"Divorcées l'une de l'autre, l'histoire de la nature et l'histoire de l'humanité sont inintelligibles pour Marx. La nature ne peut être vue et comprise qu'en relation à l'humanité ; il est bien sûr possible d'envisager un monde naturel antérieur à l'homme ou après que l'homme aura cesse d'exister, mais ceux-ci n'ont aucune signification pour l'homme : « Mais même la nature, prise abstraitement, isolée, fixée dans la séparation de l'homme, n'est rien pour lui. »[1] De même, l'histoire de l'humanité ne peut avoir lieu qu'à l'intérieur d'un monde objectivement réel - un monde naturel qui est lui-même continuellement modifié par les actions humaines.
« La condition première de toute histoire humaine est naturellement l'existence d'êtres humains vivants. Le premier état de fait à constater est dans la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu'elle leur crée avec le reste de la nature... Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l'action des hommes au cours de l'histoire. »[2]
« Le monde sensible... n'est pas un objet donné directement de toute éternité et sans cesse semblable à lui-même, mais le produit de l'industrie et de l'état de la société, et cela en ce sens qu'il est un produit historique, le résultat de l'activité de toute une série de générations [...]. Bien entendu, le primat de la nature extérieure n'en subsiste pas moins, et tout ceci ne peut certes s'appliquer aux premiers hommes produits par generatio aequivoquo[3] ; mais cette distinction n'a de sens que pour autant que l'on considère l'homme comme différent de la nature. Au demeurant cette nature qui précède l'histoire des hommes de nos jours n'existe plus nulle part. »[4]
En dernière analyse, la compréhension active du monde naturel et du monde social ne sont pas deux tâches séparées intellectuellement.
« Nous ne connaissons qu'une seule science, la science de l'Histoire. L'Histoire peut être envisagée sous deux aspects, elle peut être divisée en histoire de la nature et en histoire de l'humanité. Toutefois ces deux aspects ne doivent pas être séparés. Tant que les hommes existent, l'histoire de la nature et l'histoire des hommes se conditionnent mutuellement. »[5]
Ce qui distingue l'histoire humaine de l'histoire du reste de la nature, y compris celle d'autres animaux, est que l'homme a appris à produire ses moyens d'existence. Les hommes produisent leur propre vie matérielle. Cette production est le résultat de l'action sur la nature, et c'est par cette pratique que les mondes social et naturel sont modifiés. Le fait même que les êtres humains apprennent à être plus productifs, à s'objectifier, à créer plus d'objets matériels, rend possibles et effectives de nouvelles manières de vivre.
Cette première pratique surgit du conflit de l'homme avec la nature et les autres hommes, ceux-ci faisant partie de cette nature, pour assurer sa survie. (Ce n'est pas pour rien que Marx voulait ; dédier le Capital à Darwin.) La connaissance naît de ce conflit avec et de cette action sur la nature. La science de la nature est la forme de connaissance qui s'est développée dans le contexte historique spécifique du capitalisme.
« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à la vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. »[6]
Ainsi le concept central de la théorie de la connaissance de Marx est-il celui de pratique ou praxis, car c'est par la pratique que nous connaissons et changeons le monde. Cela ne fut nulle part posé plus clairement que par Mao Tsé-toung : « Si tu veux la connaître, tu dois changer la réalité. Si tu veux connaître le goût d'une poire, tu dois changer la poire en la goûtant toi-même. Si tu veux connaître la structure et les propriétés d'un atome, tu dois faire des expériences physiques et chimiques et changer l'état de l'atome. Si tu veux connaître la théorie et les méthodes de la révolution, tu dois participer à la révolution. »[7]
La différence entre la théorie de la connaissance de Marx, qui intègre la théorie et la pratique, et celle de la culture bourgeoise est que cette dernière accentue la séparation du savoir et du faire, de la théorie et de la pratique, de la science et de la technologie, des sciences de la nature et des sciences sociales. À l'encontre, Marx affirme l'unité de la méthode historique, et Mao, la continuité entre la compréhension des atomes et la compréhension de la révolution. Parce que l'histoire de l'humanité est l'histoire de la nature devenant peu à peu humaine, « les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l'homme, que la science de l'homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science. »[8]
Hilary Rose et Steven Rose, "L'héritage problématique : Marx, Engels et les sciences de la nature", 1976, in L'idéologie de/dans la science, Seuil, 1977, p. 20-22.
[1] Karl Marx, Manuscrits de 44, Paris, Éd. Sociales, 1962, p. 147.
[2] Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, 1968, p. 45.
[3] Génération spontanée.
[4] Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, 1968, p. 55.
[5] L'idéologie allemande, cité à partir de l'original allemand par A. Schmidt, dans The Concept of Nature in Marx, Londres, New Left Books, 1971.
[6] Le Capital, t. 1, Paris, Éd. Garnier-Flammarion, 1969, p. 139.
[7] Mao Tsé-toung, De la pratique, Pékin, Éditions en langues étrangères, 1967.
[8] Manuscrits de 44, op. cit., p. 96.
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Date de création : 07/06/2014 @ 06:51
Dernière modification : 07/06/2014 @ 06:51
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