"En tout cas, voici ce que je puis affirmer concernant tous ceux qui ont écrit ou écriront et se prétendent compétents sur ce qui fait l'objet de mes préoccupations, pour en avoir été instruits par moi ou par d'autres, ou pour l'avoir personnellement découvert : il est impossible, à mon avis, qu'ils aient compris quoi que ce soit en la matière. De moi, du moins, il n'existe et il n'y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets. Il n'y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais c'est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux que la vérité jaillit soudain dans l'âme, comme la lumière jaillit de l'étincelle, et ensuite croît d'elle-même. Sans doute, je sais bien que s'il fallait les exposer par écrit ou de vive voix, c'est moi qui le ferais le mieux ; mais je sais aussi que, si l'exposé était défectueux, j'en souffrirais plus que personne. Si j'avais cru qu'on pût les écrire et les exprimer pour le peuple d'une manière suffisante, qu'aurais-je pu accomplir de plus beau dans ma vie que de manifester une doctrine si salutaire aux hommes et de mettre en pleine lumière pour tous la vraie nature des choses ? Or, je ne pense pas que d'argumenter là-dessus, comme on dit, soit un bien pour les hommes, sauf pour une élite à qui il suffit de quelques indications pour découvrir par elle-même la vérité. Quant aux autres, on les remplirait ou bien d'un injuste mépris, ce qui est inconvenant, ou bien d'une vaine et sotte suffisance par la sublimité des enseignements reçus."
Platon, Lettre VII, 341c-342a.
"Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu'on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela il n'y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu'elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s'aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d'abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L'image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d'une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s'imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n'ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu'il s'étonne des figures acoustiques de Chladni[1] dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là‑dessus qu'il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est‑il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles‑mêmes quand nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l'X énigmatique de la chose en soi est prise une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n'est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l'intérieur duquel et avec lequel l'homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s'il ne provient pas de Coucou‑les‑nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l'essence des choses."
Nietzsche, Le livre du philosophe, III, p. 179, trad. A.K. Marietti, Aubier Flammarion, 1969, p. 179.
[1] Ernst F. F. Chladni, 1756-1824. Physicien allemand qui étudia les vibrations acoustiques au moyen de figures de sable.
"Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes."
Bergson, Le rire, 1900, PUF, p.117-118.
"Le mot « vrai », sous l'aspect linguistique, est un qualificatif. Ce qui nous invite à délimiter plus étroitement le domaine de ce dont on peut énoncer la vérité, et où d'une manière générale il peut être question de vérité. La vérité se dit de tableaux, de représentations, de propositions et de pensées. Il est remarquable que cette énumération réunisse des choses visibles et audibles et des choses qui ne sont pas perçues par les sens. C'est là l'indication d'un déplacement de sens. Et on le vérifie aisément. Un tableau, en tant qu'il est une chose perceptible par la vue ou le toucher, est-il vrai à proprement parler ? Et une pierre, une feuille, ne sont-elles pas vraies ? Il est évident qu'on n'appellerait pas un tableau vrai s'il n'y avait là une intention. Le tableau doit représenter quelque chose. La représentation n'est pas non plus dite vraie en elle-même, mais eu égard à une intention, à l'idée qu'elle doit s'accorder à quelque chose. On peut donc présumer que la vérité consiste en l'accord d'un tableau avec son objet. Un accord est un rapport. Mais l'emploi du mot « vrai » y contredit; ce n'est pas un terme relatif, et il ne donne aucune indication sur quelque autre chose avec laquelle un objet donné devrait s'accorder. Si je ne sais pas qu'un tableau donné est censé représenter la cathédrale de Cologne, je ne sais pas à quoi je dois le comparer pour décider de sa vérité. Un accord ne peut être total que si les choses en accord coïncident, donc ne sont pas de nature différente. On doit pouvoir prouver l'authenticité d'un billet de banque en l'appliquant par recouvrement sur un billet authentique. Mais tenter d'obtenir le recouvrement d'une pièce d'or par un billet de vingt marks serait ridicule. Le recouvrement d'une chose par une représentation ne serait possible que si la chose était, elle aussi, une représentation. Et si la première s'accorde parfaitement à la seconde, elles coïncident. Or, c'est précisément ce que l'on ne veut pas quand on définit la vérité comme l'accord d'une représentation avec quelque chose de réel. Il est essentiel que l'objet et la représentation soient différents. A ce compte, il n'y a pas d'accord parfait, pas de vérité parfaite. Il n'y aurait donc absolument rien de vrai, car ce qui est à moitié vrai n'est pas vrai. La vérité ne supporte pas le plus ou le moins. Pourtant, ne pourrait-on pas poser qu'il y a vérité quand l'accord a lieu sous un certain point de vue ? Mais lequel ? Que faudrait-il pour décider si quelque chose est vrai ? Il faudrait chercher s'il est vrai que, par exemple, une représentation et un objet réel s'accordent sous le point de vue en question. On serait confronté de nouveau à une question du même genre que la précédente, et le jeu pourrait recommencer. Ainsi échoue-t-on à tenter d'expliquer la vérité comme un accord. Mais toute autre tentative pour définir l'être vrai échoue également. Une définition proposerait certains traits caractéristiques du vrai, et dans une application particulière il s'agirait toujours de savoir s'il est vrai que les traits caractéristiques sont constatés. On tourne en cercle. Il est donc vraisemblable que le contenu du mot « vrai » est unique en son genre et indéfinissable.
Quand on dit qu'un tableau est vrai, on n'énonce pas à proprement parler une propriété qui conviendrait à ce tableau, pris séparément du reste des choses. Bien au contraire, on a toujours une autre chose en vue, et on veut dire que ce tableau s'accorde en quelque manière avec cette chose. « Ma représentation est en accord avec la cathédrale de Cologne » est une proposition et il s'agit de la vérité de cette proposition. Ce que l'on appelle improprement vérité des tableaux et des représentations est ainsi ramené à la vérité des propositions. Mais qu'appelle-t-on proposition ? Une suite de sons, sous réserve que cette suite ait un sens, et sans affirmer pour autant que toute suite de sons sensée soit une proposition. Quand on qualifie une proposition de vraie, on pense proprement à son sens. Il apparaît que ce dont on demande s'il est vrai ou faux, est le sens d'une proposition. Le sens d'une proposition est-il une représentation ? En tout cas, la propriété de vérité ne gît pas dans l'accord du sens avec quelque chose d'autre, sinon la question du caractère distinctif de l'être vrai se répéterait à l'infini."
Gottlob Frege, "La pensée", 1918-1919, in Écrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 171-173.
"Exemples :
(E. a) « Oui [je le veux] (c'est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime » – ce « oui » étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage.
(E. b) « Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth » – comme on dit lorsque l'on brise une bouteille contre la coque.
(E. c) « Je donne et lègue ma montre à mon frère » – comme on peut lire dans un testament.
(E. d) « Je vous parie six pence qu'il pleuvra demain. »
Pour ces exemple, il semble clair qu'énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n'est ni décrire ce qu'il faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c'est le faire. Aucune des énonciations citées n'est vraie ou fausse : j'affirme la chose comme allant de soi et on ne la discute pas. On n'a pas plus besoin de démontrer cette assertion qu'il n'y a à prouver que « Damnation ! » n'est ni vrai ni faux : il se peut que l'énonciation « serve à mettre au courant » – mais c'est là tout autre chose. Baptiser un bateau, c'est dire (dans les circonstances appropriées) les mots « Je baptise… » etc. Quand je dis, à la mairie ou à l'autel, etc. « Oui, [je le veux] », je ne fais pas le reportage d'un mariage : je me marie.
Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type ? Je propose de l'appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou – par souci de brièveté – un « performatif »."
J. L. Austin, Quand dire c'est faire, 1962, 1ère conférence, tr. fr. Gilles Lane, Éditions du Seuil, p. 41.
"Nous devions, souvenez-vous, considérer quelques cas (et seulement quelques-uns, Dieu merci !) où dire une chose, c'est la faire, et noter quel sens cela pourrait avoir. Ou encore, des cas où par le fait de dire, ou en disant quelque chose, nous faisons quelque chose. Ce thème appartient, parmi beaucoup d'autres, au récent mouvement de remise en question d'une présupposition séculaire : que dire quelque chose (du moins dans tous les cas dignes de considération – i. e. dans tous les cas considérés), c'est toujours et tout simplement affirmer quelque chose. Présupposition sans nul doute inconsciente, sans nul doute erronée, mais à ce qu'il semble, tout à fait naturelle en philosophie. Nous devons apprendre à courir avant de pouvoir marcher. Si nous ne faisions jamais d'erreurs, comment pourrions-nous les corriger ?
J'ai commencé par attirer votre attention, au moyen d'exemples, sur quelques énonciations bien simples, de l'espèce connue sous le nom de performatoires ou performatifs. Ces énonciations ont l'air, à première vue, d' « affirmations » – ou du moins en portent-elles le maquillage grammatical. On remarque toutefois, lorsqu'on les examine de plus près, qu'elles ne sont manifestement pas des énonciations susceptibles d'être « vraies » ou « fausses ». Être « vraie » ou « fausse », c'est pourtant bien la caractéristique traditionnelle d'une affirmation. L'un de nos exemples était, on s'en souvient, l'énonciation « Oui [je prends cette femme comme légitime épouse] », telle qu'elle est formulée au cours d'une cérémonie de mariage. Ici nous dirions qu'en prononçant ces paroles, nous faisons une chose (nous nous marions), plutôt que nous ne rendons compte d'une chose (que nous nous marions). Et l'acte de ce se marier, comme celui de parier, par exemple, serait décrit mieux (sinon encore avec précision) comme l'acte de prononcer certains mots, plutôt que comme l'exécution d'une action différente, intérieure et spirituelle, dont les mots en question ne seraient que le signe extérieur et audible. Il est peut-être difficile de prouver qu'il en est ainsi ; mais c'est – je voudrais l'affirmer – un fait."
J. L. Austin, Quand dire c'est faire, 1962, 2e conférence, tr. fr. Gilles Lane, Éditions du Seuil, Points essais, 2002, p. 47-48.
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Date de création : 30/06/2014 @ 14:43
Dernière modification : 05/12/2016 @ 17:30
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