue le bien-être chacun veut parvenir à ce degré de richesse qui fixe tous les yeux, mais qui augmente les soins et les peines et devient presque aussi à charge que la pauvreté même. Cela se prouve encore par l'usage ridicule que les riches font de leurs biens. Ce ne sont point eux qui jouissent de leurs profusions et elles ne sont faites que pour attirer les regards et l'admiration des autres. Il est assez évident que le désir de se distinguer est la seule source du luxe de magnificence, car quant à celui de mollesse il n'y a qu'un bien petit nombre de voluptueux qui sachent le goûter et lui laisser la douceur et toute la simplicité dont il est susceptible. C'est donc ainsi qu'on voit par le même principe toutes les familles travailler sans cesse à s'enrichir et à se ruiner alternativement. C'est Sisyphe qui sue sang et eau pour porter au sommet d'une montagne le rocher qu'il en va faire rouler le moment d'après."
Rousseau, Fragments Politiques, V : De l'honneur et de la vertu, p. 501-502 in : Oeuvres Complètes, III, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1966.
"Il paraît évident que les fins dernières des actions humaines ne peuvent jamais, en aucun cas, s'expliquer par la raison, mais qu'elles se rapportent entièrement aux sentiments et aux inclinations des hommes, sans dépendre en rien des facultés intellectuelles. Demandez à un homme pourquoi il prend de l'exercice, il répondra qu'il désire se garder en bonne santé. Si vous vous enquérez alors de la raison pour la quelle il désire la santé, il répliquera volontiers que la maladie est douloureuse. Si vous poussez plus loin vos questions et désirez connaître la raison pour la quelle il hait la douleur, il est impossible qu'il puisse jamais en donner une. C'est une fin dernière qui ne se rapporte jamais à un autre objet.
Peut-être, à votre deuxième question, pour quelle raison il désire la santé, il peut répliquer qu'elle est nécessaire à l'exercice de son métier. Si vous lui demandez pourquoi il s'inquiète de ce point, il répondra qu'il désire gagner de l'argent. Si vous lui demandez pourquoi : c'est l'instrument du plaisir, dit-il. Après cela, il est absurde de réclamer une raison. Il est impossible qu'il puisse y avoir un progrès à l'infini : qu'une chose puisse toujours être la raison qui en fait désirer une autre. Il faut qu'il y ait quelque chose de désirable en soi pour son accord immédiat et son harmonie avec les inclinations et les sentiments humains."
Hume, Enquête sur les principes de la morale, 1751, GF, 1991, p. 214.
"Les richesses, inutiles à l'avare qui n'en est que le triste geôlier, nuisibles au débauché, à qui elles ne procurent que des infirmités, des ennuis, des dégoûts, peuvent mettre dans les mains de l'homme de bien mille moyens d' augmenter la somme de son bonheur ; mais avant de désirer les richesses il faut savoir en user ; l'argent n'est que le signe représentatif du bonheur ; en jouir, s'en servir pour faire des heureux, voilà la réalité. L'argent, d'après les conventions des hommes, procure tous les biens que l'on puisse désirer ; il n'en est qu'un seul qu'il ne procure point, c'est celui d'en savoir user. Avoir de l'argent sans savoir en jouir, c'est posséder la clef d'un palais commode dont on s'interdit l'entrée ; le prodiguer, c'est jeter cette clef dans la rivière ; en faire un mauvais usage, c'est s'en servir pour se blesser. Donnez à l' homme de bien éclairé les plus amples trésors, il n'en sera point accablé ; s'il a l'âme grande et noble il ne fera qu' étendre au loin ses bienfaits ; il méritera l'affection d'un grand nombre d'hommes ; il s'attirera l'amour et les hommages de ceux qui l'entourent ; il sera retenu dans ses plaisirs, afin de pouvoir en jouir ; il saura que l'argent ne rétablira point une âme usée par la jouissance, des organes affaiblis par des excès, un corps énervé et devenu désormais incapable de se soutenir qu' à force de privations ; il saura que l'abus des voluptés étouffe le plaisir dans sa source, et que tous les trésors du monde ne peuvent renouveler des sens.
On voit donc que rien n'est plus frivole que les déclamations d'une sombre philosophie contre le désir du pouvoir, de la grandeur, des richesses, des plaisirs. Ces objets sont désirables pour nous, dès que notre sort nous permet d'y prétendre, ou lorsque nous savons la manière de les faire tourner à notre avantage réel ; la raison ne peut les blâmer ou les mépriser, quand pour les obtenir nous ne blessons personne ; elle les estime quand nous nous en servons pour nous rendre nous-mêmes et les autres heureux. Le plaisir est un bien, il est de notre essence de l'aimer ; il est raisonnable lorsqu'il nous rend chère notre existence, lorsqu'il ne nous nuit point à nous-mêmes, lorsque ses conséquences ne sont point fâcheuses pour les autres. Les richesses sont le symbole de la plupart des biens de ce monde ; elles deviennent une réalité, lorsqu'elles sont entre les mains d'un homme qui en sait user."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 1ère partie, Chapitre XVI, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 369-370.
"L'homme a toujours un but et des motifs qui règlent ses actions. Il peut toujours rendre compte de sa conduite dans chaque cas. Mais demandez-lui pourquoi il veut, ou pourquoi il veut être, d'une manière générale : il ne saura que répondre. La question lui semblera même absurde. […]
L'absence de tout but et de toute limite est, en effet, essentielle à la volonté en soi, qui est un effort sans fin. […] Le but atteint n'est jamais que le point de départ d'un nouveau projet, et cela à l'infini. La plante elle-même se développe et forme, du bourgeon primitif, la tige, les feuilles, les fleurs, les fruits : mais le fruit est lui-même l'origine d'un nouveau bourgeon, d'un nouvel individu, qui recommence à parcourir ce vieux parcours, et cela éternellement. […] Il en est aussi de même des efforts et des désirs humains: leur accomplissement, but suprême de leur volonté, miroite devant nous; mais, dès qu'ils sont atteints, on les oublie, ils deviennent des vieilleries que l'on finit toujours par mettre de côté, comme des illusions disparues. Trop heureux celui qui garde encore un désir et une aspiration : il pourra continuer ce passage éternel du désir à sa réalisation, et de cette réalisation à un nouveau désir. Quand ce passage est rapide, il est le bonheur; il est la douleur s'il est lent. Mais au moins il n'est pas cette immobilité qui produit un ennui affreux et paralysant, une langueur mortelle. – En résumé, la volonté sait toujours, quand la conscience l'éclaire, ce qu'elle veut à tel moment et à tel endroit ; ce qu'elle veut en général, elle ne le sait jamais."
Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, 1818, tr. fr. Auguste Burdeau, PUF, 1998, p. 215-216.
"L'école qui accepte comme fondement de la morale le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par "bonheur", on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par "malheur", la douleur et la privation de plaisir. [...] Supposer que la vie n'a pas de fin plus noble que le plaisir, qu'on ne puisse désirer ou rechercher rien de meilleur ni de plus noble est, selon [de nombreux esprits], une chose profondément méprisable et vile, une doctrine digne seulement des pourceaux auxquels les disciples d'Épicure furent comparés avec mépris dans l'Antiquité [...]. La comparaison entre la vie selon Épicure et celle des bêtes est ressentie comme dégradante précisément parce que les plaisirs d'une bête ne satisfont pas la conception du bonheur que se fait un être humain. Les êtres humains possèdent des facultés plus nobles que les appétits animaux et, quand ils en ont pris conscience, ils ne considèrent plus comme du bonheur ce qui n'inclut pas le plein exercice de ces facultés. [...] il n'y a pas de théorie épicurienne connue qui n'assigne aux plaisirs de l'intellect, de la sensibilité et de l'imagination ainsi qu'à ceux que procurent les sentiments moraux une valeur, en tant que plaisirs, bien plus élevée qu'aux purs plaisirs des sens. [...]
Il est tout à fait compatible avec le principe d'utilité de reconnaître le fait que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d'autres. Alors que, lorsqu'on évalue toutes les autres choses, on considère la qualité tout autant que la quantité, il serait absurde que, pour les plaisirs, l'estimation soit censée ne dépendre que de la seule quantité.
Si l'on me demande ce que j'entends par une différence de qualité entre des plaisirs, ou ce qui fait qu'un plaisir est plus précieux qu'un autre, en tant simplement que plaisir, mis à part le fait qu'il soit plus grand quantitativement, il n'y a qu'une réponse possible. Si, de deux plaisirs, il en est un auquel tous ceux, ou presque, qui ont expérimenté les deux accordent une nette préférence, sans qu'intervienne aucune obligation morale de le préférer, c'est ce plaisir-là qui est le plus désirable. Si l'un des deux est placé si haut au-dessus de l'autre par ceux qui ont l'expérience compétente des deux, au point qu'ils le préfèrent même en sachant qu'il est obtenu au prix d'un plus grand désagrément, et qu'ils n'y renonceraient en échange d'aucune quantité de l'autre plaisir, aussi grande que ce dont leur nature est capable, nous sommes justifiés d'attribuer à la satisfaction ainsi préférée une supériorité en qualité qui l'emporte tellement sur la quantité que celle-ci, en comparaison, ne compte guère.
Or, c'est un fait incontestable que ceux qui connaissent également bien l'un et l'autre modes de vie, et sont également capables de les apprécier et d'en tirer une satisfaction, accordent une préférence très marquée à celui qui fait appel à leurs facultés nobles. Peu de créatures humaines consentiraient à être changées en l'un quelconque des animaux inférieurs en échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la bête ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un imbécile, aucun être instruit à être un ignorant, aucune personne capable de sentiment et de conscience à être égoïste et vile, même si on les persuadait que l'imbécile, l'ignorant ou la canaille sont plus contents chacun de son lot respectif qu'eux ne le sont du leur. Ils ne voudraient pas renoncer à ce qu'ils possèdent de plus que ces gens-là en échange de la satisfaction la plus complète de tous les désirs qu'ils ont en commun avec eux. [...] Il vaut mieux être un être humain insatisfait qu'un pourceau satisfait, Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait".
John Stuart Mill, L'utilitarisme, 1861, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, p. 31-37.
"Voilà un homme qui enlève le dernier morceau de pain à l'enfant. Tout le monde s'accorde à dire qu'il est un affreux égoïste, qu'il est guidé exclusivement par l'amour de soi-même.
Mais voici un autre homme, que l'on s'accorde à reconnaître vertueux, il partage son dernier morceau de pain avec celui qui a faim, il ôte son vêtement pour le donner à celui qui a froid. Et les moralistes, parlant toujours le jargon religieux, s'empressent de dire que cet homme pousse l'amour du prochain jusqu'à l'abnégation de soi-même, qu'il obéit à une passion tout autre que celle de l'égoïste.
Et cependant, en y réfléchissant un peu, on découvre bien vite que, si différentes que soient les deux actions comme résultat pour l'humanité, le mobile a toujours été le même. C'est la recherche du plaisir.
Si l'homme qui donne sa dernière chemise n'y trouvait pas de plaisir, il ne le ferait pas. S'il trouvait plaisir à enlever le pain à l'enfant, il le ferait ; mais cela lui répugne, il trouve plaisir à donner son pain ; et il le donne.
S'il n'y, avait pas inconvénient à créer de la confusion, en employant des mots qui ont une signification établie pour leur donner un sens nouveau, on dirait que l'un et l'autre agissent sous l'impulsion de leur égoïsme. D'aucuns l'ont dit réellement, afin de mieux faire ressortir la pensée, de préciser l'idée en la présentant sous une forme qui frappe l'imagination - et de détruire en même temps la légende qui consiste à dire que ces deux actes ont deux motifs différents. Ils ont le même motif de rechercher le plaisir ou bien d'éviter une peine, ce qui revient au même."
Pierre Kropotkine, La morale anarchiste, 1889, Mille et une nuits, 2006, p. 17-18.
"Dans ses actes conscients ou réfléchis, l'homme recherche toujours ce qui lui fait plaisir.
Un tel se soûle et se réduit chaque jour à l'état de brute, parce qu'il cherche dans le vin l'excitation nerveuse qu'il ne trouve pas dans son système nerveux. Tel autre ne se soûle pas, il renonce au vin, lors même qu'il y trouve plaisir, pour conserver la fraîcheur de la pensée et la plénitude de ses forces, afin de pouvoir goûter d'autres plaisirs qu'il préfère à ceux du vin. Mais que fait-il, sinon agir comme le gourmet qui, après avoir parcouru le menu d'un grand dîner, renonce à un plat qu'il aime cependant pour se gorger d'un autre plat qu'il lui préfère ?
Quoi qu'il fasse, l'homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite une peine.
Lorsqu'une femme se prive du dernier morceau de pain pour le donner au premier venu, lorsqu'elle ôte sa dernière loque pour en couvrir une autre femme qui a froid, et grelotte elle-même sur le pont du navire, elle le fait parce qu'elle souffrirait infiniment plus de voir un homme qui a faim ou une femme qui a froid, que de grelotter elle-même ou de souffrir elle-même la faim. Elle évite une peine, dont ceux seuls qui l'ont sentie eux-mêmes peuvent apprécier l'intensité. […]
Rechercher le plaisir, éviter la peine, c'est le fait général (d'autres diraient la loi) du monde organique. C'est l'essence même de la vie.
Sans cette recherche de l'agréable, la vie même serait impossible. L'organisme se désagrégerait, la vie cesserait.
Ainsi, quelle que soit l'action de l'homme, quelle que soit sa ligne de conduite, il le fait toujours pour obéir à un besoin de sa nature. L'acte le plus répugnant, comme l'acte indifférent ou le plus attrayant sont tous également dictés par un besoin de l'individu. En agissant d'une manière ou d'une autre, l'individu agit ainsi parce qu'il y trouve un plaisir, parce qu'il évite de cette manière ou croit éviter une peine.
Voilà un fait parfaitement établi ; voilà l'essence de ce que l'on a appelé la théorie de l'égoïsme."
Pierre Kropotkine, La morale anarchiste, 1889, Mille et une nuits, 2006, p. 20-21 et p. 22-23.
"Qu'est-ce donc que le désir ? Et d'abord de quoi y a-t-il désir ? Il faut renoncer d'emblée à l'idée que le désir serait désir de volupté ou désir de faire cesser une douleur. De cet état d'immanence, on ne voit pas comment le sujet pourrait sortir pour « attacher » son désir à un objet. Toute théorie subjectiviste et immanentiste échouera à expliquer que nous désirions une femme et non simplement notre assouvissement. Il convient donc de définir le désir par son objet transcendant. Toutefois, il serait tout à fait inexact de dire que le désir est désir de «possession physique» de l'objet désiré, si l'on entend ici par posséder : faire l'amour avec. Sans doute l'acte sexuel délivre pour un moment du désir et il se peut qu'en certains cas il soit posé explicitement comme l'aboutissement souhaitable du désir – lorsque celui-ci, par exemple, est douloureux et fatigant. Mais il faut alors que le désir soit lui-même l'objet qu'on pose comme « à supprimer » et c'est ce qui ne saurait se faire que par le moyen d'une conscience réflexive. Or le désir est par soi-même irréfléchi ; il ne saurait donc se poser lui-même comme objet à supprimer. Seul un roué se représente son désir, le traite en objet, l'excite, le met en veilleuse, en diffère l'assouvissement, etc. Mais alors, il faut le remarquer, c'est le désir qui devient le désirable. L'erreur vient ici de ce qu'on a appris que l'acte sexuel supprimait le désir. On a donc joint une connaissance au désir lui-même et, pour des raisons extérieures à son essence (procréation, caractère sacré de la maternité, force exceptionnelle du plaisir […]), on lui a attaché du dehors la volupté comme son assouvissement normal. […] C'est ce qui a permis de concevoir le désir comme un instinct dont l'origine et la fin sont strictement physiologiques. […] Mais le désir n'implique nullement par soi l'acte sexuel, il ne le pose pas thématiquement, il ne l'ébauche même pas, comme on voit lorsqu'il s'agit du désir de très jeunes enfants ou d'adultes qui ignorent la « technique » de l'amour. Pareillement le désir n'est désir d'aucune pratique amoureuse spéciale ; c'est ce que prouve assez la diversité de ces pratiques, qui varient avec les groupes sociaux. D'une manière générale, le désir n'est pas désir défaire. Le « faire » intervient après coup, s'adjoint du dehors au désir et nécessite un apprentissage : il y a une technique amoureuse qui a ses fins propres et ses moyens. Le désir ne pouvant donc ni poser sa suppression comme sa fin suprême, ni élire pour but ultime un acte particulier, est purement et simplement désir d'un objet transcendant."
Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, 1943, Gallimard tel, 1979, p. 434-435.
"L'objet individuel du désir, ce fruit que je vais cueillir, n'est pas un objet posé dans son indépendance, on peut aussi bien dire qu'en tant qu'objet du désir, il est et il n'est pas ; il est, mais bientôt il ne sera plus ; sa vérité est d'être consommé, nié, pour que la conscience de soi à travers cette négation de l'autre se rassemble avec elle-même. De là le caractère ambigu de l'objet du désir, ou mieux encore la dualité de ce terme visé par le désir. « Désormais la conscience, comme conscience de soi, a un double objet, l'un immédiat, l'objet de la certitude sensible et de la perception, mais qui, pour elle, est marqué du caractère du négatif (c'est-à-dire que cet objet n'est que phénomène, son essence étant sa disparition) et le second elle-même précisément, objet qui est l'essence vraie, et qui, initialement, est présent seulement dans son opposition au premier objet. » Le terme du désir n'est donc pas, comme on pourrait le croire superficiellement, l'objet sensible - il n'est qu'un moyen mais l'unité du Moi avec lui-même. La conscience de soi est désir ; mais ce qu'elle désire, sans le savoir encore explicitement, c'est elle-même, c'est son propre désir et c'est bien pourquoi elle ne pourra s'atteindre elle-même qu'en trouvant un autre désir, une autre conscience de soi. La dialectique téléologique de la Phénoménologie explicite progressivement tous les horizons de ce désir qui est l'essence de la conscience de soi. Le désir porte sur les objets du monde, puis sur un objet déjà plus proche de lui-même, la Vie enfin sur une autre conscience de soi, c'est le désir qui se cherche lui-même dans l'autre, le désir de la reconnaissance de l'homme par l'homme. […]
[...] Comment se présente cette expérience au cours de laquelle je découvre l'indépendance de l'objet par rapport à moi ? On peut dire qu'elle naît tout d'abord de la reproduction incessante du désir autant que de l'objet. L'objet est nié et le désir est assouvi mais alors le désir se reproduit et un autre objet se présente pour être nié. Peu importe la particularité des objets et des désirs, cette monotonie de leur reproduction a une nécessité, elle révèle à la conscience que l'objet est nécessaire pour que la conscience de soi puisse le nier. « Pour que cette suppression soit, cet autre aussi doit être » ; il y a donc une altérité essentielle du désir en général. Cette altérité n'apparaît que provisoire pour tel désir particulier, mais son caractère essentiel résulte de la succession des désirs « c'est en fait un autre que la conscience de soi qui est l'essence du désir, et par cette expérience, cette vérité devient présente à la conscience de soi »."
Jean Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, 1946, Aubier Montaigne, p. 154-158.
"La conscience de soi [...] se présente comme engagée dans un débat avec le monde. Ce monde est pour elle ce qui disparaît, ce qui n'a pas de subsistance, mais cette disparition même lui est nécessaire pour qu'elle se pose; elle est donc dans le sens le plus général du terme, Désir.
L'objet individuel du désir, ce fruit que je vais cueillir, n'est pas un objet posé dans son indépendance; [...] il est, mais bientôt il ne sera plus; sa vérité est d'être consommé, nié, pour que la conscience de soi, à travers cette négation de l'autre, se rassemble avec elle-même. [...] Le terme du désir n'est donc pas, comme on pourrait le croire superficiellement, l'objet sensible – il n'est qu'un moyen – mais l'unité du MOI avec lui-même. La conscience de soi est désir; mais ce qu'elle désire, sans le saisir encore explicitement, c'est elle-même, c'est son propre désir et c'est bien pourquoi elle ne pourra s'atteindre elle-même qu'en trouvant un autre désir, une autre conscience de soi. [...] Le désir porte sur des objets du monde, puis sur un objet déjà plus proche de lui-même, la vie, enfin sur une autre conscience de soi, c'est le désir qui se cherche lui-même dans l'autre, le désir de la reconnaissance de l'homme par l'homme."
Jean Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, 1946, Aubier Montaigne, p. 154-155.
"Freud insiste sur ceci, que toute façon pour l'homme de trouver l'objet est, et n'est jamais que, la suite d'une tendance où il s'agit d'un objet perdu, d'un objet à retrouver.
Freud nous indique que l'objet est saisi par la voie d'une recherche de l'objet perdu. Cet objet qui correspond à un stade avancé de la maturation des instincts est un objet retrouvé, l'objet retrouvé du premier sevrage, l'objet qui a été d'abord le point d'attache des premières satisfactions de l'enfant.
Il est clair qu'une discordance est instaurée par le seul fait de cette répétition. Une nostalgie lie le sujet à l'objet perdu, à travers laquelle s'exerce tout l'effort de la recherche. Elle marque la retrouvaille du signe d'une répétition impossible, puisque précisément ce n'est pas le même objet, ce ne saurait l'être. La primauté de cette dialectique met au centre de la relation sujet-objet une tension foncière, qui fait que ce qui est recherché n'est pas recherché au même titre que ce qui sera trouvé. C'est à travers la recherche d'une satisfaction passée et dépassée que le nouvel objet est cherché, et qu'il est trouvé et saisi ailleurs qu'au point où il est cherché. Il y a là une distance foncière qui est introduite par l'élément essentiellement conflictuel que comporte toute recherche de l'objet."
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, « La Relation d'objet » (1956-1957), texte établi par J.-A. Mifler, Seuil, « Champ freudien », 1994 p. 14-15.
"Prenons l'exemple du Coca-Cola, qui peut être vu, à maints égards, comme la marchandise capitaliste ultime et, en tant que telle, comme une incarnation du plus-de-jouir. Il n'est pas surprenant que le Coca ait tout d'abord été introduit comme un médicament : son goût étrange ne procure pas immédiatement la satisfaction ; il n'est même ni plaisant ni séduisant au premier abord. C'est précisément toutefois pour cette raison - parce que le Coca transcende toute valeur d'usage immédiate (à l'inverse de l'eau, de la bière ou du vin qui étanchent réellement la soif ou provoquent effectivement l'effet désiré, à savoir la satisfaction) qu'il fonctionne comme l'incarnation directe de « ça » : un pur plus-de-jouir au-delà de toute satisfaction triviale, un X mystérieux et insaisissable après lequel notre consommation compulsive de marchandises nous fait courir.
Puisque le Coca ne satisfait aucun besoin concret, on s'attendrait, partant de cette caractéristique, que nous n'en buvions qu' « en plus », c'est-à-dire après qu'une autre boisson a satisfait notre besoin physiologique. Or il n'en est rien : c'est bien plutôt son caractère superflu qui rend notre soif de Coca plus insatiable. Comme l'a bien noté Jacques-Alain Miller, le Coca a cette vertu paradoxale que plus vous en buvez plus vous avez soif et plus votre envie d'en boire à nouveau est grande. Le Coca-Cola, c'est cet étrange goût, doux-amer, qui reste en bouche, et qui rend la soif réellement inextinguible. C'est ainsi qu'il nous faut comprendre la complète ambiguïté du slogan Coca-Cola choisi dans une campagne publicitaire récente (« Le Coca-cola, c'est ça ! ») : « c'est ça » dans la mesure où ce n'est précisément jamais vraiment ça, dans la mesure où toute satisfaction ouvre précisément la brèche du « J'en veux plus ! ». Le paradoxe tient donc au fait que le Coca n'est pas une marchandise comme une autre, au sens où sa valeur d'usage connaît normalement une transsubstantiation, l'ajout de la dimension auratique d'une pure Valeur (d'échange) : cette marchandise recèle une valeur d'usage si singulière qu'elle est déjà une incarnation directe de l'aura suprasensible du « plus » spirituel et indicible, sans pour autant cesser de présenter, matériellement, toutes les caractéristiques d'une marchandise. Ce processus est mené jusqu'à son terme dans le cas du Coca light décaféiné. Nous buvons du Coca - on pourrait également le dire de n'importe quelle boisson - pour deux raisons : soit pour sa capacité à étancher la soif, soit pour ses valeurs nutritives et son goût. Dans le cas du Coca light décaféiné, la valeur « nutritive » n'est plus en jeu et la caféine, considérée comme l'ingrédient clé de ses propriétés gustatives, non plus. Il ne reste qu'un pur semblant, la promesse artificielle d'une substance qui ne s'est jamais matérialisée. Si bien qu'en ce sens et quasi littéralement le cas du Coca light décaféiné propose à la pensée l'énoncé suivant : « Nous ne buvons rien en buvant quelque chose. »"
Slavoj Žižek, Fragile absolu. Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ?, 2000, tr. fr. François Théron, Champs essais, 2010, p. 37-39.
"La recherche humaine du plaisir demande à être regardée en face en dépit de toutes les stratégies déployées au fil de l'histoire par les penseurs, les moralistes, les politiques, pour la condamner, s'en débarrasser, la rendre présentable ou la sublimer – au point que même les avocats de l'hédonisme souvent le défigurent. Les hommes sont mus par le plaisir et la douleur – présents ou attendus [...]. Ces ressorts restent essentiellement les mêmes, mais les moyens techniques de les utiliser, contrôler, exploiter, satisfaire, ont considérablement évolué et parfois changé du tout au tout les manières de les vivre et de les penser aussi. Notre époque manifeste des capacités exceptionnelles en ce domaine. L'économie a désormais pour fonction d'assurer non pas la survie économique, mais le bien-être total, le bonheur. La dynamique économique se nourrit de notre quête du plaisir, de la jouissance, de l'insouciance..."
Yves Michaud, Ibiza mon amour, 2012, Introduction.