"Dans un monde où les rapports sociaux sont dominés par la parole, le sophiste et le rhéteur sont tous deux des techniciens du logos. Tous deux contribuent à élaborer une réflexion sur le logos en tant qu'instrument, en tant que moyen d'agir sur les hommes. Pour le sophiste, le champ de la parole est délimité par la tension des deux discours sur chaque chose, par la contradiction des deux thèses sur chaque question. Sur ce plan de pensée, régi par le « principe de contradiction », le sophiste apparaît comme le théoricien qui logifie l'ambigu et qui fait de cette logique l'instrument propre à fasciner l'adversaire, capable de faire triompher le plus petit sur le plus grand. La fin de la sophistique comme celle de la rhétorique est la persuasion (peithô), la tromperie (apatè). Au cœur d'un monde fondamentalement ambigu, ce sont des techniques mentales qui permettent de maîtriser les hommes par la puissance même de l'ambigu. Sophistes et rhéteurs sont donc pleinement des hommes de la doxa. Platon a parfaitement raison de les tenir pour des maîtres d'illusion qui présentent aux hommes à la place du vrai des fictions, des simulacres et des « idoles » qu'ils leur font prendre pour la réalité. Pour eux, en effet, l'art suprême est de dire des « pseudea […] etumoisin homoia »[1]. Sur ce plan de pensée, il n'y a donc, à aucun moment, place pour l'Alètheia. Qu'est-ce, en effet, que la parole pour le sophiste ? Pour lui, le discours est un instrument, certes, mais nullement un instrument de connaissance du réel. Le logos est une réalité en soi, mais il n'est jamais un signifiant qui tend vers un signifié. Dans ce type de pensée, il n'y a entre les mots et les choses nulle distance. Pour Gorgias, qui tire les conséquences ultimes de cette conception, non seulement le discours ne révèle pas les choses sur lesquelles il porte, mais le discours n'a rien à communiquer ; bien plus, il ne peut être communication avec autrui. C'est un « grand seigneur, au corps minuscule et invisible », qui offre une curieuse ressemblance avec l'Hermès enfant de l'Hymne homérique, armé d'une baguette magique, celle-là même qu'Apollon lui a donnée pour mener les troupeaux par la violence, mais qui devient ici l'instrument de la persuasion, de la « psychagogie ». La puissance du logos est immense : il amène le plaisir, il emmène les soucis, il fascine, persuade, transforme par enchantement. Le logos ne vise donc jamais sur ce plan à dire l'Alètheia. Au terme d'un exposé des buts de la sophistique, de la rhétorique et de l'éristique[2], après avoir constaté que la première est une puissance agissant sur l'imagination par le jeu des paroles, que la deuxième se déploie sur le terrain du spécieux et vise à persuader, que la troisième trouve son point de départ dans l'agôn et son point d'arrivée dans la victoire, Clément d'Alexandrie pouvait écrire : « L'Alètheia n'est rien dans tout cela. » Il ne faisait ainsi que reprendre une idée plusieurs fois exprimée par Platon à propos de la rhétorique : « On ne s'y soucie pas le moins du monde de l'Alètheia, mais de la persuasion. »[3] Sophistique et rhétorique délimitent donc un plan de pensée qui est en dehors de l'Alètheia."
Marcel Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, 1967, Le Livre de Poche, 2006, p. 206-208.
[1] Des mensonges à l'aspect de vérités (Odyssée, XIX, 203).
[2] L'éristique (du grec eris, dispute, querelle, voir aussi la déesse grecque Eris et tèchnè, "art", "procédé") est l'art de la dispute et du débat.
[3] Phèdre, 272 d-e.
"La conception rhétorique du langage met l'accent sur le rôle du contexte et, en laissant la place à un interlocuteur effectif, elle est théorie du dialogue. Face à cela, on a vu se développer depuis Platon une vue de l'activité linguistique centrée sur le discours écrit et l'affirmation, qui ont ceci de commun qu'ils sont intelligibles par eux-mêmes. L'assertion se situe, certes, dans un contexte d'énonciation, mais l'interlocuteur de celui qui asserte est le réceptacle passif de la pensée d'autrui. À la limite, il peut être fictif. Il y a une dimension totalitaire dans le discours déclaratif que l'on retrouve déjà dans le rôle de faire-valoir des interlocuteurs de Socrate, dans les dialogues platoniciens de la maturité.
[...] Pour Platon, on le sait, le rhéteur est un maître payé pour apprendre à convaincre les auditeurs dans une réunion publique. Le sophiste se met au service de n'importe quelle cause moyennant finance et se charge d'apprendre les techniques de persuasion aux gens bien nés de la démocratie athénienne. Le rhéteur se fait ainsi l'avocat de toutes les opinions au nom de leur relativité.
À la rhétorique, Platon oppose le discours-preuve et qui est le seul vrai langage. Le discours vrai est celui de l'épistémé[1].C'est en ce sens que l'on peut dire que la philosophie occidentale est, depuis Platon, épistémologie, ou Wissenschafslehre, et qu'elle s'occupe avant tout de l'univocité[2] du discours dont le paradigme[3] est la science.
La rhétorique est le champ du probable et de l'opinion : elle est le lieu de l'équivocité, donc de la tromperie [...].
Le langage en tant que tel est univoque puisqu'il doit faire comprendre et non engendrer des effets persuasifs divers selon les circonstances. À ce titre la norme du logos est la logique, c'est-à-dire l'argumentation présentant une évidence indéniable [...].
Mais l'évidence fondatrice d'un logos devenu logique ne repose en définitive que sur l'idée d'une transcendance, d'un pouvoir susceptible d'assurer au langage une intelligibilité par soi, indépendante des normes et des situations. Le langage, vidé de sa substance rhétorique, ne peut puiser qu'en Dieu sa capacité d'être compris par les subjectivités humaines.
Avec la mort de Dieu renaît la rhétorique. Privées de leur support divin, les évidences linguistiques s'effondrent. La signification du discours redevient située dans le contexte d'énonciation."
Michel Meyer, La nouvelle rhétorique, "Le Monde", 14 juin 1978.
[1] La science.
[2] La propriété de n'avoir qu'un seul sens.
[3] Modèle exemplaire.