"Aux XVIIe et XVIIIe siècles la vérité des sciences de la Nature avait une force éminemment critique qui portait au grand jour la dimension sociale et politique de la pratique scientifique. […] il s'agissait d'opposer l'ordre de la Nature ou de la Raison à l'ordre de la Monarchie et de l'Église. N'accepter d'autre vérité que celle qui vient de l'ordre des choses, c'est refuser les « vérités » qui viennent d'ailleurs et d'en haut, et qui sont imposées d'autorité. C'est aussi faire valoir la réalité contre les dogmatismes, les croyances, les préjugés et la magie des mots qui véhiculaient les valeurs en place et qui justifiaient l'ordre social. Il n'est pas nécessaire de croire que tous ceux qui s'illustrèrent dans les sciences poursuivaient un tel objectif et que chacune des découvertes des sciences y contribuait. Il suffit d'observer que le discours scientifique, en faisant valoir les faits, s'opposait au système de pensée dominant (formes et contenus) et à l'idéologie qui le sous-tendait (sujet/Sujet Absolu). Le discours scientifique exerçait un rôle critique et les diverses formes d'opposition qu'il rencontra l'attestent à suffisance.
Mais tout change à partir du moment où la connaissance des faits, au lieu de conduire à remettre en cause ce qui se dit et qu'on est porté (contraint) à croire, prétend se suffire à elle-même. Les faits pour les faits. L'objectivité pour l'objectivité. Il ne peut y avoir de critique que si les sciences acceptent de s'interroger sur ce qu'on range aujourd'hui dans les « opinions », ce qui suppose qu'elles acceptent d'entendre les questions qui se posent à l'opinion dans le langage de l'opinion. Au lieu de cela le cloisonnement est total entre les sciences et « le reste », et la vérité au lieu de résulter de la confrontation de ce qui se dit et de ce qui est, se confond avec les « faits » et s'enferme dans le champ clos du discours scientifique. D'un côté le savoir scientifique « objectif » des faits, de l'autre les opinions « subjectives » ou les jugements de valeur. La pensée est coupée en deux. Et ceci ne va de soi que parce qu'on réussit à faire croire que « la » science n'est composée que d'énoncés de faits obtenus par l'observation neutre, par un pur regard posé sur la Nature qui nous entoure ; et complémentairement parce qu'on fait accroire que les jugements de valeur ne sont que des options variant selon le sentiment ou l'intérêt de chacun. Bien sûr ces jugements peuvent n'être que cela ; et bien sûr qu'il existe des énoncés de faits. Mais affirmer que le soleil ne tournait pas autour de la terre ou que la lumière était une onde, pratiquer la dissection sur des corps humains et « voir » que les nerfs prenaient leur origine dans le cerveau et non dans le cœur, c'était aussi porter un jugement de valeur sur les idées en place, et plus encore sur l'ancienne manière d'établir des rapports avec la Nature (c'était refuser l'idéologie dominante d'alors, sujet/Sujet Absolu)."
Robert Franck, "Le savoir et les opinions", in L'idéologie de/dans la science, Seuil, 1977, p. 261-262.
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